Ptiluc et ses motos. © Rosanne Mathot

Ptiluc : « la moto-plaisir, c’est fini »

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Il fait de la moto, parce que le vélo a failli le tuer. Motard depuis 42 ans, le célèbre dessinateur « Ptiluc », est un Belge tout-terrain, aussi à l’aise au guidon de sa BMW R100GS 1992, quand il s’enfile 150 000 km de pistes africaines ou vise le détroit de Béring, que sur sa table de dessin, où il a accouché d’une cinquantaine d’albums de BD. Ce rider atypique et un brin mythique prophétise la fin de la « moto-plaisir ». Tout devient trop compliqué : les permis, les assurances, les contraintes sécuritaires, écologiques, la liberté, même.

Il hisse une tête distraite et chenue haut au-dessus d’un corps de compas. Pas loin du mètre 80. Pas spécialement petit, le « Ptitluc », malgré ce surnom de maigrichon qu’il se coltine depuis la fac de Louvain et qui est devenu son nom d’artiste. Boots de biker, dans sa cuisine. Jean noir, devant la cuisinière. Sweat sombre à capuche, sous la hotte. Cheveux courts, barbe de trois jours. Pas crado pour deux sous. Ptiluc est un loubard de salon. Bien élevé. Pas bagarreur, sauf contre les broussailles (il est en pleine période d’élagage).

On voit bien que ce gars-là, visage en papier kraft et sourire doux, il s’est fait décaper la face par le vent africain, par le blizzard sibérien et même par la drache belge, c’est obligé. Mais pas seulement. Si on y regarde de plus près, si on lui frotte les traits avec les cils, on remarque une cicatrice qui zigzague du sourcil au menton, en passant par le pif : un chemin sinueux et compliqué, comme une route de montagne qui voudrait ne jamais s’arrêter. Relooking absolu, en 1994. Nouveau visage. Le long nez élégant a fait place à une sympathique « patate ». Accident terrible oblige.

Ptiluc :
© Rosanne Mathot

Vie de Bohème en Béhème

Après une chute à moto, il y a ceux qui stoppent net et ceux qui continuent. Ce gars-là, impossible qu’il s’arrête. Il a envie de rouler, comme on a soif. Pour l’apéro, il sert du vin moelleux dans deux jolis verres à pied. Il tranche du foie gras, fait griller les toasts. « Tu veux savoir ce que c’est un motard ? » qu’il dit. « C’est quelqu’un qui roule à moto. Point barre. Les bikers, oui, ce sont des motards, mais ce qu’ils aiment, eux, c’est l’esthétique, la mythologie. Ils ont ce côté culture pseudo-rebelle. Moi, je n’ai même pas de tatouage et je n’aime pas la vitesse ! Les voyageurs, c’est encore autre chose. Les sportifs aussi. Mais tous ces mondes complètement différents, ils ont quand même l’impression de faire partie d’une même famille « .

Dans sa maison sous les pins, toute la kyrielle des attributs symboliques du motard fait défaut. Ni kicker, ni flipper, ni casque-trophée. Rien enfin, qui puisse rappeler qu’on est là tout de même devant une petite légende vivante de la moto. Une petite légende qui aurait bien pu y rester, en octobre dernier, tout au nord du monde, près de Yakutsk, en Fédération de Russie, où il se trimbalait tout seul. « Je n’avais pas prévu de patins. Je suis tombé. Sur ma BM, tout était cassé : la transmission, la boîte, le moteur. Je pensais que c’était la fin « . Pris en charge par des motards russes, il repart en France, avec la cheville en charpie. Il laisse sa « Béhème » en Russie. Il la reprendra en octobre prochain, objectif : « Aller le plus loin possible. Tout en haut, jusqu’au détroit de Béring, jusqu’en Alaska. Il y a beaucoup de gens qui l’ont tenté. Personne n’y est encore arrivé. (…) Il y en a que ça épate. D’autres qui trouvent que je suis un psychopathe ».

Ptiluc :
© Ptiluc

L’amour sous le figuier

Ptiluc, alias Luc Lefèvbre, né à Mons, en 1956, est un « motard-routard-artiste ». Une espèce rare. Tendance poète-campagnard, amour sous le figuier, crayon à la main, pour croquer le quotidien, narine au vent pour faire la nique au système : «  Quand j’avais 15 ans, la moto, c’était la liberté. En Belgique, dès que tu avais le permis auto, tu avais aussi le permis moto. C’était fastoche. Aujourd’hui, c’est l’inverse : la moto, c’est devenu cher et compliqué, hyper contraignant. C’est aussi le moyen de locomotion qui a fait le moins de progrès, au niveau écologique. (…) La mécanique, comme je l’ai connue, je pense que c’est fini. C’est une autre époque. Bientôt, il y aura des motos solaires. Ou des motos qui tiennent debout toutes seules. Faudra faire avec, ou rester au lit… Aujourd’hui, les pouvoirs publics, tu les fais chier, avec ta moto. ça les énerve que tu sois plus libre que les autos : la moitié des radars ne fonctionne pas, avec les motos. Ça les rend fous ! « .

