Un homme de paroles

La paix entre Israël et la Palestine ? Le curé de Nazareth, Emile Shoufani, s’attelle à la rendre possible. Arabe chrétien vivant en Israël, il est en mesure d’écouter les arguments des uns et des autres, et de comprendre leurs souffrances

S’il ne restait, au Proche-Orient, qu’un seul homme pour croire aux vertus du dialogue, Emile Shoufani serait sans doute celui-là. Sans relâche, depuis vingt-deux ans, il consacre toute son énergie à abattre les murs d’incompréhension qui séparent Israéliens et Palestiniens. C’est sa raison de vivre. Sa mission. Et il n’aura de cesse qu’elle soit accomplie. Prêtre catholique, citoyen israélien d’origine arabe, directeur d’école, il n’a qu’un seul rêve : voir les uns et les autres vivre en paix. Un rêve impossible ? Il jure que non.  » Aujourd’hui, les protagonistes ne se parlent pas, ne se connaissent pas. Mais une fois que la dynamique sera lancée, ça peut aller très vite.  »

Né en 1947, Emile Shoufani avait 1 an quand l’Etat d’Israël fut créé. Il ne garde donc aucun souvenir de la Nakba (la  » catastrophe « , en arabe). Pourtant, il a grandi avec le souvenir de son grand-père et de son oncle, tués par les milices juives alors qu’ils étaient désarmés.  » Ma grand-mère me parlait souvent d’eux, se souvient-il. Mais elle a toujours refusé que nous vivions dans la haine. Aujourd’hui, je me sens pleinement israélien.  » Comme Shoufani, un million d’Arabes vivent en Israël. Une situation difficile, où ils semblent parfois pris entre le marteau et l’enclume. D’un côté, le désir de s’intégrer dans le pays dont ils sont citoyens depuis 1948. De l’autre, une solidarité naturelle envers leurs frères palestiniens qui vivent dans les territoires occupés ou disséminés dans le reste du monde. Cette position douloureuse, intermédiaire, Emile Shoufani préfère la voir comme un privilège. Le fait de n’appartenir à aucun des deux camps, c’est aussi la possibilité de comprendre les uns et les autres, et de partager leur désespoir.  » Je suis avec la victime, là où elle est. Je pleure avec les mamans palestiniennes et avec les mamans juives « , professe-t-il.

C’est à Nazareth qu’Emile Shoufani a vu le jour. C’est là que se trouve aujourd’hui sa paroisse, dans la ville même où Jésus a vécu il y a 2 000 ans.  » C’est un immense honneur pour moi, reconnaît-il. C’est aussi une exigence de tolérance.  » Des chrétiens, Israël en compte environ 200 000. Dans les territoires occupés, ils sont un peu moins de 80 000. C’est peu, en regard des foules que mobilisent l’islam et le judaïsme dans cette région du monde. Abouna Emile, comme l’appellent ses proches, ne s’en inquiète pas outre mesure :  » En Palestine, les chrétiens et les musulmans ont toujours combattu ensemble, pour leur terre, pour leurs droits. Aujourd’hui, en tant que chrétien et Arabe, mon rôle est d’avoir une ouverture totale envers le monde musulman. Pas seulement en raison du passé, mais aussi pour l’avenir, car nous avons un destin commun. Avec les menaces d’incompréhension qui planent, les chrétiens peuvent être des traducteurs pour faire comprendre ce qu’est le monde musulman.  » L’homme marque un temps d’arrêt, avant de reprendre.  » Avec les juifs, c’est pareil. Il y a une parenté entre eux et nous. Ce sont leurs textes qui sont à la source de notre foi chrétienne.  »

