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Jean-Marc Mahy, l’ancien prisonnier qui s’investit dans la prévention

Après plus de 18 ans en cellule pour meurtres, Jean-Marc Mahy s’investit dans la prévention de la délinquance auprès des jeunes. Sur le terrain ou sur scène, avec son spectacle Une homme debout. L’ancien prisonnier aimerait aussi lancer des visites pédagogiques de la prison de Forest.

Une cuisine, un salon, une chambre avec toilette. C’est à peu près tout. Il y a bien quelques DVDs – Les Evadés, Les Hommes libres –, des bouquins – Tueurs du Brabant –, une affiche du célèbre discours de Martin Luther King et quelques photos personnelles, mais rien de plus. Jean-Marc Mahy ne cherche pas spécialement à investir les lieux. Peut-être par peur de devoir les quitter précipitamment. «En 19 ans, j’ai déménagé 24 fois», laisse échapper l’ancien prisonnier dans une bouffée de fumée de cigarette. «Quand les proprios voient ma gueule à la télé ou dans les journaux, ils me mettent à la porte. J’ai payé ma dette à la justice, mais pas encore à la société. Ça risque d’être long et très compliqué.»

En deux décennies de liberté, le Molenbeekois a appris à côtoyer des gens, a fait de belles rencontres et d’autres plus conflictuelles, mais il se sent toujours paumé, presque indésirable. «Les dix premières années, je n’osais même pas m’adresser à un flic. Maintenant, je n’ai plus peur, mais je cherche encore ma place et j’ai la conviction que cela passe par l’aile B

L’ aile B, c’est l’un des couloirs de l’ancienne prison de Forest, que Jean-Marc espère investir dans les prochains mois. Son projet consiste à y accueillir des jeunes le temps de visites pédagogiques de trois heures où il expliquerait tout: son itinéraire, la vie derrière les barreaux, la reconstruction. Pour qu’ils ne basculent pas comme lui l’a fait. «Retourner à Forest, ça ferait appel à mes cinq sens: entendre les bruits, toucher les murs, voir les cellules, sentir la pisse qui monte au nez puis qui descend dans la gorge… Cette prison-musée va exister, je vais y arriver. Ce serait trop con d’avoir autant galéré pour rien.»

Les dommages collatéraux

Jean-Marc Mahy est éducateur. Depuis 2008, moment où il a enfin su ce qu’il pouvait apporter comme «plus-value sociétale» après sa libération. Cet hiver, par exemple, il a passé trois semaines à Villeneuve, un quartier désœuvré dans le sud de Grenoble, en France, à arpenter les lycées, collèges et autres lieux clés de la cité pour rencontrer des ados. Comme chaque année depuis onze ans. «C’est parfois un peu violent: certains arrivent en retard, d’autres frappent les accompagnateurs… mais je peux être très sec pour me faire respecter

Le rituel est immuable: le Belge livre son témoignage, est relayé par une animatrice qui organise des jeux de rôle puis il répond aux questions. Toujours aidé de son schéma, le «triangle des dommages collatéraux». «De la pointe supérieure, qui correspond à la communauté, il est très facile de basculer vers le bas, dans la solitude, tout en causant des blessures irréparables aux victimes directes, mais aussi à son entourage. Moi, je n’ai plus de contact avec ma mère et mes frères depuis des années. Parce que je n’ai pas pris ces cinq secondes de réflexion aux moments cruciaux.»