C’est en 1978 que Ptiluc démarre la moto. Et la BD. En même temps. A l’époque, il vit en Belgique, près de la frontière française. Il aurait du devenir cycliste universitaire. Il deviendra motard artiste. Parce que « l’inspiration a plus besoin du vent que de la chaleur feutrée d’une alcôve hors du monde « . Mais aussi, surtout, parce qu’il a failli mourir, à vélo, après avoir été percuté par un camion rouge. « Ma mère ne voulait pas que j’aie de moto. J’ai donc eu un vélo. J’avais 16 ans, quand j’ai eu l’accident avec ce camion. J’ai passé mes examens avec le tronc plâtré du cou jusqu’à la taille. Les profs me regardaient avec la larme à l’oeil. Avec les sous de l’accident de vélo, je me suis acheté ma première moto, une Honda 500 de 1971″.

Epilepsie, motos et études de vétérinaire

Dans la foulée, accablé d’épilepsie, un bras paralysé, à 17 ans, avec un an d’avance, plus baba cool que punk, Ptiluc s’inscrit à la Fac de Louvain pour y devenir vétérinaire. Comme le souhaite son milieu, « la petite bourgeoisie catho rurale », mais surtout, ses parents (Luc ne passe-t-il pas son temps à dessiner des animaux (des rats) dans ses carnets ?). Il y passera une seule année. Qu’il loupera à la faveur de la naissance de sa fameuse série de BD des « Rat’s ». « Dans les années 1960, les bols d’air des petits Belges, c’était la BD, c’était Spirou, ça m’avait marqué « , sourit Ptiluck en tenant à deux mains un poêlon dans lequel il prépare des oeufs brouillés. «  Mais pas question de dessiner des rats qui font de la moto. Ah, ça, non ! Les rats vivent dans nos poubelles, c’est tout l’inverse de la liberté. C’est une caricature des humains. (…) Au fait, tu prendras combien d’oeufs ? Quatre, non ? T’es pas un avorton, toi « . Le rapport à la taille, au corps, semble sans arrêt le préoccuper, ce « Ptiluc », qui n’est pourtant pas si petit.

Ovidie, le substitut phallique et l’amour

Le corps, c’est, bien sûr, aussi la sensualité. Pour Ptiluc, la moto, c’est donc surtout une étonnante leçon érotique, une leçon de maîtrise sexuelle. Rien à voir avec un minable substitut phallique, la moto. « Ceux qui croient ça, ou ceux qui donnent un nom de fille à leur bécane, ils devraient se faire soigner « . A priori, l’amour à moto, ça peut paraître insensé. C’est pourtant là que tous les sens sont en éveil. Sur une bécane, tout est question d’équilibre. La moindre chute peut faire très mal. Et, en amour, c’est pareil. « Quand tu prends un fille, avec toi, sur ta moto, c’est la fusion des extrêmes, pour atteindre l’équilibre parfait. On frise la quintessence. Dans ton cou, tu peux sentir la tiédeur de son souffle « .

Ptiluc :
© Ptiluc

Preuve que l’amour lui tient à coeur, l’année dernière, Ptiluc a signé un livre décalé, au vu de sa trajectoire : des « Considérations sur l’amour moderne », un flop éditorial, fort apprécié toutefois de son amie Ovidie, l’ex actrice porno, désormais réalisatrice. « Dans une de mes BD, il y a une rate, Ovidie, qui se rend compte de la terrible condition des femmes et qui se met à tuer ses petits. Cette rate, c’est une caricature. Ovidie, ça lui a parlé. Quand elle était ado, elle a lu cet album et elle a choisi son pseudo, comme ça« . Quand on revient sur le sien, de pseudo, oui, il l’admet : «  mon éditeur avait dit que je regretterais un alias aussi crétin ».

