Wagner, du crépuscule des dieux à l’aube des idoles

Homme de théâtre et germaniste passionné, Jacques De Decker semblait prédestiné à se pencher sur le  » cas Wagner « . Dans la passionnante biographie qu’il consacre au maître de Bayreuth, il ose aller au-delà du mythe, pour dévoiler la cohérence intime d’une ouvre et d’un destin…

ALAIN GAILLARD

Jacques De Decker, biographe de l’auteur de Lohengrin et de L’Or du Rhin ? Une évidence ! Tel le Parsifal de Wagner en quête du Graal de la connaissance, Jacques De Decker a forgé ses armes au fil du temps, et les intersignes qui blasonnent son parcours ne manquent pas. Journaliste, il cultive cette inlassable curiosité d’esprit qui pousse à découvrir sans cesse de nouveaux horizons. Biographe, il avait déjà donné des preuves de sa dextérité à reconstituer le kaléidoscope d’un destin aussi mouvant que celui d’Henrik Ibsen. Germaniste, il portait en lui cette capacité de sonder les mystères de cette âme allemande, de cette nature double qui permet de vivre à la fois dans le monde réel et de se projeter dans l’imaginaire, faculté qui s’incarne tout spécialement chez Wagner. Homme de théâtre enfin, il pouvait, mieux qu’un autre sans doute, saisir toute l’importance que cette forme d’art revêtait pour l’auteur de la tétralogie :  » Dès l’enfance, souligne-t-il d’emblée, Wagner baigne dans un milieu théâtral. Deux de ses s£urs sont comédiennes, ainsi qu’un de ses oncles. Dans son autobiographie, il évoque le bonheur qu’il ressent dans les coulisses du théâtre. C’est un signe qui ne trompe pas ! C’est un homme des coulisses, de la machinerie. Cela va l’amener à imaginer très tôt que le théâtre, pour prendre l’ampleur qu’il souhaite, doit être musical. Très vite naît en lui l’idée de construire un grand théâtre en bois, à la mesure de ses ambitions, quelque part dans un coude du Rhin.  » La genèse lointaine de ce qui, un jour, deviendra Bayreuth… Mais n’anticipons pas.

L’une des premières difficultés auxquelles se trouve confronté tout biographe de Wagner est de se situer par rapport au récit autobiographique écrit par le compositeur lui-même. Les biographies successives qui lui furent consacrées (1) ont d’ailleurs plus que largement puisé dans ce document incontournable. Jacques De Decker cerne la nature de ce  » cadeau  » quelque peu empoisonné :  » Wagner trace son autoportrait avec des résonances étonnamment modernes. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il ne s’agit nullement d’un récit hagiographique. Il y reconnaît volontiers ses erreurs, ses sottises. Il y fait même preuve d’humour et d’ironie envers lui-même. Du coup, on est tenté de le croire sur parole. Or tout cela participe d’une stratégie mûrement réfléchie, qui consiste à s’inventer un personnage. On est déjà dans une sorte d’écriture du moi, au même titre que des artistes contemporains qui s’inventent ou se réinventent des identités. Quelqu’un comme David Bowie par exemple, qui partage par ailleurs plus d’un point commun avec Wagner, est assez proche de cette démarche. C’est l’esquisse d’une culture de masse, avec ses  »ego », ses légendes, ses stars et sa  »peoplelisation ». « 

du révolutionnaire au défenseur de la monarchie

Pour éviter de tomber dans ce piège, et pour pénétrer au c£ur de l’énigme Wagner, il fallait reprendre l’histoire depuis le début, replacer le compositeur dans le contexte de cette Allemagne en ébullition politique, et ressaisir le climat culturel et intellectuel de ces années décisives qui s’étendent de la chute de Napoléon (2) à la révolution de 1848, moment clé du destin wagnérien. C’est ce qu’a fort bien compris Jacques De Decker, qui s’attache à brosser les influences intellectuelles, les rencontres décisives et les événements clés qui ont marqué les années de formation du jeune Wagner. L’un des points forts de cette nouvelle approche biographique consiste précisément à cerner au plus près la cohérence d’un parcours artistique et intellectuel qu’une approche superficielle aurait pu amener à considérer comme sinueux, voire contradictoire. Comment concilier, par exemple, le révolutionnaire ardent de 1848, lecteur attentif de Feuerbach et ami du célèbre anarchiste russe Bakounine avec celui qui deviendra, quelques années plus tard, l’ami intime de Louis II de Bavière et le défenseur de l’ordre monarchique ? Pour Jacques De Decker,  » on en conclurait un peu vite que Wagner s’est renié. Il n’est pas du tout sûr qu’il ait abandonné ses idéaux révolutionnaires. Si on lit attentivement L’Or du Rhin, qui constitue l’ouverture de la tétralogie, qu’y trouve-t-on sinon une condamnation sans appel des puissances d’argent ? » En tout cas, ce qui est sûr, c’est que l’engagement politique de Wagner en ces cruciales années 1848-49, va avoir des répercussions incalculables sur son parcours de créateur. Repéré par la police comme l’un des principaux agitateurs, Wagner doit prendre le chemin de l’exil.  » Et cet exil sera sa providence en tant qu’artiste. Une £uvre exceptionnelle suppose des conditions exceptionnelles. Paradoxalement, ces conditions n’auraient pas été réunies si Wagner était sagement resté à Dresde où il était considéré comme le wonderboy local, et s’il n’avait pas mis en péril l’ordre établi, au point de devoir renoncer à une carrière relativement confortable de compositeur attitré d’un magnifique opéra.  »

