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Daniel Susskind : «Cols bleus ou blancs, l’intelligence artificielle nous menace tous»

L’homme serait irremplaçable sur le marché du travail. L’économiste Daniel Susskind affirme le contraire: des millions de travailleurs seront bientôt plongés dans le chômage technologique.

Tremblez, ils arrivent! Ils avancent à grands pas. D’ici, on discerne déjà la cadence mécanique du bruit de leurs bottes. Plus que quelques kilomètres pour marcher sur le marché du travail, pour vous «grand-remplacer», vous arracher votre morceau de pain, vous soustraire votre travail et vous jeter dans le désœuvrement le plus sinistre. «Ils», ce sont les robots, les IA, ces fruits amers de l’intelligence humaine et du progrès technologique qui, telles des créatures frankensteiniennes, se seraient retournés contre leurs créateurs. L’économiste Daniel Susskind s’ingénie à le prouver dans son dernier ouvrage Un monde sans travail (1). Le professeur à l’université d’Oxford y démontre que le travail, manuel comme intellectuel, risque de se raréfier dans les décennies à venir, précipitant des millions de travailleurs vers le chômage technologique.

Les robots et ordinateurs nous feront subir le même sort qu’ont subi les chevaux à l’arrivée des automobiles.

«Il n’y aura pas assez de travail pour tout le monde au XXIe siècle», soutenez-vous.

Chaque jour, on apprend que des systèmes et des machines remplissent des tâches que, jusqu’il y a peu, nous pensions strictement réservées aux humains: établir des diagnostics médicaux, conduire des voitures, rédiger des contrats juridiques, concevoir des bâtiments, etc. Qu’est-ce que cela signifie et implique pour la grande majorité d’entre nous, pour qui le travail est la principale, sinon la seule source de revenus? C’est l’une des plus grandes questions de notre époque. Or, nous ne prenons pas suffisamment au sérieux la menace d’un monde où il n’y aura pas assez de travail pour tous.

Vous venez d’évoquer la «menace» d’un monde sans travail. Dans le livre, cette nouvelle semble vous réjouir. Pourquoi cette ambivalence?

Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les humains furent confrontés à un immense défi: comment agrandir le «gâteau économique» pour que tout le monde puisse en vivre. La taille du gâteau était insuffisante pour satisfaire les besoins de tous. Mais au cours des trois cents dernières années, la croissance a décollé. La taille du gâteau économique mondial a explosé. Le PIB mondial par habitant – la valeur des parts individuelles du gâteau – est désormais d’environ 11 000 dollars. Grâce au progrès technologique, nous sommes très près de résoudre le défi qui n’a cessé de tourmenter nos ancêtres.

Serions-nous victimes de notre succès?

En effet, le chômage technologique qui nous menace est, d’une manière étrange, une conséquence de notre succès. Mais nous sommes désormais confrontés au défi du partage des revenus, car la façon traditionnelle de le faire – un salaire en échange d’un travail – est moins efficace qu’elle ne l’était par le passé. Pourtant, ce nouveau challenge est bien plus stimulant et enthousiasmant que celui qui a hanté nos ancêtres.

Vous ouvrez votre livre par «La parabole de la merde de cheval». Expliquez-nous.

Au XIXe siècle, dans les grandes villes comme Londres ou New York, les moyens de transport les plus populaires reposaient sur des centaines de milliers de chevaux. Naturellement, on retrouvait partout des quantités énormes de fumier. A l’époque, plusieurs personnes ont extrapolé cette situation pour imaginer un avenir où les villes seraient noyées sous le fumier. Sauf que dans les années 1880, le premier moteur à combustion interne fut construit. Il fut installé dans la première automobile et moins d’une décennie plus tard, Henry Ford mettait ses célèbres voitures sur le marché. New York, par exemple, s’est retrouvée avec plus de voitures que de chevaux et, cinq ans plus tard, le dernier tramway tiré par des chevaux fut mis hors service. La grande crise du fumier dont tout le monde s’inquiétait était terminée.

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D’habitude, cette parabole, est invoquée pour démontrer que les craintes face à l’automatisation sont infondées, irrationnelles et absurdes. Vous, au contraire, vous l’utilisez pour montrer qu’elles sont légitimes et rationnelles…

Absolument. Cette parabole est souvent racontée comme une histoire de triomphe technologique, pour donner une raison de rester ouvert d’esprit. Mais pour Wassily Leontief, économiste russo- américain nobélisé, cette histoire suggère une conclusion plus troublante. Il y voit la manière dont une nouvelle technologie (le moteur à combustion) a supplanté une créature (le cheval) qui, pendant des siècles, a joué un rôle central dans la vie économique. Il estime ainsi que les robots et ordinateurs nous feront subir le même sort que celui vécu par les chevaux de la part des automobiles.