« Pour faire comprendre que t’as la gerbe, tu dessines ! »

Après avoir servi un café turc qui ferait exploser un cimetière entier en rave-party, Luc feuillette ses carnets de voyage, de ses doigts épais comme des cuirassés, écorchés par une vie d’aventures. Il en a des piles entières. Avec des textes partout, des ratures, des dessins, des merveilles, des estafilades, des tiquetures, bref, avec là-dedans tout ce que la bourlingue peut t’amener à devoir, pour X raisons, à mettre noir sur blanc. « Je parle à peine l’anglais. Quand t’es malade et que t’as la gerbe, ou que tu veux une omelette et que t’es au bout du monde, tu dessines une poule, un oeuf et une poêle. Les gens rigolent. Ils comprennent tout de suite. Le dessin, c’est le langage universel « . Amateur d’oeufs et modèle poids plume, le Ptiluc. Un gars tendu, avec, sous la peau, juste le muscle raide et sec. N’allez pas lui dire qu’il a « fait » l’Afrique, malgré les 150 000 bornes qu’il y a ridées. Il vous répondrait qu’ « on ne « fait » pas un pays. Tout au plus on l’effleure. Les pays n’ont pas besoin des motards pour se faire ».

Ptiluc :
© Ptiluc

« En Afrique, tu sens que tu bascules »

Depuis qu’il a commencé à sillonner le monde à moto (d’abord la Belgique, la France, le Maghreb et puis, dès 1995, l’Inde, puis l’Afrique et la Russie), il en a vu des trucs. Des filles, dans un village d’Afrique, talons aiguilles et fesses haut perchées sur des sportives, capables de te refiler la chaude-pisse rien qu’en te faisant « salut » de la main. Des miliciens, dans le « Pool », une région près de Brazzaville « ou ça se bat sans arrêt », des types un peu cinglés, armés jusqu’aux dents, et peut-être même bien au-delà, qui se mettent la tête en vrac avec des joints roulés dans du papier journal, en serrant leur Kalachnikov. Ptiluc a aussi passé plusieurs jours dans le fameux (et unique) sanctuaire de Bonobos du monde, près de Kinshasa et il signale, au passage : « ils te mordent très fort et ne sentent vraiment pas bon, mais ils sont super sympas. (…) Sérieusement, pour un Belge, aller en Afrique, c’est quelque chose. Vraiment, tu sens que tu bascules ».

Ptiluc :
© DR

Collectionneur de voyages

Naturalisé français depuis 2001, Ptiluc possède aujourd’hui huit motos, qu’il garde, pour la plupart, dans son garage, près de Montpellier. Mais celle avec laquelle il parcourt le monde, c’est sa « Béhème » de 92, qu’il connaît par coeur et qui est « aussi simple qu’une mobylette ». Aujourd’hui immatriculée en Russie, requinquée, elle l’attend, là-bas. Reste qu’on est très loin de la moto de ses rêves : « Quand j’avais quinze ans, la moto qui me faisait planer, c’était la kawa 900 et la Norton commando. C’étaient des machines mythiques » Et le jeune Ptiluc d’engranger les motos. De devenir collectionneur. Coup sur coup, il acquiert une Honda 500 four 1971, une Kawasaki 900Z 1973, une Norton 850 commando 1978, une Honda 125 XL 1978, une Honda 500 XL 1980, une BMW R100S 1980, un autre BMW R100GS 1992, et enfin, sa Triumph 900 Thunderbird de 1998. « J’achetais et j’achetais encore des motos. Et puis, je me suis dit que c’étaient des caprices. Que je dépensais mes sous en bêtises ».

Depuis, ses investissements, ce sont les voyages. De fait, ce n’est pas derrière un paravent qu’il (se) change, c’est sur les routes qui n’en finissent pas. « J’ai grandi à 8 km de la frontière française. Quand j’étais petit, on n’allait jamais en vacances. Aller en France, c’était déjà l’étranger. Je me suis mis à sillonner ce pays, pour montrer que j’existais. Des fois, je me disais que j’étais le seul à le savoir« . Aujourd’hui, la moto de ses rêves ? Ce serait un trail, avec l’esthétique d’une néo-rétro. Parce que c’est polyvalent et que ça passe partout. Le hic ? « C’est moche. Comme les chaussures de ski avec des couleurs infectes ». Quant au néo-rétro, « c’est classe, mais tape-cul ». Bref, la machine qui lui plaît, aujourd’hui, c’est une Triumph 800 Tiger, ou la Guzzi 1200 Stelvio, parce que c’est un des derniers gros bicylindres refroidi par air et que sa mauvaise réputation la lui rend sympathique. « En fait, il faudrait prendre la BMW NINE T Scrambler et changer les suspensions et peut-être aussi la couleur « Paris-Dakar » terriblement ringarde. Là, se serait le bonheur ».

Ptiluc :
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