Pour les patrons de la tech, comme Jeff Bezos, la conquête des étoiles est devenue, aussi, celle des dividendes. © GETTY

Comment la conquête de l’espace a basculé dans l’ère des dividendes et de l’astrocapitalisme

Elon Musk, Jeff Bezos et les start-up du «New Space» ont repris la main sur le récit spatial. Promesses d’innovation, exode orbital, astrocapitalisme: un nouvel imaginaire s’installe. A coup de millions.

Le rêve spatial a-t-il basculé dans l’ère des dividendes? Tandis qu’Elon Musk (SpaceX) enchaîne les lancements comme d’autres orchestrent des levées de fonds, que Jeff Bezos (Blue Origin) esquisse les contours d’un exode orbital, et que des start-up évaluent déjà la valeur marchande des astéroïdes, l’espace semble s’être mué en terrain de spéculation. Autrefois domaine d’exploration scientifique et d’ambition publique, étatique et collective, le cosmos bascule dans l’orbite des intérêts privés et du prestige technologique. Sous couvert de progrès et d’innovation, c’est un véritable changement de paradigme qui s’opère, celui d’un ciel régi moins par la quête de connaissance que par la logique du capital.

Un constat fait désormais consensus: la nouvelle ruée vers les étoiles n’est plus l’affaire exclusive des Etats. Elon Musk et SpaceX dominent l’actualité du secteur et redessinent la grammaire même de la conquête spatiale. Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, documente cette mutation dans Les Astrocapitalistes. Conquérir, coloniser, exploiter (Payot, 2025). Il y note que «SpaceX s’emploie à prendre de vitesse la concurrence, à monopoliser la définition de la situation et des buts à endosser, à incarner la relance de la course à l’espace.» Ce glissement, bien loin d’être neutre, signale l’émergence d’un nouvel ordre orbital où la vision entrepreneuriale s’impose comme norme. L’astronautique, autrefois pilotée par des agences publiques au nom d’un bien commun scientifique, se convertit peu à peu en terrain de jeux capitaliste, porté par une foi techno-libérale qu’Arnaud Saint-Martin n’hésite pas à qualifier de «système cohérent de croyances, de productions symboliques et de valeurs partagées».

78% des recettes générées en 2023 par l’économie spatiale l’ont été par des entreprises privées.

Cette dynamique du secteur privé, portée par une poignée d’acteurs, s’accompagne d’un basculement économique tangible, que confirment les chiffres récents du secteur. En effet, après le pic de 2021, les investissements privés dans le spatial ont ralenti mais demeurent substantiels: environ 8,8 milliards d’euros en 2022 injectés dans les entreprises du secteur, puis autour de six milliards d’euros en 2023 suite au resserrement du financement mondial. Selon Space Foundation, organisation américaine à but non lucratif qui se consacre à la promotion de l’exploration, de l’éducation et du développement économique liés à l’espace, le secteur commercial représente désormais la majeure partie de l’économie spatiale (près de 78% des 570 milliards de dollars générés en 2023, contre 22% par les budgets publics des agences telles que la Nasa aux Etats-Unis, la CNSA en Chine ou l’ESA pour l’Europe). Cette domination du privé se reflète aussi dans les lancements: 2.917 satellites ont été mis en orbite en 2023 (record absolu, contre 2.485 en 2022), la grande majorité par des opérateurs commerciaux (seulement 66 satellites étaient d’origine strictement militaire). Parmi les nouveaux marchés spatiaux en plein essor figurent les mégaconstellations de télécommunications, l’observation de la Terre, le tourisme spatial et même l’extraction de ressources extraterrestres. Par exemple, le marché des services Internet grâce aux satellites en orbite basse pourrait passer d’environ quinze milliards de dollars aujourd’hui à 108 milliards d’ici à 2035, selon une analyse de Goldman Sachs. Enfin, le tourisme spatial, encore naissant (quelques vols privés suborbitaux et orbitaux), est anticipé à près de trois milliards de dollars en 2030 d’après un rapport de la banque suisse UBS.

