Franklin Dehousse

« Poutine a été remarquablement stupide jusqu’ici »

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Pour Franklin Dehousse (ULiège), le spectre de l’Ukraine hante l’Europe. Argumentation en quatre points.

Un spectre hante l’Europe : l’Ukraine. Les Européens ne s’en rendent pas compte, pour la bonne et simple raison que leurs dirigeants ont oublié de leur expliquer l’ampleur des défis.

1. Pour l’Europe, il n’y aura pas d’issue positive à la guerre

Sur le long terme, la guerre actuelle peut connaître trois issues : l’effondrement de l’Ukraine, la défaite de la Russie, ou un très long conflit alternant phases chaudes et froides. Chacune de ces issues mettra l’Europe en danger.

La menace la plus brutale réside à l’évidence dans l’effondrement de l’Ukraine. Dans deux ou trois ans, l’Union européenne pourrait ainsi se retrouver confrontée à des flux de réfugiés ukrainiens atteignant des dizaines de millions de personnes, la rupture de l’accès aux matières premières ukrainiennes, et la présence d’une armée russe renforcée sur toutes ses frontières à l’Est, alors que les capacités militaires européennes ont été largement éviscérées par les transferts successifs à l’Ukraine.

Pour l’Europe, on le voit, sauf l’espoir fabuleux d’une grande Russie démocratique, pacifique et prospère, il n’existe pas de bonne issue à cette guerre

Certes, cette prévision n’est pas certaine, mais elle est possible. Les Ukrainiens ont sans nul doute prouvé leur compétence et leur motivation. En revanche, ils sont en faillite (leur produit national brut s’est effondré de 35 % en 2022, et ils ont besoin au minimum de 5 milliards de dollars par mois pour survivre). De plus, leurs armements sont épuisés après un an (sans les transferts d’armes occidentaux, la résistance s’effondre).

Les autres issues possibles posent toutefois également de grands défis. La défaite de la Russie peut produire des résultats variés (remplacement de Poutine, dictature renforcée, crise économique, conflits intérieurs). Elle réduira sans doute la menace militaire immédiate, mais obligera l’Europe à gérer les problèmes d’un grand voisin profondément déstabilisé. Quant à un gel du conflit avec une Ukraine en partie dépecée, il obligera l’Europe à gérer tous les problèmes de l’Ukraine. Pour l’Europe, on le voit, sauf l’espoir fabuleux d’une grande Russie démocratique, pacifique et prospère, il n’existe pas de bonne issue à cette guerre. Pour le moment, aucune de ces issues n’est réellement préparée.  

2. Dans l’immédiat, trois menaces pèsent sur l’Europe : la Russie, les Etats-Unis, et la Chine

Dans l’immédiat, la guerre importe encore davantage que l’après-guerre. A cet égard, le sort de l’Ukraine, et de l’Europe entière, dépend surtout de trois risques, liés aux puissances impliquées : Russie, Etats-Unis, Chine.

Premièrement, Poutine a été remarquablement stupide jusqu’ici. Menaçant tous ses voisins, lançant de multiples offensives intenables, multipliant les massacres de civils, pratiquant des raids aériens de terreur, provoquant la fuite de millions de Russes qualifiés en âge de mobilisation, massacrant les jeunes recrues sans formation. Tout cela a coalisé tous les pays développés, en ce compris en Asie, contre la Russie. Mais cela pourrait changer.

Deuxièmement, Biden a été remarquablement intelligent jusqu’ici, mais les Etats-Unis pourraient changer. Les récentes déclarations de Trump et De Santis révèlent leur intention de pousser leur candidature présidentielle en 2024 en attaquant le soutien américain à l’Ukraine. Le problème se posera non seulement pour le président, mais aussi pour le Congrès (les Républicains pourraient bien reprendre la majorité au Sénat). Pendant ce temps, les Démocrates jouent à la roulette russe (médicale) en envisageant un candidat président de 80 ans en 2024. Historiquement, en plus, les électeurs américains n’apprécient guère les guerres longues.

Troisièmement, la Chine pourrait devenir plus active. Pour le moment, elle mène une diplomatie remarquablement subtile et malhonnête. En  gros, elle soutient Poutine au nom des principes du droit international (sic). De toute évidence, Xi Jinping verra sa défaite ou son remplacement comme un risque. Par ailleurs, un enlisement en Ukraine peut toujours susciter une tentation chinoise de plus fort déploiement en Asie.

Ici encore, les Européens ne se préparent à aucun de ces trois scénarios, et encore moins à leur cumul. Ils se bornent à croiser les doigts en espérant le meilleur.

3. L’Europe fait toujours trop peu, trop tard   

Cela ne signifie pas que les gouvernements européens ne font rien. Mais, comme d’habitude, ils font trop peu, trop tard, et souvent dans le désordre (de façon révélatrice, les Américains ont heureusement imposé à l’OTAN une coordination que les Européens ne parvenaient pas à s’imposer à eux-mêmes). Il existe en cela de remarquables parallèles entre la guerre en Ukraine et la crise de l’euro à partir de 2008.

