Retrouvailles à Eastwick

Devenues veuves, les fielleuses sorcières de John Updike sont restées diablement efficaces. L’ultime roman de l’Américain prend la valeur d’un testament voltairien.

Fauché par un cancer en janvier 2009, à 76 ans, John Updike était un graphomane, un serial writer qui affola les rotatives jusqu’à sa dernière heure.  » Je serais même capable, ironisait-il, de rédiger des étiquettes de ketchup ou des pubs pour déodorants.  » L’infatigable auteur de C£ur de lièvre a donc ratissé très large, pour s’aventurer sur les chemins de la politique-fiction, se frotter aux questions métaphysiques, pousser les portes du surnaturel, se moquer au passage de lui-même – en s’inventant un alter ego assez peu flatteur, l’ineffable Bech – ou créer un personnage désormais emblématique, qui résume à lui seul tous les rêves et toutes les frustrations de l’Amérique provinciale : Rabbit, un Dupont-Durand yankee façonné dans le miroir de la middle class.

Et de livre en livre (une bonne soixantaine), de succès en récompenses (deux prix Pulitzer, entre autres), l’ermite du Massachusetts a prouvé qu’il était à la fois un redoutable chroniqueur de son époque et un moraliste capable de sonder l’âme de son pays en l’observant par le trou de la serrure avec l’ironie d’un Saul Bellow dopé par le Divin Marquis. Car le sexe fut aussi une mine inépuisable où le romancier s’escrima à défier tabous et interdits : son £uvre est une véritable encyclopédie de l’adultère, un défilé ininterrompu de maris encornés et d’épouses cocufiées.

Juché sur un carrousel de maléfices, Updike a signé en 1984 un roman qui a fait le tour du monde, Les Sorcières d’Eastwick, sabbat truculent où se trémoussaient trois sulfureuses diablesses égarées dans une Amérique tristement puritaine. On les avait un peu oubliées, mais elles ont vaillamment tenu le coup, et le père de Rabbit a eu la lumineuse idée de les remettre en piste dans Les Veuves d’Eastwick, son ultime roman publié à la veille de sa mort. Toujours infernales, nos trois sorcières ? Un peu moins, évidemment. Si elles ont jadis épuisé époux et amants, elles n’ont plus le feu au derrière, mais leurs langues, elles, restent aussi fielleuses qu’à la belle époque.

Alexandra, la brune, porte maintenant des dessous démodés et s’est recyclée dans la vente de poteries artisanales. Sukie, la blonde, roule en BM et n’a pas renoncé à ses velléités – écrire sur son ordinateur portable des romans dévergondés, afin de sceller son pacte avec Lucifer. Quant à la rousse, Jane, elle en pince toujours pour son violoncelle mais elle ignore encore qu’elle va trinquer pour les deux autres, et que la damnation la guette.

Ce sont leurs retrouvailles qu’a imaginées Updike, qui les envoie au bout du monde, entre les pyramides d’Egypte et la Grande Muraille de Chine, où elles croiseront des touristes américains hébétés,  » sortes de barbares modernes grotesques portant bermudas et casquettes de base-ball « . Updike s’en donne à c£ur joie pour flinguer ses compatriotes, avant d’expédier ses pétroleuses sur les lieux de leurs anciens méfaits, Eastwick, une bourgade imaginaire du Rhode Island. Elles y retrouveront de vieux amants, feront le bilan de leur génération – celle de la libération sexuelle – et jetteront un £il caustique sur l’Amérique des années Bush, un étouffoir où les  » belles personnes  » se vautrent dans le conformisme à grand renfort de pudibonderies.  » Les gens n’arrêtent pas de pleurer la mort de Dieu. Moi, ce qui m’inquiète, c’est la mort du péché « , se lamente Jane. Quant à Updike, il profite des confessions de ses mégères inapprivoisées pour rédiger un testament délicieusement voltairien. Avec, en guise de codicille, ces mots de Sukie :  » Quelque part dans tout ce foutoir, il doit bien y avoir une raison d’exister. « 

Les Veuves d’Eastwick, par John Updike. Trad. de l’anglais (Etats-Unis), par Claude et Jean Demanuelli. Le Seuil, 355 p.

ANDRÉ CLAVEL

Updike s’en donne à c£ur joie pour flinguer ses compatriotes

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