Un pont entre deux rives

Avant sa venue à Bruxelles, rencontre parisienne de Rokia Traoré, interprète malienne d’un blues sahélien mixant mélancolie suprême et engagement politique. Loin des musiques du monde d’ameublement.

Le 104 est un vaste  » établissement public de coopération culturelle  » à la limite nord de Paris. Construit sur le site de l’ancien Service municipal des pompes funèbres, sa carcasse de large pyramide bétonnée est plantée dans un quartier longtemps connu pour être un coupe-gorge. Mais là, au sous-sol du 104, le 25 février dernier, 650 personnes chérissent Rokia Traoré, un mètre soixante-cinq de musique intégrale. Cette fille d’ambassadeur malien, née à Bamako en 1974, a bourlingué, y compris à Bruxelles qu’elle quitte à l’âge de 20 ans pour renouer avec ses racines bambaras en contrée Bélédougou, au centre du Mali. Une autre vingtaine d’années plus tard, Rokia est revenue vivre du côté de Saint-Gilles, suite à une histoire d’amour belge, avant de repartir vers d’autres cieux méditerranéens, Marseille. Signé sur le prestigieux label new-yorkais Nonesuch, son sixième album, Né So ( » ma maison « ),est produit par l’Anglais John Parish et peu importe si ce disque invite quelques autres célébrités – John Paul Jones de Led Zeppelin ou le bobo texan Devendra Banhart – l’Afrique y reste maître de son destin. En concert donc, la voix droite de Rokia ne cède rien aux tonalités minérales de son continent originel, même si le groove des quatre musiciens et de la choriste prend volontiers des tours acides. C’est le cas lorsque le jeune guitariste italien à barbe de hipster, Stefano Pilia, prend des solos qui ramènent brusquement au magistral touché psyché du Clapton des années 1960.

Le Vif/L’Express : L’autre soir, sur scène, vous expliquiez comment votre famille au Mali affrétait un bus pour venir vous voir à Bamako. Vous répondiez aux Maliens du public en bambara, comme si c’était quelque chose d’intime et de naturel.

Rokia Traoré : Partout à mes concerts, il y a une communauté malienne ou africaine qui est là, qui s’approprie mon travail et mon image : je me laisse porter par son enthousiasme. Dans un sens historique, je défends une identité qui est un trait d’union entre moi et beaucoup d’Africains. Je suis un plus petit commun dénominateur de ce que nous devons être capables de prendre dans la complexité de la vie. Mon identité est fractionnée et je l’assume absolument.

Vous avez vécu à Bruxelles à plusieurs reprises, votre père y était ambassadeur du Mali : quel sens donnez-vous à ces souvenirs ?

Je me rappelle y avoir vécu la frustration de ne pas pouvoir mettre les deux mondes ensemble, le malien et l’occidental. Cela m’a néanmoins appris à ne pas avoir peur de l’inconnu, ingrédient partie intégrante de la vie : quitter une ville ne me fait pas peur et puis, on ne quitte jamais un endroit pour toujours… Enfant, de 2 ans et demi à 5 ans, j’étais scolarisée à Rhode-Saint-Genèse. La maîtresse d’école a convoqué mes parents pour les interroger sur ma méconnaissance de la langue française, et quand mon père lui a expliqué qu’on venait d’arriver parce qu’il était ambassadeur, que je ne parlais même pas bambara, elle a changé de discours. Le milieu diplomatique protège beaucoup.

Vous étudiez les sciences sociales à l’ULB, puis l’anthropologie que vous interrompez pour retourner au Mali : qu’y trouvez-vous ?

Je rencontre la griotte Bako Dagnon, qui m’enseigne le chant avec un vrai discours, à la fois très traditionnaliste et très moderne : elle accepte de m’en donner les codes et m’explique la culture mandingue, me laisse tout enregistrer. Elle me dit qu’en musique, il est impossible de faire quelque chose de nouveau, tout est une continuité que chaque génération va interpréter à sa façon.