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Au début, nos gouvernements ne croyaient pas à la résistance ukrainienne. C’était le moment où l’Allemagne offrait généreusement 5.000 casques pour soutenir Kiev, même si les pays à l’Est se montraient déjà plus efficaces (pour mémoire, la Belgique, elle, offrait… rien). Au printemps, quand la Russie a lancé l’offensive du Donbass en pulvérisant tout sous des avalanches d’obus, l’Europe a commencé à envisager le transfert de matériel défensif. Quand la Russie a lancé ses bombardements d’automne, elle a commencé à envisager la défense anti-aérienne. Maintenant, quand les Ukrainiens manquent d’obus, l’Europe envisage d’en produire davantage…. peut-être dans deux ou trois ans. Il existe de plus un déséquilibre majeur entre les efforts des pays européens de l’est et de l’ouest, alors que la menace est commune.

L’aide américaine demeure centrale pour la survie de l’Ukraine. Si les USA et l’Europe ont dépensé à peu près la même chose jusqu’ici, les premiers ont donné deux fois plus en moyens militaires. Ces moyens sont en général plus efficaces (et la comptabilisation de l’Europe gonfle en plus artificiellement son apport). L’aide financière américaine, par surcroît, prend la forme de dons et non de prêts (que l’Europe s’acharne à imposer malgré une probabilité de remboursement nulle). Les sanctions américaines ont gelé plus de capitaux russes que l’Europe (où ils sont pourtant bien plus nombreux). Si l’Ukraine patine dans ses actions en 2023, on le devra aux retards occidentaux, et d’abord ceux de l’Europe.

4. L’Europe reste tragiquement inadaptée aux questions de défense

Les dirigeants européens sombrent dans le pathétique quand ils réalisent, 13 mois après le début de la guerre, que celle-ci réclame des munitions, qu’ils n’en ont plus, et qu’ils ne possèdent même la capacité d’en produire rapidement (ceci pour un produit simple, ne parlons même pas du reste). Tous les jours, les morts ukrainiens paient le chaos européen.

Tous les jours, les morts ukrainiens paient le chaos européen

Sur le front de Bakhmut, les soldats de l’Ukraine souffrent non seulement de la pénurie d’obus, mais ils doivent gérer quinze modèles d’artillerie différents sous le feu de l’ennemi. A Bruxelles, en revanche, la bureaucratie mène une guerre en dentelle, en retaillant les communiqués (tendre vers la livraison d’un million d’obus ou seulement la garantir ?) ou en annonçant fièrement des transferts de chars (qui n’apparaîtront qu’en fin d’année, mais pourquoi perturber notre joie pour si peu ?). A Bucha, on déterre toujours des morts torturés. Dans Kherson libérée, les femmes racontent les viols. Dans Zaporijya, les enfants se font pulvériser par les missiles. « Nous sommes avec vous ! » clament en chœur les dirigeants européens aux Ukrainiens. On ne le dirait pas. Au contraire, dans une totale dissonance, Kiev et Bruxelles semblent vivre sur deux planètes différentes.

La médiocrité des dirigeants y contribue. Ursula von der Leyen flotte dans cette crise, alternant les messages contradictoires de la Commission sur les armements. Il faut dire qu’elle a l’habitude. Sa gestion de la défense allemande, pendant six ans, a abouti à la désagrégation actuelle de l’armée (Spectator, 31/1/2021). Charles Michel, selon plusieurs chefs de gouvernement, se soucie beaucoup plus de ses voyages et de son prochain job que de remplir ses fonctions. Les commentateurs le décrivent même comme l’application du principe de Peter aux institutions européennes (Politico, 23/3/2023). Quant à Roberta Metsola, elle est tout absorbée par le naufrage complet de son plan anti-corruption face au Qatargate. Les groupes parlementaires aussi d’ailleurs, ce qui explique pourquoi le Parlement européen apparaît non existant dans la crise et la préparation du futur de l’Union européenne.

Tous proposent d’aider l’Ukraine… en annonçant sa future adhésion à l’Union européenne (avec celle de la Serbie, de l’Albanie et du Kosovo, pour faire bonne mesure). Avec quel argent ? Avec quels moyens militaires pour faire face à la Russie si les USA se concentrent en Asie ? Avec quelles réformes pour éviter encore plus de paralysie dans l’Union ? On n’en sait strictement rien. Tous nous abreuvent de discours sur l’importance de « l’indépendance stratégique de l’Union européenne ». Le seul problème est que, dans cette guerre, l’Union n’a aucune stratégie, et de moins en moins d’indépendance.

En réalité, le spectre de l’Ukraine hante l’Europe. L’attaque vicieuse de Poutine a pulvérisé d’un coup les certitudes de plusieurs décennies. Horrifiés, les Européens redécouvrent la réalité du monde. La planète est davantage peuplée de dictateurs obsessionnels que de bonobos, l’influence économique a ses limites, le droit international et les droits humains pèsent peu sans un minimum de forces pour les soutenir, et les valeurs réclament des sacrifices. Pour affronter ce choc, il sera nécessaire de trouver non seulement de meilleurs dirigeants, mais aussi de meilleures institutions.

Franklin Dehousse, rofesseur à l’Université de Liège, ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes, ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne

Le titre est de la rédaction. Titre original: « Le spectre de l’Ukraine hante l’Europe ».

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