Connaître les habitudes des ados

Jean-Marc Mahy veut contribuer à faire de chacun de ces jeunes un «acteur de soi-même», responsable de ses agissements. Un acteur qui pourra dire «non» à une connerie qu’on lui propose… ou se relever s’il l’a commise. Il leur explique comment il s’est sorti mentalement de ses trois années d’isolement grâce à l’art et la culture. «La plupart des jeunes que je rencontre ont peu de vocabulaire et pas l’habitude de lire. Je leur assure que c’est pourtant ce qui m’a sauvé. Quand tu te demandes comment faire pour survivre, seul dans ton trou, les récits de gens passés par Auschwitz ou de cette Américaine qui s’est battue pour sauver sa fille en Iran (NDLR: Jamais sans ma fille, par Betty Mahmoody, 1987 pour l’édition originale en anglais) t’apportent de l’aide. J’insiste là-dessus auprès des gamins…» Le natif de Namur estime être un bon éducateur. Il connaît les habitudes des ados, du jeu vidéo Need For Speed au site YouPorn, et sait à quels mots recourir pour ne pas être vu comme un adulte, mais un adulescent. «Ça prend beaucoup d’énergie. Quand je termine une journée de sensibilisation, je me sens physiquement et psychiquement fatigué, mais je suis heureux de l’avoir vécue

Le premier meurtre

Bruxelles, 24 novembre 1984. Jean-Marc Mahy et deux amis décident de passer à l’action. Ils vont rentrer par ruse chez un pensionné pour le voler. C’est gagné d’avance: ses acolytes ont déjà réussi ce coup par le passé. Sauf que «le vieux» reconnaît l’un d’eux et tente de décrocher son fusil. Jean-Marc l’assomme. Le trio prend la fuite. Sans alerter qui que ce soit. Laissant le sort, inévitable et morbide, s’acharner sur le retraité, qui décède quelques jours plus tard. «La violence est une souffrance qui n’est pas entendue. Tu n’es pas bien, tu fais des fugues, plusieurs tentatives de suicide puis, à un moment donné, vu que tu ne parviens pas à faire entendre tes cris, tu bascules dans la violence.»

La violence est une souffrance qui n’est pas entendue.

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L’ ex-prisonnier a pourtant connu une première partie d’enfance heureuse: il recevait des cadeaux à la Saint-Nicolas et à Noël, jouait avec ses deux frères et ne remarquait pas ses parents se disputer. Leur séparation fut un choc. Les déménagements qui ont suivi aussi, puisque le gamin transite par quatorze écoles jusqu’à ses 17 ans. Surtout, il se sent délaissé. «Quand tu ne reçois pas l’amour dont tu as besoin dans ta famille, tu vas voir ailleurs. Tu tombes sur une bande qui te dit qu’elle va t’aimer, qu’elle se battra pour toi… puis qui te propose un jour une connerie. Je n’en avais rien à foutre d’aller voler ce vieux monsieur qui n’avait même pas d’argent. Mais puisque personne ne voulait me comprendre, j’allais frapper un plus grand coup

Retour en prison

Arrêté, le jeune adulte est envoyé à l’ombre puis au centre orthopédagogique de l’Etat (aujourd’hui IPPJ) de Braine-le-Château. Il dit y rencontrer pour la première fois des gens prêts à l’écouter, qui lui parlent de richesses et de qualités, deux mots dont il ne comprenait jusqu’alors pas le sens. «Ils m’ont pris en main, ont cherché quelle était ma souffrance et les raisons de ma violence. Mais après six mois, on m’a renvoyé en prison. Mon monde s’est écroulé. J’avais 18 ans dont trois passés derrière les barreaux et je sentais que plus personne n’allait m’aider.»

Assez vite, il prend part à une évasion avec prise d’otages. «Dans l’espoir de me faire abattre par la police.» Le destin en décide autrement. Retranché dans un café, il se retrouve nez à nez avec deux gendarmes. Il désarme le premier, puis se retourne vers le second. «Je n’avais jamais utilisé de pistolet. Un coup de feu est parti.» C’est son deuxième meurtre en à peine un an. Il écope de 51 ans de prison.

Six diplômes

Après plusieurs mois en isolement, le Bruxellois transite par une dizaine d’établissements et une centaine de cellules. Il se frotte à la fois à l’héroïne et aux études, décrochant au passage six diplômes. Sa libération conditionnelle tombe après 18 ans, 10 mois et 17 jours. «Je pensais ne jamais sortir. Quand c’est arrivé, je me suis promis de ne pas « tuer une seconde fois » mes victimes. Elles sont tous les jours avec moi, je les connais très très bien. Je ne leur parle pas – je ne suis pas fou – mais j’avance avec elles.»