Dans le spectacle et l’album nouveaux, vous parlez de Né So ( » ma maison « ) et des 5,5 millions de réfugiés fuyant leur pays…

La maison, c’est nous, notre existence : quitter cette maison-là, c’est aussi les rêves qu’on ne cultive plus, se mettre en mode survie. Regardez cet homme qui a perdu ses enfants dans l’eau parce qu’il avait dû prendre la mer. Cela doit nous interpeller et nous dire que ces gens avaient sans doute encore une vie normale il y a quelques années à peine.

Vous dites que le discours tend aussi à la stigmatisation des peuples africains…

L’Occidental parle davantage de l’Afghanistan et du Mali que du 11-Septembre qui est pourtant le fait le plus triste et le plus inquiétant de notre siècle. J’ai vu ces images à la télévision avec le son coupé et je pensais regarder une fiction ! L’Occident voit toujours le problème comme venant d’ailleurs, notamment d’Afrique : parlons du monde qui doit redéfinir le sens de sa civilisation, de ce qui fait la différence entre nous et les autres créatures sur Terre qui ne savent pas réfléchir.

Comment gérez-vous la pression sociale qui fait qu’en Afrique, une personne qui réussit est forcément redevable, y compris financièrement, à sa famille ?

Dignité et honnêteté sont les clés de l’éducation chez les bambaras : notre pratique est qu’il faut s’engager et donner sa parole, les bambaras sont connus comme droits et têtus (sourire) : nos liens ne sont en aucune façon basés sur autre chose que nos ancêtres et le rapport à l’histoire.

Quelle est votre expérience personnelle du racisme au fil des ans ?

 » Je sors d’ici, ça sent le nègre  » est une phrase entendue il y a quelques années dans un magasin, en France. Un ami a vu rouge et a pris cette femme par le col : il voulait porter plainte. Cela ne m’a pas fait mal parce que cela incarnait d’abord la bêtise, j’aurais sans doute réagi différemment en présence d’un enfant, parce que là, cela peut blesser, donner une image inférieure de lui-même. Pour résumer, je suis d’accord avec Achille Mbembe (NDLR : théoricien camerounais de la post- colonisation) : de nos jours, le nègre n’est plus forcément le Noir, le racisme est beaucoup plus social.

Quel est votre sentiment face à la colonisation et à son héritage ?

La colonisation était à peine différente de l’esclavage, parce qu’elle agissait de manière plus hypocrite et cachée : sous prétexte d’apporter quelque chose, elle prenait beaucoup. Qui oserait parler des bienfaits de l’esclavage alors que lors de son fameux discours à Dakar en juillet 2007 (NDLR : au début de son quinquennat, le président français suscite la controverse en évoquant  » l’homme africain (qui) n’est pas assez entré dans l’histoire « ), Nicolas Sarkozy a parlé du bienfait de la colonisation ! Un discours tellement réducteur qu’il demande que soient enseignés à l’école les bienfaits de la colonisation, même si ses promoteurs n’hésitaient ni à faire des gosses aux femmes africaines, ni à recruter les gens de force pour partir à la guerre. Et je ne parle même pas des ressources minières.

Quel est le rôle principal de la musique dans cette entreprise de réflexion sur soi-même et les autres ?

L’Afrique, en raison de ses traditions orales, donne à la musique et aux arts plastiques une façon de matérialiser les engagements. Les masques et statuettes font partie de la vie sociale, la musique est une manière douce et agréable de faire passer des infos, en situant le contexte d’un artiste : quand Bob Marley a chanté Zimbabwe lors des fêtes d’indépendance du pays en 1980, il écrivait l’histoire. Et la musique, c’est cela, un art du quotidien qui aide aussi à comprendre le passé.

CD Né So chez Warner. En concert le 19 mars, à 20 h 15, à Flagey, à Bruxelles. www.flagey.be

Entretien : Philippe Cornet

 » Quitter une ville ne me fait pas peur et puis, on ne quitte jamais un endroit pour toujours…  »

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