© Diego Franssens

Adil El Arbi: « Spielberg de Molenbeek » et Prix de la citoyenneté

Han Renard

Le réalisateur Adil El Arbi s’est vu décerner le prix de la citoyenneté par la Fondation P&V. Pour son engagement social et la manière dont il accroît la diversité dans le cinéma. Rencontre.

«Les événements du 16 octobre m’ont ramené directement aux attentats du 22 mars 2016 et m’ont profondément marqué. L’auteur de ces actes ne représente pas ce que nous sommes, nous musulmans», telle est la réponse sobre du réalisateur et scénariste belge d’origine marocaine Adil El Arbi après l’attentat perpétré dans la capitale, qui a fait deux morts et un blessé. Nous l’avions rencontré quelques semaines auparavant, entre deux allers-retours entre Bruxelles et les Etats-Unis, où il termine Bad Boys 4, coréalisé avec son inséparable compère Bilall Fallah. Après l’énorme succès de Bad Boys for Life, le duo s’était engagé pour cette suite, dont l’acteur vedette est à nouveau Will Smith.

En ces temps de polarisation et d’anxiété, la société aspire à des «figures de connexion» comme Adil El Arbi. Ce 26 octobre, la Fondation P&V lui a décerné le Prix de la citoyenneté, qui récompense «les personnes qui s’engagent en faveur d’une société ouverte, démocratique et tolérante». Le jury a salué l’engagement social d’Adil El Arbi envers les jeunes et son travail de promotion de la diversité et de l’inclusion dans l’industrie cinématographique. Autour d’un café à la gare maritime de Bruxelles, le réalisateur évoque la polémique autour des propos du président de Vooruit, Conner Rousseau, en état d’ébriété, sur la communauté rom, ces «hommes bruns» (littéralement) sur lesquels les matraques devraient être utilisées un peu plus souvent.

Que pensez-vous de ces déclarations?

Elles montrent malheureusement à quel point le racisme est encore vivace. Tout le monde éprouve de temps à autre des sentiments racistes, mais il faut y résister activement, en soi et chez les autres.

Avez-vous déjà été confronté à des préjugés racistes?

La première fois, j’avais 16 ou 17 ans, dans une sorte de bar dansant. Mes camarades de classe, qui étaient tous blancs, ont été autorisés à entrer, pas moi. C’était très confrontant. Ils étaient aussi choqués que moi: «Quoi? le racisme existe vraiment?!»

Le racisme fait partie de la société. On ne pourra jamais l’éradiquer complètement, c’est un combat permanent.

Que pensez-vous de l’argument «j’étais saoul» avancé par Conner Rousseau?

Les Romains disaient in vino veritas: quand les gens sont ivres, ils montrent leur vraie nature. L’alcool peut être une excuse, mais lorsqu’on prononce ce genre de propos, même ivre, c’est que quelque part, ils devaient déjà être présents dans la tête. De plus, quiconque veut gouverner le pays a une fonction de modèle. Réfléchir à deux fois avant de faire de telles déclarations ne serait donc pas inutile. Mais ce qu’a déclaré le président de Vooruit est malheureusement représentatif de ce que pensent beaucoup de gens. Le racisme fait partie de la société. On ne pourra jamais l’éradiquer complètement, c’est un combat permanent. Ensuite, il faut réfléchir à la manière dont on l’aborde. On peut réagir très agressivement, mais accuser les gens de racisme pour la moindre chose est également trop extrême à mes yeux. La meilleure façon de neutraliser le racisme est d’apprendre à mieux connaître son prochain et les autres cultures. Personnellement, j’essaie toujours de faire des films et des séries pour un public le plus large possible, de toutes origines et croyances. Je veux rassembler les gens.

«A Bruxelles plus qu’à Anvers, où qu’on pointe la caméra, il y a une sorte de grandeur.»
«A Bruxelles plus qu’à Anvers, où qu’on pointe la caméra, il y a une sorte de grandeur.» © Diego Franssens

Même si vos œuvres portent souvent sur des personnes issues de l’immigration?

