Carte blanche

Affaire Gérard Depardieu : « Le monstre qui nous arrange, les injustices qui dérangent »

La gloire et les frasques de Gérard Depardieu ont eu une résonnance mondiale. Mais aussi complexe soit notre personnalité, son examen attentif met en évidence notre vraie nature.

Lisons les tribunes, les entretiens et les commentaires : le « cas » Depardieu oppose notamment deux positions singulières. La première est accusatoire :  Gérard Depardieu se comporte comme un monstre, fut-il sacré, et en tout cas comme un porc. La seconde est disculpante : Gérard Depardieu ne peut pas être un monstre puisqu’il se révèle aussi, pour ses proches, un ami délicat, un conjoint ou un père pudique. Si ces deux positions s’affrontent bien sûr, elles manquent symétriquement ce qui est en jeu.

Traiter une personne de monstre revient à faire deux choses : le déshumaniser et l’identifier à son acte. L’acte fait le monstre. Et c’est parce qu’il fait le monstre que l’acte est monstrueux.

Disculper une personne au nom de ses qualités humaines vise au contraire à éclairer son épaisseur émotionnelle, et à montrer à cette aune que cette personne aurait été incapable de commettre les actes qu’on lui reproche.

Dans les deux cas, l’hypothèse reste la même. Aussi complexe soit notre personnalité, son examen attentif met en évidence notre vraie nature. Nos bonnes actions comme nos crimes contribuent forcément à révéler cette nature authentique, et sa part de monstruosité éventuelle.

Cette hypothèse ne résiste pas longtemps. Pour réemprunter un débat cent fois sillonné, c’est précisément parce que l’artiste se distingue de l’œuvre qu’il n’y a pas de raison que le génie de l’artiste serve d’excuse morale ou judiciaire.

De la même manière, un peu de criminologie nous rappelle vite que le crime ne fait pas le criminel. Il est possible d’être à la fois un époux respectueux, un collègue poli, un citoyen civique, un père aimant et un violeur sans sentiments. Une part importante des violences sexuelles est commise par des gens bien sous tous rapports, souvent proches de la victime[1]

Dès lors, l’abord du cas Depardieu donne en effet l’impression d’une discussion d’Ancien Régime, comme le notait Geneviève Sellier[2]. Pas uniquement parce que le génie artistique justifie l’impunité judiciaire tout en naturalisant des rapports de domination propre au milieu du cinéma, mais parce que la discussion se réduit à un examen de personnalité.

Si un acte monstrueux suffit à faire une monstre, soyons attentifs aux conséquences qu’on en tire. Un monstre ne se rachète pas. Il n’y a donc pas de raison de limiter la durée de sa peine, de la réduire pour bonne conduite, d’imaginer d’autres manières que la voie pénale ou policière pour lutter contre les violences sexuelles.

Et s’il faut un monstre pour que soit commis un acte monstrueux, doit-on en déduire qu’un homme normal n’aurait pas pu commettre un viol ou une agression sexuelle ? Si nous pensons cela, rendons-nous de suite chez l’opticien : il n’y a rien de plus normal qu’une personne normale qui, un jour, commet un acte inacceptable. Les statistiques des violences sexuelles tendent d’abord un miroir à tous les hommes ordinaires que nous sommes.

Enfin, pourquoi au juste devrait-on porter attention au moi profond de Gérard Depardieu ?

Réduit à un examen de personnalité, une agression sexuelle sur un plateau de tournage sera présentée comme un fait obscène, non comme une manifestation parmi d’autres des rapports collectifs de domination qui existent dans le monde du cinéma.

La société ne connaît que deux états pour des conservateurs : l’ordre évolutif des choses, et les situations d’exception le perturbant à l’occasion. C’est parce que l’exception est perçue comme telle que l’ordre des choses reste au fond légitime même lorsqu’il est ébranlé.

A l’instar de ce qu’exprime la tribune en faveur de Gérard Depardieu publiée le 25 décembre 2023, les défenseurs de l’acteur sont attachés à ce que les actes concernés restent à leur juste place : des grossièretés privées, susceptibles d’être tranchées par un juge en cas de nécessité.    

Comme le rappel la contre-tribune publiée le 29 décembre passé, le cas Depardieu pourrait toutefois être vu pour ce qu’il est : la manifestation d’une injustice collective. 

Celle-ci mènerait à se pencher de plus près sur les errements d’un milieu professionnel : le versement de subventions ou de prêts publics à des films devrait-il être conditionné à la désignation d’une personne de confiance sur les lieux de tournage ? Devrait-il être remboursé dans le cas où des faits d’agression avérés sont signalés ?

Elle conduirait sinon à critiquer un imaginaire politique réduisant les femmes à l’image un corps indisponible car soi-disant sacré, à celle d’un corps libre à condition qu’il soit monnayable, ou à celle d’un corps disponible car sans valeur. De la même manière que le contrat de travail n’est pas seulement un contrat privé, ou que les violences contre les enfants ne sont pas seulement des actes domestiques, les violences sexuelles ne sont pas seulement une question de for intérieur. 

Les conservateurs adorent la transgression quand elle reste un sujet de conversation mondaine : les plaidoyers pour l’écriture inclusive ou la dénonciation virulente des violences sexuelles passeraient sans cri si elles se présentaient comme une performance esthétique ou une expression de l’intime. Tout change quand on affirme que ces violences sont façonnées par des institutions collectives, qui doivent et peuvent être réformées à ce titre.

« On n’est pas bien, là ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland » ?  Les partisans du bon vieux temps adorent passer pour les défenseurs des joliesses libertaires quand il s’agit de protéger le droit fondamental de ne pas s’empêcher – et donc d’humilier, d’harceler, de violenter. Chez eux et entre eux, peinards. A leurs yeux, il vaudra toujours mieux avoir affaire à un monstre que de devoir découvrir de nouveaux territoires d’injustice.

John Pitseys

Professeur invité à l’Université catholique de Louvain


[1]Elizabeth Brown, Alice Debauche, Christelle Hamel et Magali Mazuy (dir.), Violences et rapports de genre. Enquête sur les violences de genre en France, Institut national d’études démographiques, 2021.

[2]Huffington Post, 27 décembre 2023

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