Le regard lumineux, la barbe épaisse, les épaules solides. Un sourire franc. Le curé de Nazareth en impose. Sa voix est grave, rocailleuse. Elle est intarissable dès qu’il s’agit d’évoquer la paix future, d’argumenter en sa faveur, d’expliquer pourquoi il faut y croire. Mais, lorsqu’on lui demande de raconter son parcours, l’homme est nettement moins prolixe. Presque à reculons, il commence :  » Dès l’âge de 6 ans, j’étais très attiré par le christianisme. A 12 ans, ma décision était prise. Je voulais devenir prêtre, pour rendre service et m’ouvrir aux autres. Je suis arrivé au grand séminaire de Paris en 1964. J’ai quitté la France en 1971. Je suis d’abord devenu curé à Eilaboun, là où habitait ma grand-mère, puis à Nazareth.  » Voilà pour la biographie sommaire. Derrière elle, le plus important : un travail incessant en faveur de la paix et du dialogue, qui a connu son premier moment fort en 1989. Emile Shoufani se lance alors dans un pari insensé : organiser un échange entre les élèves musulmans et chrétiens de l’école Saint-Joseph, dont il est le directeur, et ceux d’un lycée juif de Jérusalem. Contre vents et marées, l’entreprise est menée à bien. Depuis lors, elle est devenue une institution : une fois par an, des jeunes juifs se rendent à Nazareth pour parler avec des Arabes de leur âge. Le soir, pour une nuit, ils dorment dans les foyers de leurs condisciples. L’initiative semble géniale, presque évidente. Et pourtant…  » A l’époque, c’était révolutionnaire « , note Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités des éditions Albin Michel et ami d’Emile Shoufani.  » Les gens ne se connaissaient pas. Pour les juifs, la Galilée était un territoire ennemi, car peuplée d’Arabes û même si ceux-ci ont la nationalité israélienne. Les parents avaient peur, ils pensaient que leurs filles seraient violées si elles dormaient là-bas. Pourtant, tout s’est bien passé.  »

Briser des tabous, ouvrir des portes, sans forcer personne. C’est la méthode Shoufani, et elle a fait ses preuves. Ainsi, en décembre 2002, il déclare devant un parterre de journalistes :  » Le peuple qui aujourd’hui semble le plus fort est paradoxalement convaincu de par son vécu séculaire, de par son expérience de la Shoah, qu’il a à craindre pour son existence même. Et cette conviction, quoi que nous en pensions, est une réalité incontournable. Il nous faut y répondre, tenter de la dissoudre par un geste sans précédent.  » Ce discours audacieux ne restera pas lettre morte. Cinq mois plus tard, Emile Shoufani emmène un demi-millier de personnes en Pologne, pour visiter les camps de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Parmi les participants : 300 Israéliens (juifs et arabes), 200 Français et une vingtaine de professeurs et d’étudiants de l’Université catholique de Louvain (UCL). Arlette, 22 ans, en faisait partie. Elle raconte :  » L’idée était vraiment merveilleuse. J’ai assisté à la transformation d’un lieu d’horreur en un lieu d’espoir. On a marché ensemble, on a allumé des bougies, on a lu des textes en français, en arabe et en hébreu. Certains juifs étaient dévastés par le chagrin, et les musulmans les consolaient.  »

Le projet, sans doute, serait tombé à l’eau sans l’immense charisme d’Emile Shoufani.  » Dès qu’il arrive, la tension disparaît. Chacun remet son compteur à zéro et écoute ce que l’autre veut dire « , confirme Arlette.  » Il a vraiment une inspiration inouïe, ajoute Jean Mouttapa. Moi, je me mets à son service, comme je me serais mis au service de Martin Luther King.  » L’UCL, elle aussi, a voulu saluer l’action d’Emile Shoufani. Le lundi 2 février, elle lui a décerné le titre de docteur honoris causa. Un choix que personne n’a contesté.  » Via un mail, on a demandé aux professeurs à quelles personnalités ils songeaient pour cette nomination, et il a véritablement été plébiscité, explique Gabriel Ringlet, prorecteur de l’UCL. L’utopie de Shoufani, poursuit-il, est aussi une intuition très forte : tant que les protagonistes ne pénétreront pas jusqu’au bout dans l’identité de l’autre, la paix ne sera pas possible.  »

Un utopiste, Emile Shoufani ? Peut-être, mais cela n’empêche pas la lucidité et la détermination. Propalestinien résolu, il n’a pas besoin de la haine pour défendre la cause qu’il croit juste. Hier, il critiquait le manque de volonté du Premier ministre Ehud Barak et de la gauche israélienne. Aujourd’hui, il s’en prend au mur de séparation construit par le gouvernement d’Ariel Sharon.  » Aucun Etat ne peut se construire sur la force, même défensive, soutient-il. Mais, si les Israéliens croient que ce mur va leur apporter la sécurité, c’est leur droit. Dans ce cas, qu’ils le fassent sur les frontières de 1967, et pas ailleurs.  » Inusable optimiste, le curé de Nazareth ajoute encore :  » Ce ne sont pas les solutions qui manquent. Ce qui fait défaut, c’est une connaissance intime de ceux avec qui on va faire la paix.  »

François Brabant

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