Bilall El Arbi et moi essayons de raconter une histoire universelle, où chacun peut ressentir de l’empathie pour les personnages. Tout comme on peut regarder des films coréens ou brésiliens et éprouver de la sympathie pour des personnages qui ne nous ressemblent pas physiquement ou ethniquement. Pensez également à l’intérêt que suscite la culture manga chez les enfants du monde entier. Même dans un univers imaginaire situé dans un pays lointain, les gens peuvent se reconnaître. C’est un signe d’espoir.

Quel regard portez-vous sur la diversité dans le cinéma belge aujourd’hui?

Elle évolue dans la bonne direction, mais très lentement. Lorsque notre premier long métrage, Image, est sorti en 2014, on ne voyait guère de personnes de couleur à la télévision et dans les films. Nous pensions que le succès de films comme Image, Black et Patser changerait la donne, mais cela prend plus de temps que prévu. Bien sûr, bon nombre des acteurs que nous avons contribué à lancer à l’époque sont plus présents à l’écran aujourd’hui. C’était d’ailleurs le but recherché. Des gens comme Nabil Mallat, Saïd Boumazoughe et Nora Gharib font aujourd’hui partie du paysage audiovisuel. Mais j’espérais qu’il y aurait désormais plus de gens comme nous derrière la caméra. Les choses bougent plus lentement encore chez les réalisateurs. La réalisation d’un film est bien sûr un projet d’envergure. Les producteurs ont peur de confier cette responsabilité à quelqu’un avec peu d’expérience.

Il y a maintenant le réalisateur belgo-congolais Baloji, dont le premier long métrage, Augure, primé à Cannes, est sélectionné aux Oscars.

Mais Baloji était déjà une star, bien sûr.

Vous êtes considéré comme un modèle pour les jeunes migrants qui ont des ambitions cinématographiques, mais qui étaient vos modèles lorsque vous étiez adolescent?

Ils venaient tous d’Amérique: Steven Spielberg, Oliver Stone, Spike Lee, Martin Scorsese. J’ai beaucoup étudié ces réalisateurs en détail, notamment leur parcours de vie et la manière dont ils ont réalisé leur rêve. Bien sûr, les réalisateurs que j’admire sont nés en Amérique, ce qui les a aidés à percer dans l’industrie cinématographique. Mais beaucoup d’entre eux ont eu une enfance difficile et sont malgré tout devenus des icônes du cinéma.

Le Time vous a qualifié de Steven Spielberg de Molenbeek. Vous avez apprécié?

(rires) A l’époque, je n’habitais probablement pas à Molenbeek, maintenant j’habite à proximité, mais à part ça, c’est très cool d’être appelé comme ça. Le Spielberg de Molenbeek? Un jour… Je suis loin d’être à ce niveau, mais j’y travaille. Et Molenbeek est en effet l’arène de beaucoup de nos projets bruxellois, comme Image, Grond ou Rebel.

Même dans un univers imaginaire situé dans un pays lointain, les gens peuvent se reconnaître. C’est un signe d’espoir.

En raison de l’importante communauté marocaine qui y vit?

Molenbeek est tout simplement la commune bruxelloise que je connais le mieux. Une grande partie de ma famille y habite. Lorsque, enfant, je venais d’Anvers à Bruxelles avec mes parents, c’était toujours à Molenbeek. C’est l’endroit idéal pour moi. Et si vous devez déambuler quelque part, autant le faire dans un quartier que vous connaissez bien et qui est visuellement intéressant. Nos histoires s’accordent bien avec ce lieu, il est donc logique d’y tourner. Ce qu’il y a de bien à Bruxelles en général, c’est que, quel que soit l’endroit où l’on pointe la caméra, il y a immédiatement une sorte de grandeur. Lorsque nous avons tourné Patser à Anvers – je suis originaire d’Anvers – notre cameraman répétait souvent: pourquoi cela ne fonctionne pas ici? Parce qu’à Anvers, il est beaucoup plus difficile de donner un aspect grandiose aux rues et aux bâtiments. Même si vous n’avez pas de budget, à Bruxelles, vous avez aussitôt un sens cinématographique, qui est beaucoup plus difficile à recréer à Anvers.