Dès le début du XIXe siècle, New York s'est retrouvée avec plus de voitures que de chevaux, jusqu'alors premier moyen de locomotion.
Dès le début du XIXe siècle, New York s’est retrouvée avec plus de voitures que de chevaux, jusqu’alors premier moyen de locomotion. © getty images

Dans ce «monde sans travail», vous prophétisez un futur de «société de loisirs» où chacun disposerait d’un temps libre abondant.

Je ne pense pas qu’un «big bang» technologique nous guette dans un avenir très proche. En revanche, ce qui m’inquiète, c’est quelque chose de plus graduel, à savoir qu’à mesure que nous avançons dans le XXIe siècle, de plus en plus de personnes se retrouveront incapables d’apporter les contributions économiques à la société dont ils avaient l’habitude au XXe siècle. Et ce, en raison des changements technologiques en cours. Ceci dit, si nous pensons un monde avec moins de travail, cela favorisera forcément une société où les gens disposeront de plus de temps libre. C’est le nœud de ma réflexion: j’essaie de comprendre si c’est une bonne ou une mauvaise chose et comment nous, en tant qu’individus, pourrions gérer cela, et quel rôle doit jouer l’Etat face à cette nouvelle donne.

Justement, quel rôle doit jouer l’Etat dans ce «monde sans travail»?

L’Etat sera, à mon avis, le seul mécanisme alternatif au marché du travail. Nous aurons besoin d’un «big state» qui peut et veut jouer un rôle plus important dans le partage des revenus, car on ne pourra plus compter, comme par le passé, sur le marché du travail pour le faire. Je m’empresse de préciser qu’il ne s’agira pas du grand Etat du XXe siècle, un Etat de technocrates et bureaucrates téléguidé par un gouvernement central. Nous avons assisté à des tentatives en ce sens et elles ont échoué spectaculairement. Il ne s’agira pas d’un «big state» de production, mais d’un «big state» de distribution, un Etat qui assume un rôle plus important dans la distribution des richesses.

Revenons à ce «monde sans travail» que vous imaginez. Vous estimez que même les métiers «intellectuels», voire artistiques, sont menacés.

Il existe une opinion largement répandue selon laquelle l’automatisation ne serait une menace que pour les cols bleus. J’ai pour ma part toujours estimé qu’elle est aussi un défi pour les cols blancs – les avocats, les médecins, les enseignants, les économistes, les architectes, les consultants… J’ai longuement développé cette idée dans un précédent livre coécrit avec mon père, Richard Susskind, The Future of the professions (Oxford University Press, 2015). Je prolonge cette réflexion et confirme ce constat dans Un monde sans travail.

Pensez-vous que ChatGPT annonce l’automatisation des activités intellectuelles?

ChatGPT est un excellent exemple de la façon dont les nouvelles technologies empiètent sur les activités que les cols blancs pensaient hors d’atteinte de l’automatisation. Dans ce cas particulier, on note que cette application réalise des activités qui appellent la création, comme la mise en œuvre de textes captivants, amusants, persuasifs, informatifs, etc. Qu’on pensait, jusqu’à récemment, le privilège des cols blancs. Cela s’est avéré complètement faux.

Quel regard portez-vous sur la pétition d’Elon Musk et de centaines d’experts qui appellent à observer une pause sur les recherches sur l’IA?

Elle me laisse sceptique, pour plusieurs raisons. Pour commencer, la durée de six mois semble arbitraire – pourquoi pas trois ou 24? On ignore les motivations des signataires et ce qu’ils veulent vraiment réaliser. Ensuite, il y a le fait que la résolution des problèmes de sécurité de l’IA, à mon avis, nous oblige à avoir une meilleure idée du fonctionnement de l’IA. Or, parfois, celui-ci nous dépasse. Bref, une pause c’est bien mais un programme plus clair de ce qui aurait dû être fait pendant cette période aurait été bienvenu.

(1) Un monde sans travail. Comment les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle reconfigurent le marché du travail, par Daniel Susskind, Flammarion, 432 p.

