Tax shelter Les bons chiffres qui cachent des dérives ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Dix ans après l’introduction du fameux tax shelter, la Belgique (co)produit toujours plus de films. Epargné par la crise, l’incitant financier devrait évoluer. Car le système serait  » miné  » par des excès et transformé en produit purement financier.

A Cannes, à côté des stars qui jouent du décolleté et du n£ud pap’, il y a aussi les business man et… des experts de la fiscalité belge. Ainsi, comme chaque année, dans le classieux Pavillon Belgique du Festival de Cannes, une tente blanche solide en bordure de plage, des représentants de l’administration fiscale belge ont rendez-vous avec le monde du cinéma. Leur rôle principal : durant tout le Festival, faire la promotion expresse du tax shelter et recevoir essentiellement des producteurs qui viennent se renseigner sur son fonctionnement.  » Nous avons en Belgique un ensemble de sources de financement public-privé unique en Europe. Quand nos voisins européens voient ce qui existe, ils font des yeux gros comme des billes de billard « , déclare Philippe Reynaert, directeur de Wallimage, l’un des fonds publics d’aide au cinéma.

Lancé il y a presque dix ans, le tax shelter (littéralement  » abri fiscal « ) permet aux sociétés privées belges ou résidentes en Belgique d’investir dans la fabrication d’un film jusqu’à 500 000 euros par an et recevoir en échange 150 % de déduction fiscale. En d’autres termes, ce qu’elles placent dans un film, elles le déduisent de leur déclaration d’impôts. Le producteur qui reçoit cet argent doit dépenser en Belgique, d’une manière ou d’une autre – tournage, postproduction… -, un montant équivalent à 150 % de la somme : l’argent local est à ce prix.

 » Sans le tax shelter, on n’aurait pas vu des notaires, des assureurs ou des sociétés de nettoyage investir dans le cinéma « , déclarait voici quelques années feu le secrétaire général de la Communauté française, Henry Ingberg. A côté des guichets institutionnels (Centre de Cinéma et de l’Audiovisuel, Wallimage), la source tax shelter est en effet apparue comme une bénédiction qui a démultiplié les moyens. Et les stars sont devenues accessibles. Il n’y a qu’à regarder les chiffres de 2010 : 150 millions d’euros de fonds levés grâce à ce dispositif, pour, il y a cinq ans à peine, tout juste 70 millions d’euros. Les fonds publics, en comparaison, apparaissent  » marginalisés  » : quelque 40 millions d’euros de subsides en 2010, soit quatre fois moins que les moyens levés par le tax shelter.  » Difficile de nier que le bilan est extrêmement positif « , s’enthousiasme Jeremy Burdek, cofondateur d’uMedia, la principale société intermédiaire en tax shelter, dont le métier est de trouver les investisseurs. Le tax shelter fait même du bien au budget de l’Etat fédéral, qui accorde cette exonération fiscale. Comme le producteur doit en effet utiliser l’argent placé par les entreprises en Belgique, ce mécanisme génère de la TVA, des cotisations sociales et de l’impôt. Ainsi, selon une étude de l’UCL menée avec l’entreprise Scope Invest, également intermédiaire en tax shelter, chaque euro investi via le système génère des rentrées nettes pour l’Etat supérieures à l’avantage fiscal consenti : de l’ordre de 1,15 euro par euro fiscalement immunisé.

Un vrai ciel bleu… A y regarder de plus près, il faut cependant relativiser. D’abord, 40 % des 150 millions d’euros levés en 2010 via le tax shelter constitue un prêt aux producteurs. Car, quand une PME met 100 000 euros dans la fabrication d’un film, elle place 60 % en  » equity  » (des droits liés à la production et l’exploitation de l’£uvre), et 40 % sous forme de prêt aux producteurs. Et qui dit prêt, dit remboursement, avec ici un taux d’intérêt s’élevant de 4,5 % à 6,42 %. Si l’on déduit ces 40 % de prêt (bien nécessaires aux producteurs), ce sont en réalité 90 millions d’euros qui ont été réellement investis en 2010 dans l’industrie du cinéma. De même, l’obligation pour le producteur de dépenser 150 % de la somme localement s’applique en fait aux sommes versées sous forme d’equity : soit 150 % de 60 000 euros, dans le cas d’une PME qui investit 100 000 euros.

Aucun professionnel du 7e art, cependant, ne peut contester les effets positifs du tax shelter sur le cinéma belge. Or, malgré ces bons chiffres, le tax shelter cache des menaces sur lesquelles le milieu du cinéma n’aime pas s’étendre.  » C’est touchy, car les professionnels craignent de faire fuir les investisseurs privés « , explique Patrick Quinet, président de l’Union des producteurs de films francophones. Certains, par exemple, estiment qu’on ne prête qu’aux riches. De son poste de directeur de Wallimage, Philippe Reynaert constate en effet  » un fossé entre les films  » tax-sheltérisables  » et ceux qui ne le sont pas ou sont réputés tels « . En tout cas, ce sont surtout des films minoritairement belges (c’est-à-dire non réalisés par des Belges) qui bénéficient du tax shelter. Chez uMedia, le mécanisme finance 70 % de coproductions étrangères et 30 % d’initiative belge.  » Forcément, un premier film d’auteur, d’un jeune réalisateur, c’est moins vendable auprès des investisseurs qu’une grosse coproduction avec du casting et avec un potentiel de retour sur investissement important. Là déjà, il y a des dérives « , poursuit Patrick Quinet, l’un des maîtres d’£uvre du tax shelter, pour qui le mécanisme n’est toutefois pas assez encadré et les excès, pas suffisamment sanctionnés.

