solo au resto
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Du tabou à la tendance: le boum des repas en solo au resto (décryptage)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

De plus en plus de clients se rendent seuls au restaurant. Les plus jeunes, surtout, mais pas seulement. Quand l’évolution des établissements de bouche reflète l’état du monde…

Lécher son doigt avant de passer à la page suivante? Très peu pour lui. Plongé dans sa lecture, l’homme ne lève la tête que pour boire une gorgée de thé. Une tisane, sans doute: c’est le soir. Personne ne partage sa table et cela lui va bien comme cela. Comment lire si quelqu’un vous parle? D’ailleurs, l’homme a ses habitudes, ici. Toujours seul, avec un livre pour unique compagnon.

Le même lieu, au cœur de la capitale, un midi. Elle termine sa salade au fromage de chèvre. Son téléphone est posé sur la table et elle y jette de temps en temps un coup d’œil. Dès qu’elle aura fini de manger, elle relèvera d’ici ses e-mails professionnels. Elle n’attend personne mais dîner en solo, comme dans un bureau de substitution, lui convient. C’est une pause, un temps pour remettre ses idées au clair, sans tenir compte de l’autre, qui qu’il ou elle soit. Une bulle à soi. Une liberté.

«Si tu es capable de manger seul au restaurant, tu peux tout faire dans la vie», aurait dit l’acteur américain Leonardo DiCaprio. Le défi est-il tentant? Les tentés se font du moins plus nombreux. «Manger seul au resto: honteux et tabou», titrait Le Nouvel Observateur en 2018. «Seul au resto, un tabou culturel?», interrogeait Télérama en 2020. «Manger seul au resto, la nouvelle tendance parmi la génération Z», affirmait la RTBF en 2024. Un lent glissement, donc, qui touche au premier plan les clients les plus jeunes. «Ce phénomène s’observe surtout en milieu urbain, notamment chez les 25-40 ans, en déplacement professionnel ou en quête d’un moment de qualité pour eux-mêmes», confirme Emmanuel Didion, vice-président de la Fédération Horeca Wallonie. Mais le mouvement, impossible à couler en statistiques, brasse plus large.

Selon le bureau d’études de marché français Circana, spécialisé dans les analyses comportementales des consommateurs, le nombre de visites en solo dans des restaurants à tables a progressé de 14% à 21% entre 2016 et 2024. En restauration rapide, l’évolution va dans le même sens: de 34% à 36%. Aux Etats-Unis, d’après le service de réservation en ligne Opentable, leur nombre pour une personne seule a augmenté de 8% en 2024 comparé à 2023. Quelque 68% des clients de la génération Z et des millenials, nés entre 1980 et 2005, y affirment avoir mangé seuls au cours des douze derniers mois.

«Certains vivent seuls leurs interactions sociales»

Des explications? Oui! D’abord le nombre de plus en plus élevé de personnes vivant seules –environ deux millions en Belgique l’an dernier–, le manque de temps ou d’envie pour préparer soi-même ses repas, la disparition des restaurants d’entreprise. Il faut épingler encore le souvenir de l’épidémie de Covid, lors de laquelle bien des gens ont pris l’habitude de se nourrir en solo et/ou hors de leur lieu de travail et loin de leurs collègues. «Depuis lors, certains vivent seuls leurs interactions sociales, observe Emine Youssef, directeur régional de la plateforme de commerce Lightspeed. Ils se rendent sans compagnie dans un restaurant mais photographient leur plat et l’envoient sur les réseaux sociaux pour remplacer le contact en vis-à-vis par un contact digitalisé.» Il faut compter aussi avec la fragmentation des rythmes et des lieux de travail.

«Aller manger seul quelque part, du moins durant le temps de midi et en semaine, s’explique entre autres par des raisons pratiques, assure Morgane Vannier, consultante chez Circana. On a besoin de s’alimenter rapidement lors de sa pause, correctement si possible et non loin de son lieu de travail.» Enfin, alors qu’une sortie au restaurant se préparait bien en amont par le passé, elle s’opère aujourd’hui de manière impromptue: 63% d’entre elles peuvent être considérées comme de dernière minute, selon la plateforme de réservation TheFork, et 16% se décident même une heure avant le repas. Une improvisation qui peut aller d’autant plus de pair avec une ripaille en solo.

«Aux Etats-Unis, des restaurants consacrent une partie de leur espace aux solitaires: les serveurs, avertis, sont plus attentifs à eux.»

