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«Il faut réhabiliter le secret dans nos relations»: les vertus insoupçonnées du mystère et des non-dits (entretien)

Peut-on encore défendre le secret à l’heure où la transparence est érigée en vertu civique absolue, voire en impératif moral? Pour le sociologue Michel Messu, la réponse est oui, mais pas de manière provocatrice.

Dans son essai Une anthropologie du secret (1), le professeur émérite de l’université de Nantes livre une réflexion aussi subtile que salutaire sur ce que le secret permet, structure, protège. Il rappelle que toute société, pour vivre, a besoin d’opacité, de silences, de zones grises, et que ce que l’on nomme secret n’est pas un poison à éradiquer, mais un régulateur à penser.

A rebours de l’idéologie contemporaine de la transparence totale, Michel Messu dans son Anthropologie du secret invite à nuancer et à distinguer, d’un côté, les secrets destructeurs, complices de l’oppression et du silence sur les violences; de l’autre, des secrets nécessaires, qui fondent la confiance, protègent l’intime, permettent de différencier l’espace privé du collectif, la parole de l’aveu. Il évoque le secret des urnes, le secret professionnel, les pactes invisibles de la famille ou de l’amitié, mais aussi le fantasme d’un citoyen parfaitement lisible, transparent, sans opacité, et donc, sans liberté. Ce faisant, Michel Messu propose aussi de repenser un mot souvent déformé, en montrant qu’en démocratie comme dans la vie privée, il ne s’agit pas tant d’exiger une transparence totale que de reconnaître le besoin légitime d’une «zone de secret». Il s’agit une exploration fine de ce que l’on cache, tait ou préserve; non pour dissimuler, mais pour préserver ce qui fait lien, ce qui fait confiance, ce qui fait société.

Vous soutenez une thèse peu consensuelle: le secret, loin d’être un poison social, jouerait un rôle essentiel et structurant. Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer cette idée?

C’est la multiplication des propositions d’abolition du secret dans toutes sortes d’affaires ayant reçu une grande publicité, depuis les révélations d’abus sexuels jusqu’aux «investigations», plus ou moins sauvages, débouchant sur les scandales qui alimentent notre quotidien, qui m’a conduit à me demander pourquoi les sociétés humaines, au cours de leur longue histoire, avaient si bien toléré, voire institué, le secret dans les rapports entre les personnes, et entre celles-ci et certaines des instances sociales, politiques, religieuses auxquelles elles se soumettaient. Et puis, abolir le secret, cela irait-il jusqu’à supprimer le secret des urnes?

A l’ère de la transparence valorisée comme une vertu cardinale, pensez-vous qu’il soit judicieux de réhabiliter le secret?

Je le pense parce que, comme dans le cas du vote à bulletin secret, il y a des domaines de la vie sociale, civique en l’espèce, qui exigent le secret sous peine de réduire la liberté acquise par les individus. Dans un certain nombre de cas, l’abolition du secret revient à soumettre l’individu à un regard, à une autorité proclamée, qui peut chercher à réduire sa capacité à agir librement.

Pour le sociologue Michel Messu, il ne s’agit pas tant d’exiger une transparence totale que de reconnaître le besoin légitime d’une «zone de secret».

A quoi pensez-vous par exemple?

Rendre transparents les individus que nous sommes devenus dans nos sociétés démocratiques et libérales, c’est professer un excès de «démocratisme» qui conduit à un défaut de «libéralisme». Bannir le secret de nos relations sociales revient à abdiquer notre liberté de dire ou de ne pas dire au profit d’une autorité de contrôle qui ne manquera pas d’en faire usage pour montrer comment nous conduire. C’est là le propre des sociétés totalitaires. Réhabiliter le secret, c’est préserver la part de liberté et de responsabilité que l’on reconnaît aux individus qui composent nos sociétés contemporaines. Mieux, maintenir des espaces d’exercice du secret, c’est possiblement renforcer la cohésion de domaines spécifiés de la vie sociale que nos institutions au cours de l’histoire avaient su constituer séparément, tels les domaines de la vie publique et de la vie privée. C’est la raison politique, celle issue des Lumières, qui l’a pensé en différenciant une morale de la vie privée et une morale de la vie publique. Dans chacune, le secret y trouve une place, mais elle n’a ni le même sens ni la même portée.

