Les conversations sont parsemées de petits mots ou expressions qui semblent dispensables. Pourtant, tout le monde les utilise: s’ils ne sont pas informatifs, ils assument d’autres fonctions.
«Salut, ça va? Ouais, j’avoue… Du coup, tu passes me chercher, vers 9 heures genre?» Bienvenue dans un monde où le langage ne dit plus tout à fait ce qu’il veut dire. Car à la question «ça va?», il est plutôt conseillé de ne pas répondre, du moins si l’interlocuteur n’est pas un ou une proche. «Quand on vous demande « Comment allez-vous? », pensez à répondre spontanément « Très bien, merci, et vous? », même si les sujets de préoccupation ne manquent pas et que vous vous sentez particulièrement mal au moment où l’on vous pose cette question, conseille l’ouvrage Le Savoir-vivre en 365 jours (Soliflor, 2006). D’autre part, n’espérez pas de réponse en retour.» On n’attend donc pas d’en apprendre davantage sur l’autre. Embrayer sur ses problèmes d’articulations ou ses peines de cœur embarrasserait d’ailleurs celui ou celle qui vous fait face. Détail piquant: à l’origine, l’expression «ça va?», qui remonte à la fin du Moyen Age, consistait à s’enquérir de l’état de santé de son vis-à-vis en l’interrogeant sur l’état de ses selles, précieux indicateur de bien-être, à l’époque…
Aujourd’hui forme de salutation et code social en Occident, le «ça va?» constitue une passerelle entre le silence qui précède et la conversation qui va suivre, y compris dans les messages numériques. Une entrée en dialogue, en quelque sorte, qui signifie à l’autre qu’on y est prêt. C’est «une expression routinisée», disent les linguistes. «Un jalon qui structure les bases d’un dialogue, éclaire Gilles Col, professeur de linguistique à l’université de Poitiers. Cela équivaut au how do you do? anglais, qui n’appelle pas non plus de réponse, sauf à vouloir passer pour un impoli.» Dans ce cas, il signifie plutôt «enchanté de faire votre connaissance» et on y réagit de la même manière. Si la météo personnelle de votre interlocuteur vous importe vraiment, mieux vaut plutôt opter pour une question plus franche et plus personnalisée: «On mesure, en fonction du contexte, si l’on peut répondre au premier degré ou pas», précise Elisabeth Degand, professeur de linguistique générale à l’UCLouvain.
«Le langage n’est pas qu’un outil de transmission d’informations. Il sert aussi à établir le lien avec d’autres.»
Remplir le vide
C’est le linguiste russo-américain Roman Jakobson qui a, le premier, mis en évidence ce que l’on appelle «la fonction phatique du langage»: en vertu de ce prisme d’analyse, le but d’une expression comme «eh bien, voilà» n’est pas de transmettre une information mais bien d’établir la communication avec son interlocuteur.
La courte formule «ça va?» donne aussi à l’interlocuteur le sentiment qu’il est pris en considération. Elle fonctionne comme quelques gouttes d’huile glissées dans les rouages des relations et de la communication. S’en passer perturberait d’ailleurs cette dernière et provoquerait une forme d’incertitude: l’autre est-il vraiment prêt à communiquer avec moi? Si la conversation a lieu en face à face, le langage non verbal peut bien sûr constituer un indicateur de remplacement, mais lors d’un appel téléphonique, seule la voix peut renseigner sur sa propre disposition à parler.
Au même titre que le «allô», qui ne veut rien dire, le «ça va?» ne signifie donc pas ce qu’il exprime. Dans la sphère professionnelle, d’aucuns choisissent d’ailleurs, en entamant une conversation téléphonique, de se présenter par leurs nom et prénom, ce qui permet, de façon plus claire, de se dire ouvert au dialogue tout en fournissant une information précieuse: voici qui je suis, est-ce bien à moi que vous souhaitez parler? «Le langage n’est pas seulement un outil de communication ou de transmission d’informations, ajoute Elisabeth Degand. Il sert aussi à établir le lien avec d’autres.» Le «allô», en français, est ainsi la forme conventionnelle utilisée pour ouvrir le canal de communication.
