François-Xavier Druet

L’étrange efflorescence des servitudes volontaires

François-Xavier Druet Docteur en Philosophie et Lettres

Lequel d’entre nous, les humains, n’est pas prêt à monter au créneau pour défendre sa liberté ?

Si cette résistance a traversé les âges, notre temps la reconnaît plus que jamais comme primordiale. La protection à tous crins de toutes les minorités, par exemple, en est l’indice. Ce mouvement libertaire a bousculé les pays démocratiques et tend à émerger dans des régimes où la liberté a dû se contenter jusqu’ici de la portion congrue, comme l’Iran et même la Chine.

Or, en parallèle, se répand une liberté inattendue – qui est presque un oxymore – la liberté de s’asservir. Il y a de quoi rester perplexe : comment prétendre à la liberté et aussitôt lui imposer un carcan ? Cette propension s’inscrit dans une foule de domaines, dont je ne retiens ici que quelques échantillons.

La servitude linguistique

Commençons par le plus anecdotique, qui peut prêter à sourire. On n’ignore pas les visées impérialistes de la langue anglaise. Mais, si le seigneur parvient à dominer, il le doit à la complaisance, voire à la soumission de vassaux de plus en plus nombreux. Ceux-ci truffent leurs textes de mots anglais à la mode, avec lesquels le citoyen lambda est maintenant censé jongler. L’asservissement serait évitable, car tous ces termes ont leurs équivalents en français. Mais, voyez-vous, de nos jours, « on ne peut plus vivre sans l’anglais ».

Récemment, dans un magasin de grande distribution, un rayon d’articles vestimentaires attire mon attention. Y trônent des indications destinées au client anglophone ou polyglotte : We are happy to help. Right size out of stock ? Please let us know[1]. Il faut croire que cette enseigne, assez connue dans notre cité pourtant bien wallonne, ne compte plus désormais aucun client uniquement francophone.

La servitude politique

Le deuil d’une autre liberté est plus affligeant. La liberté citoyenne paraît reniée lorsqu’une majorité d’électeurs accorde le pouvoir à des despotes avérés ou en puissance. Qu’est-il donc passé par trop de têtes aux Philippines, aux États-Unis, au Brésil, en Russie, pour ne citer que les théâtres les plus connus de ces pénibles spectacles ? Qui a pu trouver crédibles le message et le projet d’individus dont le leitmotiv n’est autre que la violence sous toutes ses formes ? Qui a pu ne pas reconnaître la violence comme atteinte première aux libertés ?

Insultes, coups bas, coups fourrés, mensonges, favoritismes, népotisme, le cortège des égarements politiques défile sous l’autorité de ces fossoyeurs de la liberté, dont la plupart se comportent aussi en véritables goujats. Et dire que les électeurs, dans ces pays malmenés, sont – en principe – libres de ne pas faire confiance à des autocrates irréductibles.

La servitude numérique

Une autre liberté encore connaît des jours funestes. Celle d’entrer en relation. À première vue, internet et ses réseaux sociaux ouvrent grandes les vannes à un flot intarissable de relations. C’est la liberté sans limites de rencontrer en restant chez soi qui on veut, quand on veut, où on veut. Les disciples de la liberté se précipitent donc sur leurs écrans. Ils en deviennent les admirateurs, les habitués puis les esclaves. Au diable les relations non virtuelles. Dans la maison, dans la rue, dans le bus ou le train, où se rencontrent des êtres de chair et d’os, les fanas des écrans naviguent ailleurs, occupés à contacter leurs amis virtuels. Le jour viendra-t-il où deux humains, même face à face, ne parviendront plus à se parler que par écrans interposés ?

Cet assujettissement en entraîne un autre, celui du like. N’est-ce pas des prisons que se construit celui qui, à tout instant, mendie la réaction et l’approbation d’autrui, se croit obligé d’être disponible, s’impose de raconter sa propre histoire seconde par seconde ? Tout le contraire de l’autonomie et de l’indépendance que beaucoup de ces asservis revendiqueront, presque de bonne foi, par ailleurs.

La contradiction surprend. Comment un être qui se veut libre peut-il si volontiers se choisir un maître et s’y inféoder ? Faut-il croire que la soumission a-t-elle quelque chose de confortable, par rapport aux exigences de la liberté ? Est-il plus facile de suivre en mouton de Panurge que d’ouvrir sa propre route ? D’adopter une mode que d’être original ? De se fondre dans la masse plutôt que de se distinguer ?

Ce qui est sûr, c’est que la vie même confronte nos libertés à des limites inévitables. Pourquoi nous imposer nous-mêmes d’autres entraves, évitables celles-là ?


[1]Je traduis pour le lecteur qui aurait mille bonnes raisons de ne pas connaître l’anglais. « Nous sommes heureux de vous aider. La bonne taille n’est plus en stock ? S’il vous plaît, faites-le-nous savoir. »

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