Vous distinguez différents types de secrets: les secrets destructeurs, nécessaires, protecteurs…

Ce qui distingue les secrets et leur donne leur valeur morale et sociale, ce sont les contextes, les situations, dans lesquels ils adviennent. Le secret n’est qu’une forme que l’on donne à un contenu de savoir qui est connu de l’un et ignoré de l’autre. C’est une enveloppe qui renferme une information. Le mot secret désigne à la fois l’enveloppe et l’information. Mais ce ne sont pourtant pas les mêmes choses et il faut pouvoir, à l’analyse, les distinguer. C’est l’information contenue dans l’enveloppe qui est bonne ou mauvaise, mais c’est l’enveloppe avec l’information qu’elle contient qui peut être dissimulée, dérobée, détournée ou remise. Avec le secret, c’est tout un jeu entre le dissimulé et le révélé, le «su» et le «tu», le montré et le caché, etc. qui se met en place. C’est pourquoi certains secrets se révèleront toxiques puisque leur révélation produira des effets qui déstructurent la relation jusqu’alors établie, elle ruine la confiance qui avait cours, telle la révélation d’un adultère dans un mariage ou un couple uni.

Mais d’autres secrets peuvent être vertueux, soutenez-vous…

En effet, d’autres se révèleront indispensables pour que perdure cette même confiance, comme des secrets «professionnels» ou certains secrets «familiaux». Il en est même qui se révéleront fortement protecteurs pour les personnes ou les institutions sociales, tel par exemple le secret de l’instruction dans un cadre judiciaire. Le secret est donc à la fois un contenant utile pour faciliter les rapports sociaux et un contenu qui peut aussi bien les renforcer que les détruire.

Dans quelle mesure, selon vous, la transparence absolue peut-elle devenir une forme d’oppression politique (et morale)?

Dans la mesure où nous ne pouvons jamais tout connaître de quelqu’un et, surtout, nous n’avons pas besoin de tout connaître de lui pour entrer en relation, préconiser la transparence la plus étendue à propos de ceux avec qui nous entrons en relation devient une exigence impossible à réaliser. En fait, nous avons seulement besoin de connaître «certaines choses». Mais c’est dans ces «certaines choses» que tout se joue. Nous n’avons pas besoin de connaître les mêmes choses de la personne lorsque nous rencontrons notre garagiste ou lorsqu’on envisage d’épouser son partenaire affectif. Préconiser la transparence absolue c’est ruiner l’action ou vouloir lui imposer une «bonne forme», une «bonne manière» de faire, conçue par quelque autorité morale et politique.

Quel regard portez-vous sur la volonté de rendre publics les salaires ou les patrimoines, notamment chez les responsables politiques?

En politique, comme en bien des domaines de la vie sociale, nous faisons d’abord crédit à des personnes, nous leur accordons d’emblée notre confiance, aveugle en quelque sorte. Nous nous satisfaisons du titre de «docteur» qui est inscrit sur la plaque de notre médecin, nous approuvons le discours du candidat auquel nous accorderons notre suffrage, c’est la voix rassurante du pilote et du personnel navigant qui fait tomber nos craintes relatives au transport aérien, etc. Ce sont là des signes qui nous mettent en confiance bien qu’ils cachent les compétences réelles des uns et des autres. Ensuite, il y a l’expérience que nous allons en faire et qui nous apporte un nouveau savoir, voire conduit à instaurer de nouvelles règles pour rendre plus sûr l’objectif recherché de la relation. C’est donc toujours au regard de l’objectif visé que le besoin de connaître, de rendre transparent, se fait sentir.

Mais jusqu’où peut aller ce droit à l’ombre quand il s’agit de figures publiques investies d’un pouvoir collectif?

L’objectif du «politique» n’est pas de s’enrichir personnellement, mais de poursuivre le bien commun. C’est au regard de cet objectif qu’il faut envisager le secret et donc ce que le citoyen doit connaître et ce qu’il peut ignorer. Vouloir tout savoir de celui qui exerce une fonction politique, le rendre transparent jusqu’en son intimité, c’est prendre le risque de perdre de vue l’objectif d’efficacité qui est attendu de lui au profit d’une appréciation morale singulière que la politique justement, du moins dans nos pays, a cherché à tenir à distance en créant un espace public dans lequel ne s’exercent que les valeurs fondamentales du régime politique en place.

En filigrane, vous semblez suggérer l’idéologie contemporaine de la transparence comme une illusion démocratique. En quoi cette quête de transparence peut-elle s’avérer contre-productive pour les institutions?

L’idéologie contemporaine de la transparence confond l’appréciation morale et l’appréciation proprement politique. Certes, il existe une tension entre ces deux domaines, mais ils ne se confondent pas. Nous venons de le dire, un segment spécifié de la vie sociale s’en dégage, celui de l’espace public auquel l’acteur politique, à l’instar du citoyen, doit se soumettre. Penser maîtriser l’action du «politique» en le rendant transparent sur le plan personnel, c’est créer l’illusion que l’action politique relève de la vertu de ceux qui gouvernent, faire croire que le citoyen s’en trouve mieux éclairé lorsqu’il «connaît» les secrets de la personne publique. On en oublie les raisons de gouvernement, collectives, la finalité du bien commun, qui président à l’action des institutions politiques.