Le virage Apollo

Pourtant, l’histoire de la conquête spatiale a longtemps porté un souffle collectif et public. Lorsque la Nasa lance Apollo 11 en 1969, ce sont les Etats-Unis, et au-delà le monde entier, qui retiennent leur souffle. Les premiers pas sur la Lune, aussi coûteux furent-ils, s’inscrivaient dans une vision d’Etat: celle de la compétition idéologique de la guerre froide, mais aussi d’une ambition scientifique et technique partagée par les institutions. A l’époque, aucun entrepreneur ne se tenait aux commandes des fusées, et les agences étaient les dépositaires d’un imaginaire commun.

Ce modèle va pourtant se lézarder. La fin du programme Apollo en 1972 sonne comme un tournant: désenchantement budgétaire, désaffection du grand public, retrait stratégique. Arnaud Saint-Martin retrace cette bascule: «Le spatial n’est pas une priorité de l’administration Nixon. C’est la crise de l’économie capitaliste, le choc pétrolier, l’émergence de l’environnementalisme […] Avec 307 milliards de dollars dépensés (équivalent en dollars pour 2024), l’expérience Apollo fut aussi intense que dispendieuse.»

A cette impasse succède un nouveau souffle: celui du «libéralisme spatial». Les années 1980 voient émerger des figures militantes et technophiles qui rêvent d’un autre avenir pour l’astronautique, affranchi du monopole étatique. On les appelle les «space advocates», ces premiers convertis à une «vision d’un spatial privé, sorti du seul giron gouvernemental, à ouvrir à la « libre entreprise », en guise de réponse à la crise de croyance que traverse l’astronautique établi». Cette mutation idéologique est également portée par l’administration Reagan, qui renforce la légitimité d’un «space commerce» aligné sur les dogmes du marché.

L’orbite terrestre devient un marché, la Lune une escale, Mars une destination.

Aujourd’hui, le tournant est doctrinal autant que technologique. Sous la bannière du «New Space», une nébuleuse d’acteurs privés, de think tanks, de start-up, de mécènes et de fonds d’investissement redessine les contours du projet spatial. La logique n’est plus étatique, mais entrepreneuriale. Dans Les Astrocapitalistes, Arnaud Saint-Martin écrit: «S’agissant de l’attachement collectif à cette conception économiciste, dans les frontières du champ de l’astronautique, il n’est pas déraisonnable de parler de religion et de religiosité d’un système cohérent de croyances, de productions symboliques et de valeurs partagées, en voie d’expansion par un effort d’évangélisation dont le New Space est la vulgate.»

C’est ainsi qu’émerge peu à peu l’astrocapitalisme: une économie spatiale structurée autour d’acteurs privés, d’objectifs technologiques ambitieux et de nouveaux modèles d’investissement. L’exploration laisse place à la logique de l’innovation, l’orbite terrestre devient un marché stratégique, la Lune une escale, Mars une destination envisagée. La conquête du cosmos, naguère affaire d’Etats et de peuples, se trouve réorientée au service d’ambitions privées. Mais derrière les promesses futuristes, la question demeure: que reste-t-il du rêve collectif lorsqu’il devient une marchandise?

Le ciel comme business

«Des enfants de Star Wars.» Ainsi l’ingénieur Pierre-José Billotte, auteur de Homo Solaris. A l’aube d’une nouvelle civilisation (Fayard, 2025), décrit-il dans un entretien les figures du «New Space», Elon Musk en tête. Des rêveurs armés, mus par la certitude que le salut de l’humanité passe par l’orbite. Mais sous leur vision s’en cache une autre: celle d’un détournement du discours scientifique au profit d’ambitions commerciales. Chaque lancement est présenté comme une avancée décisive pour «sauver l’humanité». Arnaud Saint-Martin, de son côté, démonte cette rhétorique et décrit comment l’espace est devenu «une solution spatiale pour le profit et les affaires», portée par une «croyance dans les vertus et l’inexorabilité d’une expansion du capitalisme dans l’espace». Pierre-José Billotte nuance le diagnostic: «Je ne crois pas que ce soit un déni de réalité. Si l’on parle des activités spatiales en général, leur première mission est au service de la Terre.» Il cite le GPS, la météo, ou encore «les services pour lutter contre le réchauffement climatique dont la moitié des variables géoclimatiques sont mesurées par le spatial».

Derrière l’apparente neutralité du terme, les contours de la «science spatiale» se révèlent ambigus. Est-elle une quête de savoir désintéressée, ou un levier technologique orienté par des objectifs stratégiques? Pour Pierre-José Billotte, «la science est très présente dans l’espace et représente une part significative des dépenses publiques spatiales». Il cite les télescopes en orbite, les expérimentations de culture végétale en microgravité, ou encore les recherches menées à bord de la station spatiale internationale (ISS). Mais Arnaud Saint-Martin nuance cette lecture en soulignant que l’économie du spatial reste «encastrée ici-bas» –c’est-à-dire entièrement imbriquée dans les logiques de rentabilité, les alliances entre entreprises privées et institutions publiques, et les dynamiques industrielles. Loin de relever d’un pur idéalisme, le «New Space» repose sur un enchevêtrement d’intérêts, alimenté par les subventions d’Etat et les stratégies d’agences comme la Nasa. «L’exploration de l’espace est peu à peu convertie en solution spatiale pour le profit», note-t-il. Le vertige est réel: 7.000 satellites Starlink, 132 vols de Falcon-9 en 2024. Une industrialisation à marche forcée.

Face aux critiques, les entreprises invoquent la «transition écologique»: surveillance climatique, hydrogène vert, centres de données en orbite. «Vous ne pouvez pas mesurer la déforestation ou la dépopulation d’animaux, mieux utiliser l’eau […] sans le nouveau spatial», plaide Pierre-José Billotte. Mais cette promesse verte masque une logique plus profonde que dénoncent nombre d’observateurs: celle d’un imaginaire scientifique capté au profit d’un projet marchand, soutenu par les Etats eux-mêmes. Un récit héroïque… au service d’un agenda bien plus terrestre.

Chaque lancement est aujourd’hui présenté comme une avancée décisive pour «sauver l’humanité». © GETTY

Réparer la Terre ou la quitter?

Loin de prolonger un idéal collectif, la conquête spatiale contemporaine s’apparente de plus en plus à une fuite en avant: une élévation technologique qui permettrait d’échapper aux désastres terrestres plutôt que de les affronter. Une échappée vers le haut, portée par l’imaginaire de la rupture, davantage que par celui de la réparation. L’opposition entre réparer la Terre ou la quitter est devenue un clivage civilisationnel, que Pierre-José Billotte résume ainsi: «Ce sont finalement deux propositions sociétales mais qui débouchent sur des civilisations nouvelles, avec chacune ses valeurs et qui sont incarnées par deux « messies » des temps modernes qui mènent leur croisade pour « sauver l’humanité »: Elon Musk et Greta Thunberg.»

Pour l’auteur d’Homo Solaris, cette fracture est d’abord occidentale. Elle interroge ce que nous pensons être: «Fondamentalement, ce sont deux perceptions différentes de ce que nous sommes: humains ou terriens? […] Le véritable monde d’appartenance est l’univers vers lequel migrer.» Dans Les Astrocapitalistes, Arnaud Saint-Martin montre comment ce rêve d’un ailleurs rejoue les mythologies de la conquête: l’espace comme seconde chance, terrain vierge pour élites désillusionnées. Ce qu’il nomme l’«altération marchande de la doxa astronautique» remplace la quête de savoir par celle de la «solution spatiale», dopée par des financements privés.

