Après la répression physique lors des manifestations contre les mégabassines de Sainte-Soline, les militants ont été taxés d’écoterrorisme; la bataille est devenue morale. © GETTY IMAGES

«Militer est dangereux mais ne pas militer l’est peut-être davantage»

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Au fil du temps, le militantisme s’est vu dévalorisé, au profit de l’engagement. Le divorce sémantique entre ces termes jadis équivalents n’est pas sans risque pour la démocratie, avance Johan Faerber, auteur de Militer: verbe sale de l’époque.

Militer, un verbe sale? Le titre du dernier ouvrage de Johan Faerber le donne à penser. C’est un constat, mais cet éditeur-essayiste, également spécialiste du Nouveau roman, le déplore. Car historiquement, le terme militer avait une tout autre couleur et, à ses yeux, bien des vertus: agitateurs de pensées, les militants étaient là pour réveiller les pouvoirs en place, les maintenir en alerte face aux enjeux collectifs les plus cruciaux. Désormais, l’engagement, mis à toutes les sauces (humanitaire, écologique et sociale), a poussé les militants dans les coulisses de la scène politique et médiatique. Puisque tous peuvent s’engager, pourquoi militer encore, à moins d’être des radicaux dont il y a lieu de se méfier? Au contraire, tranche Johan Faerber: des militants, nos démocraties en ont plus que jamais besoin.

La répression des protestations autour des mégabassines de Sainte-Soline (1), en mars 2023, a fait une quarantaine de blessés graves parmi les manifestants. En quoi cette réaction policière est-elle représentative de la position du pouvoir politique face au militantisme?

Lors de cette manifestation, c’est en effet un déluge de feu qui s’est abattu sur les manifestants et on a vu très vite une double bataille s’engager. D’abord physique, puisque les forces de l’ordre avaient pour ordre de mettre hors d’état de nuire, physiquement, des manifestants qui n’étaient pourtant pas agressifs. Ensuite, on a assisté à une bataille morale. Lorsque ceux qui n’étaient pas blessés ont commencé à raconter comment les choses s’étaient passées, le ministre français de l’Intérieur d’alors, Gérald Darmanin, les a taxés d’écoterroristes. Ce faisant, son but était d’ostraciser les militants, mais aussi de les faire choir de leur citoyenneté. Comme s’ils n’avaient pas le droit à la parole et devaient être considérés comme des terroristes, un groupement armé qui pouvait attaquer à n’importe quel moment. Bref, il dessinait la menace d’un ennemi intérieur qu’il fallait combattre. Cet ennemi, c’est le militant, celui qui agit pour faire en sorte que l’accès à l’eau, par exemple dans le cas des mégabassines de Sainte-Soline, soit démocratique.

Depuis quelques années, être militant, à vous lire, s’assimile à une insulte, «un puissant repoussoir qui ne renvoie à rien d’autre qu’à un marqueur de dégradation sociale et intellectuelle». Cette assimilation à l’insulte vise-t-elle à décrédibiliser les mouvements militants?

Oui. Cette dévalorisation s’est progressivement installée tout au long du XXe siècle, en France en tout cas, avec une accélération assez puissante autour des années 1980 et l’accession au pouvoir du socialiste François Mitterrand. Le tournant néolibéral et rigoriste qu’a pris ce dernier en 1983 a mis fin aux illusions des militants qui avaient pourtant agi pour le porter au pouvoir. A partir de là, alors que s’engager et militer étaient deux termes tout à fait équivalents, une sorte de caution morale a commencé à entourer le terme d’engagement, valorisé politiquement et médiatiquement comme une sorte de version positive de la manière de défendre ses idées. Cela s’est concrétisé, dans les années 1990, autour de la promotion de l’humanitaire, de l’associatif, du bénévolat. Et petit à petit, le militantisme a été mis à l’index au sens fort du terme et progressivement dévalorisé.

Vivons-nous tous, désormais, dans «une société des engagés»?

Oui. On assiste à une culture de l’engagement au quotidien qui fait qu’être engagé n’a absolument rien d’exceptionnel. C’est même plutôt monnaie courante. Tout le monde, notamment par les petits gestes écologiques du quotidien, est engagé. Ça pose donc une question fondamentale, totalement disjonctive, à n’importe quel militant: pourquoi militez-vous alors qu’on peut tous s’engager? Ainsi, l’action de militer est-elle dévalorisée.