«Avec le secret, c’est tout un jeu entre le dissimulé et le révélé, le “su” et le “tu”, qui se met en place.»

Vous écrivez qu’il existe un «secret du pouvoir». Que désignez-vous exactement par cette expression?

Le «secret du pouvoir» –que les philosophes ont identifié de longue date– n’est autre que la confiance que nous accordons en ceux qui nous gouvernent puisque nous ne pouvons tout connaître d’eux. C’est une sorte de pacte secret, non explicitement formulé, qui régit pourtant, comme nous l’avons dit, nos relations sociales. C’est ce pacte secret qu’il revient aux gouvernants de ne pas trahir et c’est ce qui a été longtemps tenu pour l’art de la politique. Nos sociétés démocratiques le rendent beaucoup plus incertain puisque soumis à la diversité et à la versatilité de l’opinion. La morale de la transparence intégrale accentue encore cette incertitude et fragilise l’exercice du pouvoir.

Dans la sphère privée et intime (familiale, amicale, etc.) quelles fonctions sociales essentielles le secret permet-il d’assurer?

Là encore opère cette manière de pacte, peu ou prou énoncé mais régulièrement signifié, qui lie entre eux les membres du cercle familial, amical ou électif. Il est propice à la réception des confidences, lesquelles réclament toujours la confiance (c’est la même racine étymologique), il scelle ce que l’on doit préserver ou scelle à l’intérieur du cercle et ce que l’on peut révéler à l’extérieur, il forme un entre-soi qui distingue de la masse anonyme. Il fractionne en quelque sorte notre environnement entre proches, parfois très proches et intimes, et plus lointains, à l’occasion très lointains et presque étrangers. Le secret n’a pas toujours besoin d’être connu dans sa substance, dans son contenu, pour opérer tel un «secret». C’est sa forme, son caractère d’enveloppe, qui en fait un opérateur et un régulateur de la vie sociale en dissociant les proches des moins proches et ceux-ci des totalement étrangers.

Pour le sociologue, il ne s’agit pas tant d’exiger une transparence totale que de reconnaître le besoin légitime d’une «zone de secret». © GETTY

En quoi le secret de famille peut-il contribuer à l’équilibre, ou au contraire à la fragilité, du groupe familial?

Par définition, la relation de couple et les relations familiales reposent sur des secrets. On ne tombe pas amoureux de son partenaire seulement s’il nous est parfaitement connu. On a beau dire qu’on n’épouse pas la famille de son partenaire, celle-ci s’impose malgré tout avec ses «secrets»; on pourra entourer, choyer, instruire des choses de la vie son enfant, il structurera son psychisme avec les secrets qu’il perçoit et ceux qu’il fantasme. Le secret est au cœur de nous-mêmes et des relations les plus intimes. Pour autant, on ne cesse d’en jouer, dans un sens comme dans l’autre. On révèle des secrets enfouis à la personne dont on vient de tomber amoureux, espérant ainsi renforcer la confiance et l’amour qu’elle nous porte, au risque, de trop en faire, de devenir trop connu, prévisible et transparent, voire bientôt un peu fade.

Mais à l’opposé, trop de secret n’est-il pas un risque pour la relation elle-même?

En effet, à l’inverse, à rester trop secret, on laisse s’insinuer la méfiance, parfois l’inquiétude, bien souvent l’indifférence, et la passion amoureuse vire, dans le meilleur des cas, à la coexistence pacifique. On le voit, on ne peut se défaire du secret, mais ce n’est pas le secret en lui-même qui est pathogène ou vertueux, c’est la manière dont on en use et aussi ce qu’il renferme.

Quelles sont les conséquences d’un secret révélé? Que se passe-t-il, selon vous, lorsqu’un secret est éventé, trahi, révélé?

Un secret révélé, selon ce qu’il comporte, peut aussi bien être la marque d’une confiance accordée que d’une trahison perpétrée ou encore d’un embarras qu’il conviendra de supporter. Le plus souvent, la révélation redessine les contours de la relation, elle les renforce ou, à l’inverse, les atténue, voire les efface. Dans le cas des révélations qui s’apparentent à une trahison, c’est le monde dans lequel vivait la personne trahie qui semble disparaître. La révélation tend alors à transformer le monde réel en monde virtuel et appelle à recomposer le monde dans lequel on vit.

«Réhabiliter le secret, c’est préserver la part de liberté et de responsabilité qu’on reconnaît aux individus.»