Mais cette ostentatoire autonomie alimentaire n’a pas qu’une dimension pratique. Certes, des gens qui se rassasient à une autre table que la leur, il en existait déjà au Moyen Age. Ceux qu’on appelait les voyageurs de commerce se sustentaient eux aussi dans des restaurants, au fil de leurs déplacements, sans aucune compagnie. Mais «de façon normative, rappelle Martin Bruegel, historien au laboratoire alimentation-sciences sociales de l’Institut national de la recherche agronomique, la table est conçue comme un lieu de sociabilité, de partage, de commensalité. Les pratiques ont toujours pu s’écarter de la norme mais manger seul était alors de nature à susciter une certaine méfiance face à une transgression par rapport au contenu communautaire rassurant du repas partagé.» «Dans nos sociétés, abonde Nathalie Peyrebonne, enseignante chercheuse à Sorbonne Nouvelle et spécialiste de la sociabilité alimentaire, dès lors qu’il est public, le repas doit ressembler le moins possible à un acte d’ingestion, typique du règne animal. Il lui faut donc des dimensions supplémentaires. Historiquement, la table ne peut être qu’un noyau de sociabilité, où la solitude est impensable.»

Le «World Happiness Report 2025», publié par le Wellbeing Research Centre de l’université d’Oxford, suggère d’ailleurs que les activités solitaires, y compris les repas, peuvent conduire à la dépression et à une espérance de vie plus courte. Comme si l’unité de toute mesure était toujours le couple, ou le groupe. «Curieusement, on ne s’est pas encore habitué à l’idée de ces nouveaux solitaires, relevait la sociologue Marie-Chantal Doucet, autrice de Solitude et sociétés contemporaines (Presses de l’université de Québec, 2022). Il y a un décalage total entre nos représentations et la réalité de l’individualisation de nos sociétés.» Si l’espace public a longtemps été perçu, par définition, comme collectif, on assisterait à une redéfinition des usages sociaux, avec une valorisation bien plus nette de l’individu et de son autonomie.

Mise en scène

En 2025, manger seul constitue de plus en plus un acte assumé de solitude choisie. Et publiquement affiché. «C’est toujours une mise en scène de soi, dans laquelle on se donne à voir avec un vrai désir de solitude», souligne Nathalie Peyrebonne. En montrant qu’on n’a besoin de personne pour goûter un plat, on indique aussi que les relations amoureuses, familiales ou amicales ne sont pas indispensables pour s’offrir un bon moment en dialogue silencieux avec soi et son assiette. «Ce désir n’est pas encore bien accepté par la société, relève l’enseignante-chercheuse. Le solitaire reste un être en marge et la table, un noyau de sociabilité. Je ne crois pas qu’on en soit sorti.» Car le mangeur solo, s’il se croise de plus en plus souvent, peut susciter parfois de l’envie dans son affirmation de soi, parfois de la pitié, tant la solitude reste stigmatisée. Avec une importante distinction dans le regard selon qu’on est homme ou femme. Longtemps une femme seule au restaurant a été considérée comme une séductrice en quête de rencontres. Désormais, plus que les hommes, celles qui mangent en solitaire affichent et revendiquent leur liberté de le faire, faisant fi des éventuels regards curieux, réprobateurs ou insistants qui les frôlent parfois.

Tout est, aussi, question de lieux. On n’imagine pas manger seul dans un restaurant haut de gamme, où le repas partagé, a fortiori s’il est d’une rare qualité, reste la norme. Mais ailleurs, les choses changent, un peu à la manière dont le coworking se développe. «Il existe de plus en plus de restos plus décontractés où manger en solo est fréquent, observe Emine Youssef. Surtout, on ne fait pas qu’y manger.» Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces estaminets sont de plus en plus équipés de prises à hauteur de table et proposent une connexion wifi à leurs clients. Nombre de mangeurs solitaires s’installent en effet à leur table avec leur smartphone –avec ou sans oreillettes ou casque–, une tablette ou un livre. Ainsi, ils peuvent tout observer, tout en se coupant du bruit du monde. Se restaurer ne consiste donc plus seulement à s’alimenter mais, en même temps, à se divertir ou travailler. Voire même à être en contact avec d’autres. Par exemple par courriel en sirotant son café de fin de repas ou en rédigeant ses cartes postales de vacances. «C’est comme si les gens amenaient avec eux, au restaurant, des substituts de commensaux, pointait la psychosociologue Estelle Masson dans Le Nouvel Observateur. Ils mangent seuls, mais ne sont pas seuls: la relation aux autres demeure. Comme si le besoin de partager la nourriture était toujours là. Car ce qu’il y a de moral dans un repas, c’est le partage et la répartition de la nourriture. Sans partage, l’alimentation redevient quelque chose de privé, d’égoïste.»