«Au lieu de voir que les militants cherchent à construire une société autre, on les présente comme ceux qui la détruisent», regrette Johan Faerber. © Franck Ferville Flammarion

Longtemps, militer a au contraire été valorisé, notamment au XXe siècle, à travers les figures du prêtre ouvrier ou du militant communiste… Que s’est-il passé depuis lors?

Une déprofessionnalisation des militants. Les deux figures de militants très importantes que vous évoquez sont professionnelles. C’est tout d’abord le prêtre ouvrier. Après 1945, il a défendu des valeurs comme le partage, la fraternité et aussi la salissure, puisqu’il fallait se retrousser les manches pour aller travailler à l’usine. Cela lui a conféré une sorte de valorisation presque héroïque. Idem pour le militant communiste, beaucoup plus connu que le prêtre ouvrier, pour lequel l’engagement va jusqu’au sacrifice et qui est dans l’idéalisation du désintéressement total. Progressivement, ces deux figures se sont éteintes parce que les deux paradigmes sur lesquels elles reposaient, à savoir le communisme et le catholicisme, ont reflué dans le monde, battus en brèche par ce qu’on peut appeler le néolibéralisme. A partir de là, le militantisme qui était autrefois noble occupe une portion de plus en plus réduite dans la vie culturelle, médiatique et politique française.

Pourquoi, d’après vous, la droite et l’extrême droite ne comptent-elles aucun militant dans leurs rangs?

Le mot «militer», qui apparaît à la Renaissance, est lié au vocabulaire militaire. Militer, c’est faire partie des rangs d’une armée, au sens propre du terme. Mais militer au sens figuré, c’est-à-dire défendre ses idées et faire tout intellectuellement pour qu’elles triomphent, n’apparaît que très tardivement, en 1794, pendant la Révolution française. Il est alors lié tout de suite à un idéal de justice sociale et de démocratie. Dès lors, militer n’a un sens que progressiste et s’oppose à la stratocratie, c’est-à-dire un gouvernement avec des moyens militaires, mais sans les militaires, dont la vision s’articule sur deux points: le remplacement de la lutte des classes par la guerre civile et une démophobie, une haine du peuple. A partir de là, parler de militants d’extrême droite revient à commettre un contresens. Parce qu’ils ne défendent pas les idéaux liés à l’étymologie du terme et s’organisent militairement en milices, comme ces groupuscules d’extrême droite qui viennent tout casser dans des bars ou dans des librairies de gauche.

Quelle est alors la position de la gauche face aux militants? Opération de récupération ou au contraire prise de distance?

La formule de la prise de distance est absolument exacte. On en revient au problème de la délégation politique. Les militants qui ont œuvré dans les années 1970 pour que la gauche arrive au pouvoir se sont retrouvés un petit peu dépossédés de leurs attributs lorsque François Mitterrand a pris son virage rigoriste en 1993. A cette époque, les militants deviennent la mauvaise conscience de la gauche et la puissance critique et perturbatrice du gouvernement d’alors. Raison pour laquelle ils sont ostracisés à l’intérieur même des structures de parti dans lesquelles, pourtant, ils trouvaient à se développer sans problème auparavant. Ils se trouvent placés dans une sorte de déchéance politique. Voilà ce qui explique l’effondrement de la sociabilité militante: ils ne servaient plus qu’à être critiqués et malmenés, dans tous les sens.

«Les petits gestes écologiques du quotidien, c’est une machine terrible.»

Quel rôle ont joué des écrivains militants comme André Malraux ou Jean-Paul Sartre dans l’évolution du militantisme?

Ils ont eux aussi déprofessionnalisé le militantisme: ils ont usé de leur magistère de littérature pour asseoir une sorte de publicisation et de responsabilité de la société civile face aux luttes qu’il fallait engager. Cette déprofessionnalisation passe par une adjectivation: on devient un écrivain engagé, un ouvrier engagé, un professeur engagé. Ensuite va naître progressivement un militantisme quotidien pour ceux qui, sans faire profession de militant et sans aucune rétribution, vont prendre un combat à bras le corps.

Comment l’engagement, aujourd’hui mis à toutes les sauces, est-il devenu l’opposé du militantisme? A priori, les deux termes pourraient passer pour des synonymes.