La rencontre avec Louis II de Bavière

Comme l’aurait dit Roland Barthes, un autre  » biographème  » clé du parcours wagnérien est évidemment la rencontre, en 1864, avec le tout jeune Louis II de Bavière, qui vient d’accéder inopinément au trône. Dès ce moment, les soucis matériels et les constants besoins d’argent qui avaient toujours taraudé Wagner se dissiperont comme par enchantement. Dans son autobiographie, Wagner aura cette formule laconique, mais révélatrice :  » Sous la protection de mon auguste ami, le fardeau des vulgaires misères de l’existence ne devait plus jamais me toucher.  » Dès leur première rencontre s’instaure entre ces deux personnages hors normes un rapport à la fois lyrique et ambigu. Telle une midinette transie face à son idole, Louis II fait d’emblée assaut de déclarations enflammées et admiratives, nimbées dans un halo d’hyperromantisme exacerbé.  » Bon comédien, commente ironiquement Jacques De Decker, Wagner se met d’entrée de jeu au diapason.  » Pour le biographe,  » la correspondance entre Wagner et Louis II tient davantage du jeu mimétique que du document sérieux. Dans cette relation, Louis II, sorte d’archange dépassé par son rôle, est totalement sincère. Wagner, s’il admire sincèrement le souverain, n’en est pas moins le réaliste qui ne perd pas de vue le parti qu’il peut tirer de cette relation. « 

La relation entre Wagner et Louis II sera passionnée et parfois orageuse, et le projet de Bayreuth en sera bien sûr l’un des points de fixation. Car la grande affaire de la dernière partie de la vie du compositeur fut bien ce fameux  » Festspielhaus  » dont il caresse le rêve depuis des années. Pour expliquer le choix de cette petite ville franconienne de Bayreuth comme lieu d’élection de son festival personnel, Wagner avance plusieurs raisons, aptes à dissimuler la principale d’entre elles : il fallait à tout prix éviter Munich et la mainmise royale sur le projet que cela aurait impliqué. Dans une lettre à Louis II datée du 1er mars 1871, soit plus de cinq ans avant que la première édition ne voit le jour, Wagner déclarait que  » ce festival serait une grande entreprise allemande dont la direction ne peut bien entendu que reposer entièrement entre mes mains « . On ne saurait être plus clair… Les difficultés pour mener à bien ce projet bigger than life seront innombrables. Mais la machine est lancée et rien ne pourra l’arrêter : se démenant comme un beau diable, rameutant ceux qu’on n’appelait pas encore les sponsors, se lançant dans une tournée de concerts à guichets fermés, Wagner réussit à rassembler les fonds nécessaires.

Parallèlement à son projet de festival à Bayreuth, Wagner met la dernière main, en novembre 1873, à ce qui sera plus tard universellement considéré comme son  » opus magnus  » : la fameuse tétralogie de L’Anneau du Nibelung, familièrement dénommée Le Ring et comprenant L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux. A l’issue d’une préparation et de répétitions plus que fébriles, animées bien sûr par le maître en personne, le cycle complet de la tétralogie sera présenté pour la première fois à Bayreuth à partir du 13 août 1876. Conscient des faiblesses de cette première édition, Wagner n’aura de cesse de rectifier le tir et de retravailler son grand £uvre. Il n’empêche, un mythe est né et, avec lui, souligne Jacques De Decker,  » c’est l’industrie culturelle moderne qui vivait ses premières manifestations « .

Maintenant que le temps a passé, que les sinistres tentatives de récupération idéologique par le troisième Reich ne sont plus qu’un mauvais souvenir et que l’£uvre de Wagner est sans cesse redécouverte par de nouveaux publics, l’on va peut-être pouvoir reconnaître le véritable génie de Wagner, distinct de tous les autres :  » Aucun compositeur n’a été comme lui l’auteur de tous ses livrets. Aucun compositeur n’a élaboré l’ensemble de son £uvre comme un corpus cohérent.  » Theodor Adorno, que Jacques De Decker cite en épigraphe de sa biographie, disait que  » la pensée sur Wagner est comme maudite. L’esprit à son propos n’a pas encore accédé à la liberté « . C’est tout le mérite de cet ouvrage à la fois dense et captivant d’avoir ouvert un accès à cette liberté et d’avoir redonné un sens plus cohérent et véridique au parcours de ce titan  » humain, trop humain  » qu’était Wagner.

Wagner, par Jacques De Decker, collection Folio biographies, Gallimard.

(1) Cfr. l’imposante bibliographie (une centaine de pages !) proposée dans le Dictionnaire encyclopédique Wagner, sous la direction de Timothée Picard, paru aux éditions Actes Sud.

(2) Wagner naît à Leipzig en mai 1813. Le lieu et la date sont éminemment symboliques. Quelques mois plus tard, cette ville sera en effet le théâtre d’une gigantesque bataille, appelée aussi  » bataille des Nations « , perdue par l’empereur des Français. C’est le crépuscule du  » dieu de la guerre  » qu’était en quelque sorte Napoléon.

A.G.

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