Aujourd’hui, certains secrets sont devenus insupportables socialement: on pense par exemple aux scandales de violences sexuelles ou à l’omerta dans certaines institutions. Comment tracer la frontière entre secret protecteur et secret complice?

La frontière ne passe pas entre «bon» et «mauvais» secret. Le même secret, quant à son contenu, peut se révéler protecteur en certaines circonstances et pervers en d’autres. La nature du secret, le contexte dans lequel il opère, les intentions poursuivies par ceux qui le détiennent et par ceux qui l’ignorent et bien d’autres choses encore font qu’on ne peut distribuer le secret en «bon secret» et «mauvais secret». Sa valeur, si l’on peut dire, s’apprécie sur différents plans qu’il faut pouvoir bien distinguer. Ainsi, le plan psychologique pour l’individu concerné ne se confond pas avec le plan juridique que ce dernier peut solliciter. Psychologues cliniciens et magistrats n’en traitent d’ailleurs pas de la même manière. Ainsi encore le plan social et anthropo-sociologique ne se réduit pas à la morale ambiante de la société. C’est la morale ambiante d’une société qui rend loisibles ou insupportables certains secrets, en général en considérant la nature de leur contenu. La morale tente ainsi d’infléchir la conduite des individus, sûrement avec des succès mais pas au point d’éradiquer le secret dans la vie de ceux-ci. C’est que le secret a un caractère universel, on ne cesse d’y recourir pour rendre réalisables nos actions les plus ordinaires. La question, qui se pose sur tous les plans évoqués, est de savoir comment réguler le secret lorsqu’il entraîne des effets néfastes.

Comment les réseaux sociaux modifient-ils notre rapport au secret, à la vie privée et à l’exposition de soi?
Si l’on regarde les réseaux sociaux comme une entreprise d’épanchement narcissique, assurément le secret va s’y répandre. Mais sont-ce bien toujours des «secrets» qu’on répand de cette manière? Cela prend l’allure d’une confidence, mais c’est souvent la diffusion sur une plus large échelle de messages informationnels disparates, vrais ou faux, utiles ou superfétatoires. Annoncer la naissance future d’un enfant en envoyant sur les réseaux sa dernière échographie est un secret de même nature que de le révéler autour du poulet du dimanche. Il faut attendre les résultats d’observations précises et bien menées pour se prononcer sur une modification de notre rapport au secret sous l’influence des réseaux sociaux.

Quid du secret professionnel? A-t-il aussi ses vertus? Et dans quel cas de figure peut-il devenir nocif pour le fonctionnement d’une entreprise par exemple?

Le secret professionnel est un secret institué, régi en règle générale par la loi et quelques fois par la coutume. Il a été conçu pour protéger les personnes qui ont recours à ces professionnels et, ce faisant, il protège ces derniers contre les intrusions, les contraintes et autres pressions de la part d’autres institutions ou de personnes influentes. Le secret professionnel garantit la protection des contractants ou quasi-contractants selon le cas, tout en favorisant l’indépendance d’action du professionnel. Mais une garantie ne préjuge pas de l’usage, toutes sortes d’effets non recherchés peuvent s’ensuivre. Une fois encore, ce n’est pas le secret qui produit ces effets négatifs, c’est l’usage que l’on fait du secret.

A travers votre réflexion, peut-on y voir une forme de plaidoyer pour une «écologie du non-dit»? Une manière de redonner à l’intime, au silence, une place dans une société saturée de parole et d’aveux?

Je n’ai pas employé l’expression, mais on peut présenter les choses comme cela. Toutefois, cette «écologie du secret» ou du «non-dit» ne peut être le fruit d’une règle juridique punitive. Il y a déjà des régulations juridiques circonscrites à des domaines précis de la vie sociale, mais l’essentiel relève des pratiques effectives des individus. Et là, nous retrouvons, comme nous l’avons entrevu, toute la complexité de la régulation sociale, depuis les rapports inter-individuels jusqu’aux rituels des groupes organisés et autres institutions sociales. Paradoxalement, la profusion des expressions du ressenti personnel, confortée par l’idéologie de la transparence, remet au cœur des débats le besoin du secret, son utilité psychique et sociale et sa nécessité politique.

(1) Une anthropologie du secret, par Michel Messu, Editions de l’Aube, 296 p.

 

Bio express

1947
Naissance, à Saint-Brieuc (France).
1971
Licence d’enseignement en philosophie, université de Rennes.
1980
Doctorat en sociologie, université de Paris-Nanterre.
1988
Doctorat ès lettres et sciences humaines, université de Paris-Descartes.
1991
Premier ouvrage Les Assistés sociaux, analyse identitaire d’un groupe social (Ed. Privat).
2013
Parution d’​​​​​​​Un ethnologue chez le coiffeur (Ed. Fayard).

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