Jusqu’à une période récente, s’engager était le synonyme de militer. Mais un divorce sémantique s’est opéré, au détour des années 1980. La question de l’engagement –en fait sa version morale et civique citoyenne contre la dévalorisation prononcée, active et méthodique du militantisme– s’est cristallisée dans une culture de l’engagement. La condition de l’homme moderne, c’est d’être engagé. Plus personne n’est neutre, mais paradoxalement, l’engagement qui est proposé est un engagement neutralisé. Qui, par exemple, aurait envie de ne pas participer au bien-être de la planète? Qui ne va pas couper l’eau ou éteindre la lumière dans une pièce en sortant? Les petits gestes écologiques du quotidien, c’est une machine terrible. Parce que si, pour certains, elle peut être le début d’une prise de conscience, pour tout le monde, elle peut affirmer une bonne conscience qui s’autosuffit. La version morale de l’engagement, que j’appelle l’engagisme, se caractérise par deux choses. La première est une forme d’apolitisme. Si militer souligne une sorte d’enrôlement politique, s’engager serait une version neutre. La deuxième caractéristique de l’engagisme est la fabrication d’une insensibilité de masse. Les gens ne se révoltent pas face à des situations avec lesquelles, pourtant, ils ne sont pas d’accord. En ce sens, l’engagement produit une absence d’action. A ce titre, il faut vraiment le distinguer du militantisme.

En Belgique francophone, un parti porte le nom de Les Engagé.e.s. Qu’est-ce que cela vous inspire?

Cela prouve que l’engagement devient la version morale, citoyenne, civique d’un militantisme frappé du sceau de l’infamie et de l’immoralisme. C’est une vision assez binaire du monde qui se développe ainsi, en récupérant notamment une série de valeurs héritées du christianisme. Le militantisme, lui, est littéralement diabolisé et frappé de l’impossibilité d’être honnête: c’est comme si les militants poursuivaient un dessein caché, visant à manipuler des masses sous couvert de faire avancer des idéaux. Pour en revenir à ce parti politique dont vous parlez, le choix de son nom est très curieux, il est de l’ordre du pléonasme politique. Car qui n’est pas engagé, en politique? On peut sérieusement se poser la question de l’instrumentalisation même du mot «engagement» dans le champ politique à des fins d’ostracisation du militantisme.

Les gilets jaunes sont donc, selon votre définition, des militants et non des citoyens engagés?

En effet. Ils incarnent un sursaut insurrectionnel révolutionnaire qui contredit la figure de l’électeur. D’un côté, l’insurgé manifeste dans la rue et crie sa révolte. De l’autre, l’électeur, un être de raison, se sert de son bulletin de vote pour contenir, voire contrecarrer l’insurgé. Les gilets jaunes incarnent une démocratie directe, spontanée, qui cherche à être vivifiante. Parce que, même si on l’a oublié, ils constituaient un foyer actif d’idées et ont proposé, après réflexion en assemblées, une série de textes et de mesures à prendre.

«Le militantisme, c’est un travail patient qui connaît beaucoup d’échecs. C’est très désespérant d’être militant!»

A vous suivre, les militants seraient donc pris pour des agitateurs, parfois un peu dangereux, qui contestent la société alors que les engagés seraient des pacificateurs sociaux qui la réparent?

Oui, je pense qu’il y a d’un côté, les engagés, et de l’autre, les enragés. C’est vraiment une manière de les poser en antithèse, comme si les engagés étaient la solution des militants. Au lieu de voir que les militants cherchent à construire une société autre, on les présente comme ceux qui la détruisent. On considère les engagés non seulement comme ceux qui réparent mais aussi qui protègent un bien commun, alors qu’il s’agit plutôt d’une confiscation par la stratocratie.

Le militantisme se caractérise-t-il aussi par une approche collective alors que l’engagement relèverait davantage de l’individu? En matière de petits gestes pour la planète, vous évoquez un micromanagement de l’engagement qui détricote le pacte social…

Oui, je crois que le militantisme agit contre l’impuissance contrerévolutionnaire qui ébranle toutes les sociétés occidentales, c’est-à-dire le management. Il repose sur un point dont on ne parle pas assez et qui est pourtant caractéristique, entre autres dans les réflexions sur le travail. Lorsque l’on signe un contrat d’emploi, on s’attend à être évalué sur ses compétences. Mais on passe aussi un contrat beaucoup plus ambigu, narcissique, qui fait en sorte qu’on est aussi évalué sur notre personnalité, donc notre implication, donc notre engagement. Pour en revenir aux petits gestes qui sauvent la planète, la même logique prévaut. Il s’agit bien sûr d’agir pour la planète, mais aussi de voir si l’on respecte le contrat narcissique passé avec soi-même: sera-t-on le héros qu’on prétend être en éteignant la lumière lorsqu’on quitte une pièce? Ce terme de contrat narcissique montre bien que le véritable ennemi que combat le militantisme, c’est la managérialisation de tous les rapports humains alors que seule, la sphère du travail devrait être concernée.

