Carte blanche
L’inquiétant revirement de l’UE en matière de sécurité: séisme brutal ou avancée historique?
Une carte blanche de Inge Brees, responsable Plaidoyer à Search for Common Ground, une ONG internationale qui travaille dans le domaine de la résolution des conflits et de la consolidation de la paix.
Les défis posés par la guerre en Ukraine modifient la politique étrangère de l’Union européenne à une vitesse sans précédent. La petite bulle que constituent la coopération au développement et les affaires étrangères de l’UE m’est à peine reconnaissable, ayant pourtant occupé la fonction de responsable politique pendant plus d’une décennie. Les décisions sont prises rapidement, parfois même en silence. Sous le couvert de l’”urgence”, les questions critiques semblent superflues et nombreux sont ceux qui semblent s’être résignés à cette nouvelle manière de fonctionner.
Déjà lors des discussions sur le cadre financier européen pour la période 2021-2027, une proposition controversée a été avancée pour permettre à l’UE de renforcer les capacités de défense des pays non-membres, notamment en leur fournissant de l’armement. Toutefois, cette proposition était contraire au Traité de l’UE (article 41, paragraphe 2), qui n’autorise pas le financement d’activités ayant des implications militaires. Une solution a alors été trouvée : la nouvelle Facilité européenne de soutien à la paix (un nom qui ne manque pas d’ironie), qui demeure intergouvernementale et opère donc en dehors du budget propre de l’UE.
« Le Parlement européen n’exerce alors aucun contrôle »
Ainsi, la coordination est assurée par les institutions européennes, mais le financement est effectué par les Etats membres, sans transiter par l’UE. Le Parlement européen n’exerce alors aucun contrôle laissant aux seuls Parlement nationaux le pouvoir de demander des comptes, ce qui soulève de vives préoccupations quant à la responsabilité démocratique de ce type de financement.
« Pour la première fois depuis sa création, l’UE financera la production d’armes«
Inge Brees
Combien de parlements nationaux sont au courant ? Se rendent-ils compte que la Facilité européenne de la paix va bientôt doubler de volume ? Initialement, la Facilité européenne de la paix était en effet autorisée à dépenser un maximum de 5,7 milliards d’euros : c’est le plafond. En pratique, nous en sommes déjà à 7,9 milliards d’euros, qui passeront très probablement à plus de 10 milliards pour 2021-2027. En parallèle, il semble que nous nous sommes éloignés des conditions sine qua non de la Facilité de soutien à la paix que la société civile avait mises sur la table pour minimiser les risques, notamment en plaçant la sécurité humaine au centre des préoccupations et en garantissant une transparence et une responsabilité maximales.
Sécurité dans l’UE: des armes entre de mauvaises mains
Une nouvelle initiative inquiétante a suivi début juillet, lorsque les États membres de l’UE et le Parlement européen se sont mis d’accord sur l' »ASAP » (Act in Support of Ammunition Production – Acte de soutien à la production de munitions). Pour la première fois depuis sa création, l’UE financera la production d’armes. L’accord a été conclu en un temps record de deux mois et s’appliquera dès la fin juillet, ce qui contraste avec la durée moyenne de 12 à 18 mois d’un cycle politique de l’UE : l’urgence l’a emporté.
Accroître la production signifie logiquement plus d’armes utilisées dans des régions très fragiles et déjà accablées par les conflits. Qu’il s’agisse ou non d’une nécessité, je veux m’en tenir à l’essentiel. Mais dans ce court laps de temps, je me demande si les négociateurs ont également pris en compte le fait que les États membres de l’UE ne respectent que très peu leurs obligations en matière d’armement, de sorte que les armes se retrouvent entre de mauvaises mains ? Et qu’en est-il des responsabilités de l’UE et du rôle que peut jouer cette dernière pour enrayer ces conséquences néfastes ?
En outre, il est très surprenant que ces discussions sur la sécurité à l’intérieur et à l’extérieur du continent européen ne s’accompagnent pas d’une plus grande attention portée aux stratégies à long terme pour mettre fin aux conflits violents. Malgré l’importance accrue accordée aux conflits, nous constatons une diminution du financement de l’UE pour la consolidation de la paix dans les années à venir, et au niveau mondial, nous sommes également au niveau le plus bas depuis cinq ans. Contradictoire, n’est-ce pas ?
Intérêts économiques et coopération au développement
Outre les changements en matière de défense, la guerre en Ukraine affecte également les partenariats internationaux et la coopération au développement de l’UE. L’absence de sanctions contre la Russie de la part de ses partenaires fut un douloureux retour à la réalité pour l’organisation régionale. D’une part, l’UE se sent marginalisée de la scène mondiale par rapport à des puissances comme la Russie et la Chine. D’autre part, les gouvernements de ces pays tiers cherchent à exercer davantage d’influence sur la manière dont les fonds de développement sont dépensés, conformément à leurs propres stratégies et priorités. Cette situation met en lumière une préoccupation accrue pour les intérêts économiques communs et souligne la volonté croissante de stimuler les investissements du secteur privé dans le cadre de la coopération au développement – l’exemple des travaux d’infrastructure, dont profitent aussi certaines entreprises européennes, sont une illustration flagrante.
« Comme en 2015, l’UE se trouve à un tournant important«
Inge Brees
Il y a sans doute quelque chose à dire sur cette orientation, même si je ne suis pas sûre d’avoir encore pris toute la mesure de ce bouleversement. Je suis particulièrement curieuse de connaître son impact sur la population locale, au-delà des considérations liées au PIB du pays ou aux intérêts de quelques entreprises. Cette orientation économique devrait complémenter, non remplacer la coopération au développement. L’UE joue un rôle essentiel dans la défense des droits de l’homme, la sécurité alimentaire, le changement climatique et la consolidation de la paix… Et il est essentiel qu’elle maintienne cette position de premier plan. Il est donc pertinent de se demander si l’UE déploie tous les efforts nécessaires pour atteindre les objectifs de développement durable d’ici 2030, ou si nous assistons à une évolution où la politique de développement devient un outil de plus pour réaliser des objectifs de politique étrangère.
Sécurité dans l’UE: prendre le temps
Comme en 2015, l’UE se trouve à un tournant important. À l’époque, l’augmentation du nombre de réfugiés syriens en Europe a conduit à un réexamen des partenariats internationaux, mettant l’accent sur la migration dans les accords bilatéraux. Depuis, une évolution rapide a mis à l’honneur la sécurité et l’investissement économique dans les politiques européennes. Il est toutefois important de prendre le temps d’appliquer les mécanismes de contre-pouvoir adéquats afin de permettre un contrôle parlementaire et public suffisant. Même dans l’urgence, c’est une exigence fondamentale qui ne doit pas être négligée.
Je me surprends autant que vous en écrivant cela et pourtant : l’UE doit prendre son temps. Un temps nécessaire pour faire fonctionner ces mécanismes permettant une analyse approfondie et nuancer le débat. Cela évitera que des actions bien intentionnées ne finissent par causer davantage de tort à long terme. Une approche plus réfléchie et mesurée est nécessaire pour garantir des politiques durables et efficaces.
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