© Diego Franssens

Des films comme Black, sur les gangs urbains noirs, Rebel, sur les Syriens de Molenbeek, ou Patser, sur le trafic de drogue dans les communautés marocaines et italiennes ne contribuent pas d’emblée à leur donner une image plus positive…

Les histoires que nous racontons se déroulent dans le milieu criminel. Nous ne faisons pas de comédies romantiques, cela ne m’intéresse pas. Nous faisons des films d’action et de violence, mais ils traitent toujours de thèmes socialement pertinents, sur lesquels souvent aucun film n’a été réalisé. Par exemple, il n’y a jamais eu de film sur la violence urbaine à Bruxelles, ni de film approfondi sur le terrorisme et les combattants syriens de Belgique. Idem pour Patser. Lorsque nous avons réalisé ce film, les médias parlaient très peu du problème de la drogue à Anvers. Tout le monde voyait Anvers comme une ville de mode et d’art, sans vraiment s’intéresser à ce qui se cachait sous la ligne de flottaison. D’ailleurs, nous essayons toujours de faire de nos criminels des personnages nuancés et complexes. Martin Scorsese et Francis Ford Coppola – loin de moi l’idée de me comparer à eux – ont reçu les mêmes critiques de la part de la communauté italo-américaine lorsqu’ils ont réalisé des films comme Les Affranchis et Le Parrain. Or, ces films sont des chefs-d’œuvre absolus dans leur genre.

Conner Rousseau, encore lui, a dit de Molenbeek qu’on ne s’y sentait plus en Belgique. Est-ce le cas?

Je comprends qu’il dise cela, car d’une certaine manière, c’est vrai, mais Bruxelles est une métropole, et les métropoles ont certaines caractéristiques. Certains quartiers de New York, comme Chinatown ou Little Italy, ne ressemblent pas non plus à l’Amérique. Mais est-ce pour autant négatif? Et quelle est la solution? A Chinatown, tout le monde parle le mandarin. Dans les restaurants et les magasins italiens de Little Italy, les gens se parlent en italien. La plupart du temps, nous pensons que c’est cool qu’ils conservent cette tradition. Sans la communauté juive orthodoxe, qui parle yiddish, Anvers ne serait plus Anvers. Tout le monde doit-il s’assimiler? Je ne m’appelle pas Jan Peeters ou Marc Dupont, je ne leur ressemble pas non plus et je me considère comme un Marocain. C’est mon origine et ma culture. Mes parents sont nés au Maroc, j’ai beaucoup de famille là-bas, j’ai un passeport marocain… C’est peut-être facile pour moi de parler. Quand je vais au Maroc, je me sens chez moi. Alors mettez-moi dans un quartier plein de Marocains (rires) et je ne vois pas où est le problème.

Vous avez grandi dans un milieu multilingue, comme beaucoup de jeunes migrants. Considérez-vous cela comme un atout?

Certainement, et comme un enrichissement. Cela permet d’évoluer dans différents mondes avec aisance. Je parle la variante marocaine de l’arabe. Je n’ai pas encore appris l’arabe classique, j’y travaille, mais ce n’est pas facile. A la maison, j’ai été élevé en français, mes parents ne parlaient pas le néerlandais, et j’ai grandi avec des chaînes de télévision françaises comme TF1 et France 2. J’ai appris le néerlandais à l’école. J’ai travaillé dur et fait beaucoup d’efforts pour le maîtriser correctement. Je regrette de ne pas parler espagnol comme beaucoup de membres de ma famille au Maroc.

Rebel, qui raconte l’histoire de jeunes Molenbeekois partis se battre en Syrie, est sans doute votre film le plus personnel mais aussi le plus difficile et sensible…

Un tel film exige de bien se documenter au préalable. C’est presque un travail journalistique. On interroge beaucoup de gens, y compris des membres de familles des combattants syriens qui sont partis et sont morts. Nous avons discuté par Skype avec des combattants de l’Etat islamique (EI) qui se trouvaient dans une prison kurde. Nous avons également fait lire le scénario à un combattant syrien, qui nous a dit «c’est correct». Dans ce genre de film, il est important dire la vérité, sans ridiculiser ni minimiser.