«Sans partage, l’alimentation redevient quelque chose de privé, d’égoïste.»

Les restos s’adaptent

Longtemps, les mangeurs solitaires étaient relégués près des toilettes ou derrière une plante verte. Mais s’il s’était agi de critiques gastronomiques ou d’inspecteurs du guide Michelin? Horreur! Aujourd’hui, la majorité des restaurateurs ont changé leur fusil d’épaule. Quelques restaurants de Barcelone, viscéralement attachés à l’ambiance collective, ont en revanche décidé de fermer leurs portes aux mangeurs solo, accusés d’entamer leurs recettes, dès lors qu’ils occupent une table de deux en ne payant que pour un seul. Ailleurs, en revanche, on voit fleurir des initiatives dans l’Horeca favorables à ces clients particuliers. Au Japon, la chaîne Hitori Shabu Shabu Ichi –Hitori signifiant seul– s’est spécialisée dans les plats conçus pour une seule personne. Comme l’américain Olive Garden. Au Japon toujours, des restaurants de ramens sont également tournés vers cette clientèle à laquelle ils proposent de manger dans une cabine qui leur est dévolue. La chaîne Ichiran, par exemple, met à la disposition des clients non accompagnés des «cabines de concentration des saveurs». Dans certains autres lieux nippons, on propose même aux âmes esseulées de faire table commune avec un robot. La chaîne italienne Vapiano a lancé l’an dernier les journées «du dîner solo».

Pour appréhender cette nouvelle vague de clients seuls, davantage à midi que le soir, davantage aux Etats-Unis, où le repas de famille est déstructuré depuis longtemps, qu’en Espagne ou en France, certains restaurants s’adaptent: ils prévoient de plus petites tables ou en troquent au profit de comptoirs élevés et de chaises hautes, tournés soit vers l’extérieur, soit vers un îlot de cuisine central et vers les cuistots, dès lors rendus visibles. L’image du manque de vis-à-vis est ainsi cassée. A Bruxelles, le restaurant Menssa a opté pour cet aménagement de l’espace. Idem chez l’américain Applebee’s. Les clients qui expérimentent la formule assurent qu’ils se concentrent et profitent ainsi mieux de leur repas et de son goût. Ils sont aussi davantage en lien avec le personnel. «Aux Etats-Unis, rapporte Emine Youssef, des restaurants consacrent une partie de leur espace aux solitaires: les serveurs, avertis, sont plus attentifs à eux. Et le lieu favorise les rencontres, pour ceux qui le souhaitent. Tout indique que des clients plus heureux dépensent davantage…» Selon une enquête de Lightspeed, 90% des clients sondés préfèrent d’ailleurs consulter la carte en version papier, ce qui donne l’occasion de discuter avec le serveur, plutôt que par QR-Code. Depuis une dizaine d’années, le guide indépendant Fooding affiche une rubrique «manger seul». Autant de petits pas franchis. D’ici à quelques décennies, la société qui encense tant l’individu aura peut-être appris à ne plus stigmatiser la solitude…

Le «no-show», ce fléau

Ils sont un fléau dans le monde de l’Horeca: les nombreux clients qui réservent une table dans un restaurant mais ne s’y présentent pas à l’heure dite, sans pour autant avoir annulé leur demande. Une pratique qu’on appelle le «no-show» –ou non-présentation. Selon un sondage effectué par le logiciel de gestion Horeca Zenchef et Lightspeed, 77% des gérants du secteur y sont confrontés chaque mois en Belgique. Pour 17% d’entre eux, cette désagréable surprise survient même plusieurs fois par semaine. Avec, à la clé, une perte de chiffre d’affaires estimée entre 10% et 20%, du gaspillage alimentaire et une gestion du personnel inappropriée. Pour ne pas y laisser leurs derniers boutons de culotte, les restaurateurs rivalisent de créativité. Certains exigent un acompte sur la facture à venir. C’est une pratique encore minoritaire en Belgique alors qu’elle est fréquente aux Pays-Bas et aux Etats-Unis, par exemple. D’autres restaurateurs recourent à une liste d’attente de manière à pouvoir appeler à la dernière minute des clients qui pourraient remplacer les absents indélicats. Enfin, ils sont nombreux à jouer la carte de la communication: ils renvoient des courriels de rappel avant la date fixée, voire exigent une reconfirmation de la réservation par e-mail. Ce recours aux courriers présente l’avantage de pouvoir expliquer aux consommateurs l’incidence de leur éventuel désistement non annoncé, en misant sur leur conscientisation des enjeux.

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