Les intermédiaires mis en cause

Les critiques visent, entre autres, les sociétés intermédiaires qui se sont mises en place pour servir de liens entre les producteurs, branchés sur la mise en £uvre de leurs films, et la recherche de partenaires financiers. Elles sont accusées par le milieu du cinéma de s’enrichir exagérément sur le dos du producteur. Chargées de démarcher les investisseurs potentiels pour le compte de producteurs, elles prennent bien sûr une commission : de l’ordre de 7,5 %, payée par le producteur, peut-être plus, soupçonnent des professionnels. Avec la pratique,  » la volonté des investisseurs de structurer des deals avec une rentabilité certaine les pousse à demander aux producteurs une série de garanties en termes de recettes ou de rachat de droits « , poursuit Patrick Quinet.

Autre effet pervers : la PME qui place ses bénéfices nets en tax shelter le fait pour payer moins d’impôts. Elle n’a guère intérêt à garder des droits de production et d’exploitation ; ce n’est pas son  » core business « . Les intermédiaires ont vite vu là un moyen d’optimaliser le retour sur investissement de leurs investisseurs. En d’autres termes, la PME peut revendre ses droits au producteur pour un montant fixé à l’avance.  » Là, il y a une surenchère : le prix ne cesse de grimper !  » explique Patrick Quinet. Tout comme le pourcentage sur les recettes du film accordé aux investisseurs, qui n’arrête pas, lui aussi, d’augmenter, au détriment du producteur.  » Il atteint des niveaux proches du délire.  » Bref on vide les poches des producteurs, avant même de savoir si son film sera un terrible succès (c’est assez exceptionnel) ou carrément un bide.

 » On vide la France de ses talents « 

Ce jour-là, mercredi 4 avril, Jeremy Burdek, le jeune dirigeant d’uMedia a invité la presse francophone et flamande sur le plateau de l’adaptation de Boule et Bill, dans le jardin d’une maison quatre façades, à Uccle. Deuxième semaine de tournage dans Bruxelles et ses environs, avec des vedettes françaises (Franck Dubosc et Marina Foïs). Sur le plateau, on parle évidemment de l’incitant fiscal : sur un budget total de 16,7 millions d’euros, le film bénéfice d’un apport de 3 millions d’euros en provenance du tax shelter, levé par la société uMedia. Déboulent Alexandre Charlot et Franck Magnier, un duo de scénaristes ( Astérix aux Jeux olympiques et Bienvenue chez les Ch’tis !) qui règne sur le cinéma français. Eux, que pensent-ils du tax shelter ? Ils promènent leur regard sur les journalistes et glissent un peu gênés :  » Il y a un prix artistique à payer !  » Car faute de moyens en France, les producteurs français sont de plus en plus venus chercher de l’argent en Belgique : des réalisateurs choisissent même les lieux de tournage en fonction des aides qu’ils pourront obtenir.  » Quand l’action est censée se dérouler à Paris et sur ses quais, comment fait-on ?  »

A l’origine, quand le tax shelter est né, il devait donner de l’élan à toute l’industrie du cinéma belge, en termes d’emplois entre autres : on appelle cela un  » effet structurant « . C’est l’essence même de la loi. Pari réussi ?  » Des entreprises actives dans l’audiovisuel se sont installées en Wallonie, se regroupent et créent des synergies, souligne Philippe Reynaert. Des grands pôles audiovisuels à Mons ou à Liège ont ainsi émergé.  » L’effet structurant du tax shelter a favorisé un boom local de l’emploi dans la postproduction. C’est ainsi que l’entreprise bruxelloise Studio l’Equipe a ouvert, en 2010, deux studios-filiales, l’un dans le Brabant wallon, l’autre à Paris. Digital Graphics, spécialisé dans les effets spéciaux, a multiplié par trois son chiffre d’affaires depuis 2004, ainsi que son nombre d’emplois. Même développement au studio de Genval-les-Dames. Le tax shelter a aussi profité pleinement au développement de nWave, un studio d’animation 3D qui emploie une centaine de salariés.  » Lorsqu’un technicien français a un contrat d’emploi belge de deux mois, est-ce structurant ?  » demande, lui, Patrick Quinet.

Grâce à ce financement, la Belgique séduit également des concurrents étrangers, attirés par des plateaux meilleurs marchés, à l’image de Mikros Image et Waooh !, deux sociétés françaises, créatrices d’emplois, spécialisées dans les effets spéciaux, installées à Liège.  » Ce type de financement (NDLR : le tax shelter) vide la France de ses talents « , insistent les scénaristes Alexandre Charlier et Franck Magnier. Sur une production en Belgique, les coûts peuvent baisser de 30 à 50 %. Difficile de lutter. Pour preuve, plus de 40 % des coproductions françaises se font en Belgique.

Dans l’objectif de rénover le système, l’Union des producteurs de films francophones et son homologue flamand ont adressé au nouveau ministre des Finances, Steven Vanackere, des propositions. En vrac : encadrer et limiter strictement le rachat des droits et les recettes sur les films. Ou augmenter les contraintes en matière de dépenses locales, par exemple via un système de points évaluant l’effet structurant pour l’industrie belge : plus on totalise de points, plus on bénéficie de moyens ; rien si on engage des techniciens qui ne sont pas fiscalement belges. Ou encore de ventiler ces dépenses autrement, pour qu’elles ne servent pas à un seul secteur :  » Le tax shelter ne doit pas servir à payer le cachet de Poelvoorde ou les seuls frais d’hôtel des comédiens « , conclut Patrick Quinet. Reste à savoir quel est le rapport de force que peut mettre en place l’Union des producteurs et son alter ego flamand face au gouvernement fédéral et au  » trésor  » du tax shelter.

SORAYA GHALI

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