Le danger n’était-il pas de développer une certaine compréhension pour les motivations de ces combattants?

L’intention était de faire un film historiquement exact. Mais si le personnage principal est un extrémiste dès le départ, le spectateur n’a pas envie de le suivre. Nous avons donc imaginé un personnage qui part d’abord comme travailleur humanitaire et qui, dans le chaos de la guerre civile syrienne, finit lentement mais sûrement par tomber dans les griffes de l’EI, se transformant en criminel et en terroriste. On voulait que le spectateur se demande: que se passerait-il si je me retrouvais soudain dans ces circonstances? Tout comme le film Trouble (NDLR: film de Tim Mielants adapté du roman de Jeroen Olyslaegers) soulève la question de savoir comment vous auriez agi pendant la Seconde Guerre mondiale.

Vous considérez-vous comme un réalisateur socialement engagé?

Je pense que oui, du moins pour les films que je réalise en Belgique. Ce serait bien si cela pouvait se faire un jour aux Etats-Unis, mais à Hollywood, un film doit d’abord et avant tout rapporter de l’argent, et ils ne veulent pas prendre trop de risques. A moins d’être un grand nom comme Martin Scorsese qui, à 80 ans, raconte l’histoire de l’assassinat systématique des Indiens Osage au début du siècle dernier dans Killers of the Flower Moon.

Qu’en est-il de votre engagement politique? J’ai lu que vous aviez figuré sur une liste du CD&V?

C’était il y a très longtemps, j’avais 18 ans, et je l’ai fait parce que ma mère pensait que c’était une bonne idée. Mais c’est une erreur de jeunesse.

Cela ne vaut donc pas la peine de la répéter?

Plus jamais. Déjà à l’époque, j’avais une aversion pour la politique. Je l’ai fait pour faire plaisir à ma mère, qui était impliquée dans la politique locale, mais cela me retournait l’estomac.

Pourquoi ce désamour?

La politique est souvent factice. C’est du théâtre, donc on ne voit plus la différence entre les gens pour qui la politique est vraiment une passion et qui veulent réellement en tirer le meilleur, et ceux qui y participent pour faire du profilage ou des choses de ce genre. Tout le monde se ressemble. C’est aussi très déroutant, il y a tellement de gouvernements dans ce pays…

Allez-vous voter?

Oui, je dois le faire. Mais en général, peu avant d’entrer dans l’isoloir, je ne sais pas pour qui, sauf que je ne voterai jamais pour le Vlaams Belang.

Seriez-inquiet si le Vlaams Belang devenait le plus grand parti de Flandre?

Ce ne serait pas la première fois. Nous avons déjà connu quelques dimanches noirs, et le «Flemish Bloc» a même été mentionné dans un épisode de The West Wing (NDLR: une série télévisée américaine sur la Maison-Blanche). Nous verrons bien. La Flandre n’est encore que la moitié d’un pays, où le Vlaams Belang devrait atteindre plus de 50% pour vraiment s’imposer. Cela n’arrivera pas. Et si le Vlaams Belang devait gouverner avec d’autres partis, qui voudrait s’allier à eux? Cela changera-t-il vraiment quelque chose de fondamental? Pour l’instant, je pense que tout va bien.

Bio express

1988

Naissance, à Edegem.

2012

Débuts à la télévision avec Bergica.

2014

Premier long métrage, Image.

2015

Deuxième film, Black, et débuts à la télévision américaine avec deux épisodes de Snowfall.

2018

Sort Patser, sur le milieu de la drogue à Anvers.

2020

Grande percée à Hollywood avec Bad Boys for Life.

2022

Film Rebel et série télé Ms Marvel, qui met en scène une fille musulmane dans le rôle d’une super-héroïne.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire