Sébastien Boussois

Y a-t-il vraiment lieu de boycotter la Coupe du Monde 2022 ? Une remise en perspective est nécessaire (carte blanche)

Sébastien Boussois Docteur en sciences politiques et spécialiste du Moyen-Orient.

A moins de deux mois du lancement de la Coupe du monde de foot au Qatar, les critiques continuent à pleuvoir. Pour Sébastien Boussois (ULB), ces critiques sont souvent exagérées et ne prennent pas en compte certaines évolutions positives.

Les attaques pleuvent sur Doha depuis des années autour de l’organisation de la prochaine Coupe du Monde (NDRL: qui débutera le 20 novembre prochain). A moins de deux mois de l’évènement, les mêmes antiennes ressortent systématiquement. La liturgie officielle de ses détracteurs revient sur la climatisation des stades, la situation des travailleurs, les droits de l’homme. Certes, le Qatar, comme bien d’autres pays, ne sont pas parfaits et loin de correspondre à tous nos critères démocratiques ainsi qu’à tous les standards internationaux. Mais quand un pays fait tout pour en moins de dix ans s’ouvrir, se moderniser, créer un droit du travail, comme aucun pays autour, doit-on pour autant le condamner et le décourager dans son entreprise ?

Soyons clairs : il y a une obsession sur le Qatar depuis des années. On a beaucoup moins parlé de la Chine, un pays de 1,4 milliards d’habitants, du temps des JO, ou de la Russie lors de la dernière Coupe du Monde de football, un pays de 144 millions d’individus. A écouter les médias et les experts du moment, on dirait que le Qatar avec ses deux millions d’habitants est responsable et de l’esclavage moderne et du réchauffement climatique à lui tout seul. Ca n’a aucun sens.

C’est la première Coupe du Monde de l’histoire dans un pays arabe. Elle ne peut pas être un échec. Il y a trop peu de raisons dans le monde arabe de se féliciter de succès pour qu’on se permette de saccager l’image de celle-ci. On doit dire les choses et s’en plaindre si le pays y reste indifférent. Tout le monde arabe est noyé dans l’absence de démocratie. Certains se sont effondrés, certains ont espéré. Bilan de ces dix dernières années : le retour à l’autoritarisme défendu et promu à distance par certains pays de la région.

Les Emirats arabes unis vendent une image, certes contestable de pays de la tolérance, mais se cherchent quotidiennement en bon élève aux yeux de l’Occident.

Dans le contexte d’un monde arabe où plus rien ne bouge après dix ans de processus de transition en échec, dans un contexte où de nombreuses guerres ne trouvent pas d’issue démocratique, il y a de quoi désespérer. Peu de pays cherchent désormais la voie de la démocratisation mais privilégient l’autoritarisme et la stabilité. Quelques pays lâchent la bride. Avec timidité, mais ils le font. Soyons clairs : les pays du Golfe reviennent de très loin, mais certains ont cependant profité des courants contraires de l’histoire au gré de leur exposition pour s’ouvrir progressivement. Les Emirats arabes unis vendent une image, certes contestable de pays de la tolérance, mais se cherchent quotidiennement en bon élève aux yeux de l’Occident.

Le Qatar est critiqué depuis l’attribution de la Coupe du monde de la Fifa, c’est un fait. C’est aussi la première fois qu’un pays arabe l’accueillera, un moment donc historique. Mais pourquoi faire payer au Qatar tous les maux du monde arabo-musulman ? Pourquoi en vouloir à un pays du Golfe de se développer, de se moderniser, de vouloir étendre son influence et investir dans le monde, d’accueillir de tels évènements, de prendre les critiques justifiées pour changer ? S’il ne faisait rien, on pourrait comprendre. Mais là? Une famille régnante, les Al Thani, a mis en place une stratégie de développement inédite pour le pays, qui l’a propulsé sur la scène mondiale, comme les Al Nayane l’ont fait pour les Emirats arabes unis.

Le Qatar a fait de vrais progrès et a profité de l’évènement, volontairement ou par obligation, pour s’ouvrir. On doit s’en féliciter. Après avoir abandonné le système de la « kafala », ce système moyen-âgeux d’embauche et d’aliénation en 2016, Doha a lancé ses premières élections législatives l’année dernière. Je peux difficilement croire que des pays qui aspirent à attirer le monde entier continuent de s’enfermer dans l’autoritarisme durablement, tant les médias les scrutent à la loupe. Une exposition universelle, une coupe du monde, ce n’est pas anodin. On ne peut plus rien cacher. Alors pourquoi passer son temps à soulever des évidences plutôt que souligner et encourager le progrès ? Sur le droit des travailleurs, ils sont même allés chercher l’Organisation Internationale du Travail, dépendante des Nations unies, qui salue l’évolution longue mais durable du pays en la matière. Le Qatar a organisé près de 450 compétitions de dimension internationale depuis vingt ans, qui ont nécessité la construction d’infrastructures et l’appell à la main d’œuvre étrangère. S’en est-on ému auparavant ?

L’attribution de la Coupe du monde n’a jamais signifié que le Qatar s’est vu délivrer un blanc-seing : il doit maintenir la pression et poursuivre ce long chantier entrepris depuis plusieurs années afin de produire un embryon de droit du travail pour les 80 % de sa population qui sont immigrés et viennent essentiellement d’Inde, du Bangladesh et du Népal. Des pays pauvres, ravagés, qui n’ont rien de mieux à offrir à leur population en matière de travail et de droits. Ces travailleurs ont souffert des conditions climatiques dans une région où les températures frôlent régulièrement sur l’année les 40 degrés. Est-ce la faute du Qatar ? Il est un peu absurde de penser que le Qatar se ferait de l’argent sur le « dos » de ces populations, alors qu’un salaire minimum vient d’être mis en place, que les heures supplémentaires sont plafonnées, et que ces ouvriers envoient le gros de leurs revenus à leurs familles restées dans leur pays d’origine. Il y a dix ans, le témoignage d’un chauffeur de taxi venu de l’océan Indien était parfois douloureux à entendre. Aujourd’hui, les étrangers manifestent leur souhait de continuer à travailler au Qatar au regard de la situation dans les pays voisins.

Certains journaux ont évoqué la mort de 6500 travailleurs, ce qui paraît démesuré par rapport à la réalité. Sans remettre en cause la mort de nombreuses personnes dont il est parfois difficile de lier état de santé et conditions de travail, ce chiffre concerne le nombre de morts total au Qatar en 10 ans. Se soucie-t-on des conditions de travail et de santé effroyable des pays du tiers monde dont viennent ces personnes hélas ? C’est un problème général dont on doit s’alarmer y compris dans leur pays d’origine. Mais force est de constater que beaucoup sont arrivés avec des carences terribles, des conditions d’hygiène précaires, une santé fragile.

Les chocs thermiques ne sont pas non plus une surprise. Les métier du bâtiment, où qu’ils soient sont des métiers terribles, et les accidents du travail sont légion, notamment en Europe. Au prorata des chantiers engagés sur un pays surgi de nulle part en 30 ans, il y a eu probablement de nombreux morts mais certainement pas ce chiffre. Quid alors aux Emirats où Dubaï est un chantier à ciel ouvert depuis vingt ans, et où l’exposition universelle a nécessité tout autant d’infrastructures que l’Expo universelle passée ?

Aujourd’hui encore, 500 personnes meurent chaque année d’accidents du travail en France. En dix ans, 5 000 décès, 78 000 blessés graves et 2 600 maladies professionnelles reconnues ont été recensés. Le tout pour un volume de chantiers largement inférieur à celui du Qatar. Rappelons enfin que la majorité des chantiers de la Coupe du Monde pour la construction des stades ont été sous la maîtrise d’œuvre de sociétés françaises ! Ce sont donc elles qui doivent, aussi, contribuer à ce que le secteur privé dans son ensemble applique la nouvelle législation.  Et ça n’a pas toujours été facile, au-delà de l’évolution de la loi, de la faire appliquer. L’inspection du travail n’est pas encore suffisante mais déjà 10 000 constats ont été dressés depuis 2020. Depuis, une application multilingue permettant à chaque travailleur de connaître ses droits et ses devoirs a été lancée.

Le sujet de la climatisation des stades qui fait polémique est quelque peu surréaliste. Les Qataris ne sont que deux millions, ont une empreinte carbone élevée, comme beaucoup de pays en développement, souffrent de la chaleur et mettent la climatisation partout. Peut-on leur reprocher après l’été que nous avons vécu en Europe ? Nous savons tous que nous y passerons tous. La climatisation des stades est un système de refroidissement de l’air au sol qui maintient la température de la pelouse à 18 degrés et ne concerne pas l’ensemble des tribunes hautes. L’air est systématiquement recyclé au sol par des turbines.

Plus de dix ans après les faits, des détracteurs du Qatar continuent aussi à dénoncer les processus d’attribution de la compétition par la Fédération internationale de football association (Fifa). Mais à ce jour, aucun procès n’a abouti sur une condamnation pour corruption des dirigeants des grandes fédérations sportives. Si les rumeurs qui circulent étaient fondées, l’institution serait à l’arrêt, en refonte ou en faillite. Or il n’en est rien. Tous les quatre ans, la Coupe du monde surgit avec son lot de surprises et de polémiques. Certains avaient contesté l’attribution à la Russie de l’organisation de l’édition 2018, mais les vrais fans de football s’étaient réjouis, se contre-fichant bien de la politique. Et il a fallu attendre longtemps pour entendre des voix dénoncer la situation des Ouïgours après que  la Chine a été désignée pour recevoir les Jeux olympiques d’hiver de 2022. À tort ou à raison. Du pain et des jeux avant tout, des critiques à géométrie variable ensuite.

On peut appeler au boycott, crier au scandale… Et après ? Surtout quand le pays en question, tel le Qatar, reconnaît ses failles et a cherché à les corriger. Ne vaut-il pas mieux miser sur les évolutions et contraintes induites par le jackpot que représente l’organisation d’un tel événement, pour faire passer un message ? La Coupe du monde 2022 pourrait servir à cela. En choisissant un pays hôte, les fédérations lancent aussi un message d’espoir vers des régions où l’organisation de grandes compétitions est moins attendue et pourrait permettre à certains pays d’accélérer leur développement dans de nombreux domaines.


Plutôt que d’exclure par principe tout le Moyen-Orient, ne vaut-il pas mieux accompagner les pays dans leur ouverture, ne pas condamner d’emblée ceux qui tentent d’améliorer les choses, même s’ils reviennent de loin ?

Ça n’aurait aucun sens et surtout ce serait totalement contre-productif, à moins de se satisfaire, peu démocratiquement d’ailleurs, de n’octroyer l’organisation de compétitions de haut vol qu’à des pays occidentaux. Quant à multiplier les appels au boycott, cela enverrait un bien mauvais signal aux futurs pays qui décrocheront des compétitions majeures en dehors du cercle occidentalo-centré – ce qui arrivera de plus en plus, car le monde glisse à l’est – et qui renonceraient dès lors à toute ouverture, s’estimant condamnés d’avance. Condamnation d’autant plus injuste que les exemples du Brésil ou de l’Inde nous ont montré que rien ne prouve que les démocraties « à l’occidentale » d’aujourd’hui n’abritent pas les régimes populistes anti-démocratiques de demain.

Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient et relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism)

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