Notamment ce jour de 2008 où il accepte l’invitation de Jean-Michel Van Den Eeyden, directeur du théâtre L’ Ancre, à Charleroi, pour revenir sur son itinéraire cabossé, face au public. Ce soir-là, il porte un tee-shirt Prison Break et capte d’emblée l’attention de l’assistance. Pour ne plus la lâcher. Van Den Eeyden est conquis: il veut mettre son parcours en scène. La pièce s’appellera Un homme debout. «Comme les jeunes ne peuvent pas rentrer dans les prisons, j’ai décidé de les faire entrer dans ma cellule. Le théâtre est selon moi le meilleur moyen d’y arriver.»

Trois cents « seul en scène »

En douze ans, le quinqua se produit près de trois cents fois sur les scènes belges. Il n’est pas acteur de formation, mais a quelques aptitudes théâtrales. Et toujours ces mêmes émotions quand il aborde sa descente aux enfers, ses deux homicides et son incarcération. «Je me sens mal quand les gens applaudissent, je ne l’accepte pas: je ne joue pas Robespierre ou Casanova, je joue Jean-Marc Mahy, qui a fait deux victimes. Ce n’est pas la même chose.» A la fin de chaque représentation, une fois qu’il a fumé sa clope et qu’il est revenu sur scène pour répondre aux questions, Jean-Marc évite soigneusement la cellule qu’il a tracée au sol en début de spectacle. «Parce que l’histoire est finie et que je n’ai plus à retourner dans ce cachot.» Parfois, un spectateur lui demande pourquoi il témoigne encore. Il évoque alors les vingt jeunes qu’il a côtoyés au Centre orthopédagogique de Braine-le-Château juste après son premier crime, et précise que seuls deux sont encore en vie. «Je fais perdurer l’existence de ceux qui ne sont plus là pour parler. Si, grâce à cela, un seul jeune a un jour ce petit déclic qui lui permet de ne pas basculer, j’aurai fait mon taf

Début 2010, la fille du gendarme tué dans le bar assiste à une représentation d’Un homme debout. Jean-Marc n’en a rien su au moment même, mais cela lui trotte toujours dans la tête. «Elle a fait le déplacement pour voir l’assassin de son père parler de sa mort. Sans l’interrompre et peut-être même en lui posant une question. J’ai hésité à prendre contact avec elle, puis j’y ai renoncé. Je ne suis pas arrivé à son stade de résilience, c’est pour ça que je ne me suis pas encore pardonné. Si j’y arrive un jour, tout ce qu’il y a dans cet appartement disparaîtra. Je changerai de numéro de téléphone. Et je serai un homme parmi les hommes.»

Son plus gros risque

«Etre en liberté, c’est encore plus difficile que vivre en prison.»

Son mantra

«Si seulement nous pouvions avoir deux vies! La première, pendant laquelle nous ferions toutes les erreurs ; la seconde, où nous en profiterions.» (David Herbert Lawrence)

Sa plus grosse claque

«Arriver en prison et entendre: « Vous pourrez trouver de tout ici, sauf de l’aide ».»

Dates clés

1979 «Sortie du roman Le Chant du bourreau, de Norman Mailer, qui raconte l’histoire du criminel américain Gary Gilmore. Il me sauvera la vie plus tard en isolement.»

2003 «A ma sortie de la prison de Namur, la directrice vient trouver mes amis et leur dit que tous les signaux indiquent que je serai de retour six mois plus tard.»

2006 «Pendant deux ans, je fais office de guide de la prison-musée de Tongres.»

2016 «J’ai la chance de présenter Un homme debout à l’Edinburgh Festival Fringe, un des plus grands festivals de théâtre au monde.»

2023 «En septembre, j’espère que le projet pédagogique de la prison de Forest sera lancé. Je suis prêt.»

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