Derrière l’idée de «sauver l’humanité» par Mars ou la Lune, certains voient un aveu d’impuissance. «Mon sentiment, c’est qu’ils considèrent le réchauffement climatique comme inéluctable. Et qu’il faut préparer des scénarios alternatifs, confie Pierre-José Billotte. Plusieurs physiciens de renom comme Stephen Hawking n’ont pas dit autre chose.» Mais cette fiction d’exode fascine. Elle mobilise l’imaginaire, l’aventure, l’idée d’infini. Dans un monde saturé de limites, l’espace reste une promesse. A condition de pouvoir s’y projeter. Car sous l’apparence d’un rêve universel, c’est une humanité à deux vitesses qui se dessine: entre ceux qui décolleront, et ceux qui resteront, à gérer les ruines.

Face aux ambitions planétaires de SpaceX ou Blue Origin, l’Europe et l’ESA peinent à peser. © GETTY

Et l’Europe dans tout ça?

Face aux ambitions planétaires de SpaceX ou Blue Origin, l’Europe peine à peser. Ni leader industriel ni alternative idéologique. «Hormis dans le domaine scientifique, l’Europe n’a pas pris la mesure de la situation, déplore Pierre-José Billotte. Que ce soit au niveau public ou au niveau privé, elle dépense cinq fois moins qu’une nation comme les Etats-Unis dont la taille est similaire.» Certes, le Vieux Continent peut revendiquer quelques réussites: le programme Galileo, les satellites Copernicus, les missions de l’ESA. Mais sur le plan stratégique, il manque une vision d’ensemble. «Le fond du dossier est lié au fait qu’il n’existe pas d’Europe-puissance, poursuit l’ingénieur. Pour faire court, l’ESA, qui n’est pas une agence de l’UE, doit le devenir, et son budget alloué par la Communauté européenne (et non pas les Etats) à la hauteur de nouvelles ambitions.»

«L’ESA, qui n’est pas une agence de l’UE, doit le devenir, et son budget être à la hauteur de nouvelles ambitions.»

En Europe, l’essor du «New Space» est plus récent et son poids économique moindre. Selon l’Institut européen de politique spatiale (ESPI), en 2022, environ 1,1 milliard d’euros ont été investis dans les start-up spatiales européennes (un record historique), une contribution encore modeste au regard des 13,85 milliards d’euros de budgets publics spatiaux européens la même année. Stratégiquement, l’Europe accuse un retard face aux Etats-Unis (et dans une moindre mesure la Chine): les acteurs américains concentrent près de 60% des financements privés spatiaux mondiaux en 2023, contre seulement 16% pour l’Europe (la Chine autour de 9%) Pour combler ce fossé, les pouvoirs publics européens multiplient les initiatives de soutien au «New Space». La Commission européenne a ainsi lancé en 2022 le fonds Cassini, doté d’au moins un milliard d’euros sur cinq ans pour financer les jeunes pousses du spatial et éviter leur exil hors d’Europe.

Face à cette dynamique mondiale portée par les géants du «New Space», force est de noter que l’Europe cherche encore sa place dans une compétition technologique et économique de plus en plus structurée. Une simple relance budgétaire ne suffirait pourtant pas. Sur le fond, Arnaud Saint-Martin appelle à repenser le rapport au cosmos: sortir d’un imaginaire de domination pour inventer une approche plus sobre, plus coopérative. Il dénonce un projet spatial qui épouse une logique de domination des corps, des esprits et des milieux. Néanmoins, certains signaux faibles en Europe laissent entrevoir des options: astronomie citoyenne, désorbitage des débris, télédétection open source, réseaux universitaires indépendants. Pierre-José Billotte souligne que «les activités spatiales sont déjà largement tournées vers le bien commun.» Il cite les dizaines de télescopes spatiaux, les services de connectivité et les applications environnementales.

Encore faut-il que le futur ne soit pas confisqué. Car l’espace, plus qu’un terrain de conquête, est devenu un champ de projection idéologique. Un miroir. Reflet de choix, de fractures, de rêves d’expansion… d’une capacité à imaginer un autre lien avec l’inconnu. Reste à savoir: qui tiendra le miroir, et pour raconter quelle histoire?

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