Le «voilà», beaucoup utilisé, ne sert pas non plus seulement à présenter quelqu’un mais permet de faire comprendre à son interlocuteur que l’on en a terminé avec un chapitre particulier de la discussion, qu’on lui passe en quelque sorte le relais et qu’il lui revient à présent d’intervenir. Comme d’autres expressions, par exemple «en fait», «ben oui», «sérieux?», le «voilà» peut aussi servir à remplir le vide, soit parce que le silence fait peur, soit parce qu’il est difficile d’exprimer ce qu’on ressent alors. Glisser à intervalles réguliers des «n’est-ce pas?» dans la conversation permet aussi de vérifier que l’on est bien écouté. Et de gagner un peu de temps pour formuler sa phrase suivante…
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Quant aux «j’avoue», «du coup», «genre», ce sont des marqueurs discursifs qui structurent le discours. «Ils n’arrivent pas n’importe où mais en début ou en fin de phrase, dans des pauses ou des interruptions, ou pour changer de sujet», indique Elisabeth Degand. Et leur premier sens a tendance à s’effacer au profit d’une dimension plus abstraite, dans un mouvement de désémantisation. Ainsi, «j’avoue» glisse de l’expression de l’aveu à l’expression d’une opinion personnelle mitigée. Quant au célèbre «pas de souci», très en vogue sous ces latitudes mais ignoré au Québec, il a lui aussi perdu, au fil du temps, une partie de son sens de départ. «L’expression est désormais utilisée pour dire « oui » mais les deux sens coexistent encore parallèlement», souligne Elisabeth Degand. Ces expressions ont une durée de vie plus ou moins longue, que nul ne peut prédire.
«Il est en réalité rare de produire des énoncés de type « Paul aime Marie » qui ne soient pas encadrés par ce qu’on appelle des pauses pleines (« euh »), des post-rhèmes (« c’est vrai, quoi »), et précédés d’un préambule plus ou moins étendu (« en fait, je crois »)», souligne le spécialiste en linguistique Jean Szlamowicz. En effet.
«Le langage échappe à la volonté individuelle.»
Et les jeunes?
Les jeunes ne sont pas plus friands de la fonction phatique du langage que les adultes. «Tout au plus ont-ils moins besoin que les plus âgés d’une structuration du langage parce que leurs capacités mémorielles sont plus grandes et plus rapides que celles des adultes, observe Gilles Col. Dans la foulée, ils n’utilisent pas ces marqueurs de langage pour structurer un discours, plutôt comme un signe d’appartenance à un groupe social.» S’ils ne pratiquent pas l’adverbe «néanmoins», et moins encore le vieillissant «nonobstant», ils piquetteront leur discours de «gros», qui ne se rapporte en rien à la taille de leur interlocuteur mais se veut plutôt le signe d’une relation d’affectueuse proximité, ou de «go», un terme qui désigne une fille ou une femme, voire sa propre amoureuse. «Les jeunes sont très créatifs avec le langage, confirme Elisabeth Degand. De la même manière que leurs vêtements ou leurs coiffures, le langage constitue pour eux un signe d’appartenance, avec des références communes qui leur sont propres. Ce phénomène s’est observé à toutes les époques.» Une façon de distinguer les «eux» et les «nous». Comme le verlan, jadis, qui permettait de se parler sans être compris par les autres. Les jeunes s’offusquent d’ailleurs si des adultes adoptent tout à coup leurs codes de langage. «Dès qu’une langue est vivante, elle évolue: ça fait 2.000 ans qu’on dit que les jeunes parlent n’importe comment», sourit Elisabeth Degand.
Et gare aux adultes qui se permettraient de poser un jugement moral sur cette manière de parler. «Ce n’est pas pertinent de porter un jugement moral sur l’évolution de la langue, c’est même un peu naïf, estimait Richard Huyghe, professeur en linguistique française à l’université de Fribourg, dans les colonnes du journal Le Temps. On ne peut pas imaginer une langue sans évolution. C’est dans sa nature, elle n’est jamais figée.» Tenter de contrarier ces évolutions ou ces habitudes de langage passagères serait vain. «Le langage échappe à la volonté individuelle, rappelle-t-il. Donc quand l’institution, scolaire par exemple, essaie de déterminer nos pratiques, cela fonctionne assez mal. Surtout chez les jeunes, pour qui la fonction sociale du langage est précisément de se distinguer en tant que groupe.»
Et au Cameroun?
Au Cameroun, la salutation pour entrer en dialogue se pratique de la même manière qu’en Occident. La forme est toutefois différente, rapporte Bernard Mulo Farenkia, professeur de langue française et de linguistique à la Cape Breton University, dans Le Courrier de la Nouvelle Ecosse. On peut ainsi interpeller l’autre par un «comment non, mon frère/ma sœur?», un «sinon c’est comment, alors?», voire un plus direct «tu vis même?». Parmi les autres formules interrogatives qui se placent en début de conversation, on relève encore des «on dit quoi?», «tu es là?» et le poétique «tu respires?» En réponse, on peut entendre ceci: «Non, ça va, me voici», l’inattendu «voici mes restes», ou encore «laisse-moi comme ça, ma sœur». Si le temps vous est compté et que vous ne souhaitez pas obtenir d’authentiques réponses à votre question, ne demandez pas ce qui préoccupe votre vis-à-vis, conseille Bernard Mulo Farenkia. Sinon, vous risqueriez fort d’entendre ceci: «Les temps sont caillou.» Ce qui se passe de tout commentaire.