Les machines seraient-elles aussi capables de partager des émotions et remplacer l’homme en tant qu’ «être affectif»?

La question des émotions est passionnante. Je pense qu’il convient de distinguer deux types de capacité émotionnelle chez les humains: d’un côté, notre capacité cognitive, à savoir notre capacité à détecter les émotions ; de l’autre, notre capacité affective, grâce à laquelle on ressent des émotions. Pour la première, nous disposons déjà de technologies en mesure de le faire mieux que les humains: il existe des systèmes capables de distinguer un authentique sourire de joie d’un sourire de convenance sociale. Par contre, l’aspect affectif des émotions est plus complexe.

Le grand défi que pose un «monde sans travail», insistez-vous, est d’investir la vie d’un sens, alors que celui-ci reposait justement sur le travail. Comment le relever?

On dit souvent que le travail n’est pas uniquement une source de revenus mais aussi une source de sens et de finalité. Si on accepte cette idée, il faut alors admettre que la menace d’un monde sans travail ne se limite pas à laisser des gens sans revenus, mais qu’elle peut aussi vider leur vie de son sens et de son but. Je pense que la question du sens est souvent négligée dans les débats. Or, elle est tout aussi importante que la dimension économique du problème.

Pourtant, travail et sens n’ont pas toujours été liés.

Deux choses sont importantes à rappeler sur ce point. L’une concerne le présent. Il est vrai que dans nos sociétés contemporaines, certaines personnes trouvent du sens dans leur travail – mais beaucoup, non. Aux Etats-Unis, par exemple, près de 70% des travailleurs affirment ne pas se sentir pleinement investis dans leur travail, et seulement 50% déclarent éprouver un «sentiment d’appartenance» à celui-ci. Le second constat est d’ordre historique: dans d’autres civilisations, des rapports très différents entre «travail» et «sens» ont existé. A Sparte, par exemple, la cité-Etat guerrière de la Grèce, les citoyens étaient élevés et disciplinés pour se battre et ils étaient fermement tenus à l’écart du travail productif par la loi. Aussi, Aristote et Platon pensaient que le travail était une sorte d’affaire excessivement nocive qui devait être évitée autant que possible. L’argument que j’essaie de faire valoir ici est que la relation entre le travail et le sens est bien plus complexe et bien moins figée qu’on pourrait l’imaginer.

Jusque-là, la question du sens au travail préoccupait peu les économistes. De quoi ce nouvel intérêt est-il le signe?

On ne peut sérieusement réfléchir au défi d’un monde sans travail sans engager parallèlement une réflexion sur la relation entre le travail et le sens. Cela a toute son importance car en fonction du point de vue adopté sur le sujet, on aura une vision totalement différente de la société. Si, par exemple, on pense que le travail est une source importante de sens, alors on sera probablement en faveur d’un programme de garantie d’emploi – un revenu et un sens vont alors de pair. Mais si on est plus sceptique, on sera plus favorable à un revenu de base universel, qui peut offrir un revenu et permet de chercher du sens ailleurs qu’au travail.

A ce sujet, plutôt que pour un revenu universel «inconditionnel», vous plaidez pour un revenu universel «conditionnel». Mais conditionné à quoi?

A première vue, un revenu de base universel est une réponse très séduisante au défi d’un monde avec moins ou sans travail. Parce qu’elle semble résoudre le problème économique d’assurer un revenu à tous. Or, la difficulté est que même si un revenu de base universel peut résoudre le problème de la distribution – comment partager la richesse dans la société – il ne résout pas ce que j’appelle le «problème de la contribution», qui consiste à donner à toute personne la possibilité de contribuer à la société et d’être considérée comme un contributeur. A mon avis, aujourd’hui, la solidarité sociale s’explique par le sentiment que tout le monde apporte sa pierre à l’édifice économique par le travail et les impôts. Si une personne se retrouve au chômage, mais qu’elle est apte à travailler, alors on s’attend à ce qu’elle cherche du travail afin de recevoir une aide. Je soutiens donc que si nous adoptons un revenu de base, nous devons le rendre conditionnel, c’est-à-dire qu’il doit être assorti d’une condition – reste à déterminer sa nature et sa forme. Bref, la raison pour laquelle je n’aime pas un revenu de base universel est que, bien qu’il aborde des questions de justice distributive – quelle est la manière équitable de partager les revenus dans la société – il ignore les questions de justice contributive – comment donner aux gens la possibilité de contribuer à la société.

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