Thierry Fiorilli

C’est beau comme les funérailles de Liliane

Thierry Fiorilli Journaliste

Personne n’aime ça. Parce qu’on est éventré de chagrin. Ou parce qu’on assiste à l’éventrement de proches. D’ordinaire, on ne les connaît que gais, énergiques, solides, colériques, taciturnes, frivoles ou solennels, et les voilà ruisseaux de larmes. Et nous aux premières loges, à assister à leur supplice. Personne n’aime ça. Mais on y va. Parfois fracassé, puisqu’on connaissait bien le défunt. Parfois sans qu’on l’ait jamais croisé. On y va alors pour ce parent, cette amie, ce collègue. C’était le cas, l’autre vendredi. Rendez-vous au crématorium, pour la maman d’un pote, un vrai, depuis déjà oh! trente ans, facile. On en a combiné de toutes sortes, avec lui. On a bossé ensemble, réussi des choses, échoué, rebondi, échafaudé, rallié, déplu, festoyé, enragé, traversé des orages et des oasis. On a côtoyé deux de ses trois frères, vu grandir ses filles, écouté les histoires de sa blonde, suivi ses voyages au long cours. Mais on n’avait jamais rencontré sa maman. Liliane.

C’était full, plein de gens debout. Le matin était pluvieux et puis le soleil avait fait la route, lui aussi. On y a conté pas mal de la vie de Liliane. Quand elle s’appelait Lily, durant la guerre. Quand elle était enfant cachée. Une de ses petites-filles avait fait un podcast, pour ses études, deux mois plus tôt, sur les émotions, et elle l’avait interviewée, on a donc entendu la voix de Liliane, une voix au timbre grave, dire qu’elle était haute comme trois pommes quand ses parents l’ont confiée à une autre famille et que les consignes qu’on lui avait données étaient claires lorsqu’elle avait abouti dans un pensionnat, sous l’Occupation: «Tu ne dis jamais comment tu t’appelles vraiment, tu ne parles pas des tiens, tu ne te confies pas, tu gardes tout pour toi. C’est sans doute pour ça que j’ai toujours eu du mal à montrer mes sentiments, à dire “je t’aime”, à câliner.»

Mais une autre petite-fille nous a appris qu’elle, elle l’a «forcée» à donner des câlins. Et ça a marché. On a expliqué que Liliane n’appelait jamais personne mais qu’elle était là pour tout le monde. Qu’elle ne traitait pas bien les serveurs, au restaurant, qu’elle disait des gros mots, savait lever le coude et oubliait les dates d’anniversaire de ses propres fils parfois, mais qu’elle parlait six langues, cultivait l’amour du mot précis, léché, était passionnée de culture et de musique – on a donc eu notamment Le Pornographe, de Brassens, et le magnifique End of the Line, de Nina Simone – et faisait la meilleure mayonnaise du monde. Un des quatre frères a rapporté une blague qu’elle lui avait racontée à l’hôpital. Un autre comment elle faisait comprendre, mine de rien, qu’on a tort de toujours considérer que nos problèmes sont plus graves que tous les autres, d’ailleurs «tiens, j’ai retrouvé ton vieux doudou, de quand tu étais gamin» et les insomnies d’adulte ont cessé. Le troisième qu’elle avait mille défauts mais que c’était quelqu’un d’exception, au sens «extra ordinaire» du terme, une femme de convictions, de valeurs, «comme mon père, et ils ont su nous les transmettre». Le quatrième qu’elle lui avait appris à se respecter, et à respecter les autres. Quelqu’un a dit que, oui, on ne la verrait plus mais qu’elle serait là tout le temps.

On était là pour donner de la force. Et ce sont celles et ceux pour qui on était venu qui nous en ont donné. Au point qu’on est reparti plus grand. Si on l’avait rencontrée plus tôt, Liliane, on serait aujourd’hui géant.

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