Les militants d’aujourd’hui disposent-ils d’autres leviers d’action que la désobéissance civile ou les gestes chocs, comme lorsque des œuvres d’art sont arrosées de soupe ou que des comédiennes quittent avec fracas la cérémonie de clôture du Festival de Cannes?

Oui, ils disposent d’autres outils majeurs: la littérature, la production de discours et la production d’idées. Que ce soit lorsque la réalisatrice française Justine Triet vilipende la marchandisation de la culture au moment de recevoir sa Palme d’or à Cannes, ou lorsque l’on jette de la soupe sur un tableau d’exception, ces faits de militantisme surviennent toujours dans des moments de sacralisation de l’œuvre d’art. J’observe aussi que la désobéissance civile fonctionne, de même que la démission silencieuse –ou quiet quitting, soit faire scrupuleusement ce que l’on doit à son poste de travail, mais absolument rien de plus. Je crois aussi qu’il faut décoloniser le langage et se méfier des mots que l’on emploie. On est davantage parlé par le langage que nous ne le parlons. Le mot «militer» a un sens, aujourd’hui négatif, qu’il est bon de mettre sur la table. Il faut aussi parler de désarmer. En effet, le schéma belliciste que convoque la stratocratie conduit à l’affrontement et au clash. Il faut essayer de se déprendre de la polémique à outrance, «se lever et se casser» comme disait l’autrice Virginie Despentes. Et en fait, il conviendrait peut-être de tenter d’avoir une attitude beaucoup plus modeste et d’arrêter la machine, pour ne plus être la victime du néolibéralisme. Plutôt que de vouloir toujours triompher, essayer de réapprendre pas à pas comment regagner des luttes et comment parler entre nous pour faire advenir à nouveau les éléments majeurs d’une démocratie à venir.

Militer est dangereux, écrivez-vous, mais ne pas militer l’est peut-être davantage. Parce que le militant ne réclame finalement, selon vous, que le retour de la démocratie?

Oui, c’est ça. On pourrait croire que discuter entre nous est très facile. Mais établir les conditions d’une communication sereine, fondée sur la base d’un échange rigoureux et chaleureux, c’est peut-être le premier pas militant et le plus difficile à établir. C’est, pour moi, la base d’un mouvement. On a toujours l’impression qu’une grève se décide sur un claquement de doigts. Non, c’est un travail. Le militantisme, c’est un travail patient qui connaît beaucoup d’échecs. C’est très désespérant d’être militant! Mais c’est aussi se promettre, en essayant de discuter de possibles renouveaux, à la fois des idées et des manières de faire advenir la démocratie.

Ainsi militer pourrait donc redevenir un verbe propre?

Exactement.

© EDITIONS FLAMMARION
(1) Le 23 mars 2023, des milliers de manifestants s’étaient rassemblés à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, pour protester contre la création de mégabassines destinées à irriguer les cultures en cas de sécheresse. La manifestation avait dégénéré en affrontement entre les opposants et le très important dispositif policier.

Bio express

 

1974
Naissance, à Coulommiers (France)
2003

Docteur en littérature française de l’université Sorbonne nouvelle

2018

Parution de l’essai Après la littérature: écrire le contemporain (PUF)

2019

Participe à la grève du bac contre les réformes du ministre français Jean-Michel Blanquer

2021

Parution de l’essai Le Grand écrivain, cette névrose nationale (Pauvert)

«Le choix d’un parti de s’appeler Les Engagé.e.s est très curieux. Il est de l’ordre du pléonasme politique. Car qui n’est pas engagé, en politique ?»

«Les gens ne se révoltent pas face à des situations avec lesquelles ils ne sont pourtant pas d’accord. En ce sens, l’engagement produit une absence d’action.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire