Poker Pleins aux as

En ligne ou en tournoi, ce jeu est devenu un phénomène qui séduit des milliers de joueurs de moins de 30 ans. Pour les jeunes loups d’Internet et du tapis vert, c’est même un job très payant… tant qu’ils gagnent.

Comme il le fait deux ou trois fois par semaine, Antoine Saout, un jeune Breton de 25 ans, décide par une soirée printanière d’aller tenter sa chance au casino. Depuis septembre 2008, cet ancien élève d’une école d’ingénieurs consacre le plus clair de son temps au poker, jouant le jour devant son ordinateur et, parfois donc, au casino. Ce soir-là, Antoine perd 800 euros. Plutôt que s’acharner, il rentre chez lui et tente sa chance sur un site de jeu en ligne. Après quelques heures, il y décroche un ticket d’une valeur de 10 000 dollars pour participer aux World Series of Poker (WSOP), le tournoi le plus important du genre, à Las Vegas. Le 16 juillet dernier, après huit jours de compétition face à 6 464 concurrents, bingo : il est sélectionné avec neuf autres heureux candidats pour disputer la finale, en novembre prochain. Rien que pour cet exploit, le prodige a déjà gagné 1 million d’euros, ainsi qu’un contrat de sponsoring avec le site Internet Everest Poker, qui, en plus d’une somme classée secret-défense (900 000 euros, prétend la rumeur), lui financera durant un an les tournois les plus importants autour du monde.

L’histoire d’Antoine laisse rêveur. Surtout, elle conforte des milliers de jeunes dans leur décision de faire du poker leur activité principale. Un joueur doué et assidu gagne en moyenne 2 000 euros par mois sur Internet. Les bénéfices des as, eux, sont sans limite. Et nets d’impôts, surtout.

S’il est impossible d’établir le nombre exact de ces louveteaux du tapis vert, une récente étude du cabinet de consultants Poker Players Research annonçait 1,3 million de joueurs de poker en ligne en France (plaçant ainsi le pays en 4e position mondiale, derrière les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne et loin devant la Belgique qui compte 70 000 joueurs),  » dont la moitié n’a pas 30 ans « , selon Maurice Schulmann, directeur marketing du groupe Partouche. Un engouement exponentiel, amorcé en 2005, lorsque Canal + décide de retransmettre chaque édition du World Poker Tour. Depuis, d’autres chaînes (Club RTL, Plug RTL, AB3, Eurosport…) se sont mises à surfer sur la vague produite simultanément par Internet et la médiatisation tous azimuts du jeu de cartes.  » L’argent et la réussite, deux motivations très décriées dans les années 1970, sont à nouveau d’actualité, explique le sociologue Olivier Galland. Et l’on assiste depuis quelque temps à une remontée de la culture matérialiste.  » Laquelle se concrétise paradoxalement via un univers virtuel.

Le schéma est peu ou prou toujours le même. Les études à peine terminées, le garçon – si on en trouve de plus en plus, les demoiselles restent peu nombreuses autour d’une table de poker – vit chez ses parents en attendant de trouver un travail. Pas de loyer à payer, pas de vie maritale à gérer, pas d’enfants à élever… Il est libre comme l’air. Poussé par un proche, il tâte un peu du poker on line. D’abord gratuitement, comme le proposent tous les sites. Ensuite en misant 10 ou 20 euros. Avant de passer, si son bankroll – la réserve d’argent consacrée au poker – le permet, à la vitesse supérieure et de tenter des tables à 50 euros, puis d’autres permettant de se qualifier, moyennant 100 euros, à des tournois à 1 000 ou 2 000 euros le droit d’entrée… Evidemment, les parents commencent par faire grise mine. Mais ils reprennent des couleurs devant les gains de leur rejeton.  » Quand, trois mois après mes débuts, j’ai gagné 5 800 euros au Spanish Poker Tour et 10 000 sur Internet, ma mère m’a fichu la paix « , se souvient Antoine Saout. Pour autant, tous ne deviennent pas des vedettes. Beaucoup tiennent même à rester discrets.  » Les vrais millionnaires, on ne les connaît pas, confirme Georges Djen, directeur de la publication de Live Poker. Sur Internet, il n’y a que des pseudos. « 

Fabrice, par exemple (le prénom a été changé). Il n’est pas encore plein aux as, mais en bonne voie. 26 ans, logé avec ses s£urs dans un appartement parisien propriété de ses parents, il joue à plein-temps depuis six mois en cash game exclusivement – comprendre : partie libre d’argent, en opposition au tournoi, où la mise financière est limitée au droit d’entrée. Après un petit tour au centre de gym en bas de chez lui, parce qu' » une bonne forme physique aiguise les sens « , dit-il, il reste scotché devant son ordinateur six heures par jour. Considérant le poker comme un  » travail « , il refuse d’avouer son  » salaire « , car, en France,  » c’est mal vu « . Tout juste souffle-t-il son plus petit mois – 3 000 euros – et son plus gros – 27 000. Il accepte aussi de nous faire une démonstration. Direction le salon où trône l’écran de son PC, assez grand pour afficher de quatre à six tables.

Le jeune pro du poker est déconnecté de la société

Car Fabrice joue simultanément plusieurs parties. Consciencieux, le jeune pro annote les caractéristiques de chaque adversaire et utilise un logiciel qui l’aide à calculer probabilités et statistiques pour certains coups délicats. Avant de demander un virement de ses gains, forcément établis en dollars puisque tous les sites de jeu en ligne sont basés à l’étranger pour le moment, il vérifie le cours du billet vert afin d’optimiser ses bénéfices. Un véritable homme d’affaires.

 » La plupart s’enferment dans un piège, estime Georges Djen. Pour l’instant, ils sont jeunes, gagnent beaucoup d’argent, mais ils ne construisent rien. Pas de foyer, pas de famille…  » Ce n’est toutefois pas vrai pour tous. A l’instar de Bruno, 22 ans, environ 400 000 euros de gain par an depuis 2007, en grande partie grâce au Net, qui vient d’acquérir un pavillon près de Montpellier.  » Comme j’ai un bankroll de 600 000 euros, il ne me restait pas assez pour le payer cash. Et mon banquier a accepté de me faire un petit crédit, vu que j’ai 250 000 euros de placés en assurance-vie. Pour durer dans le poker, le secret est de garder la tête froide et les pieds sur terre.  » Or beaucoup  » s’explosent en l’air « , comme on dit dans le milieu. Car, s’il y a de gros gains d’un côté, il y a forcément de grosses pertes de l’autre.  » Le cash game met en slip des professionnels, confirme Maurice Schulmann. Pour un tournoi de gagné, il y en a souvent dix de perdus auparavant. Et, si les joueurs communiquent sur l’argent qu’ils touchent, ils avouent rarement les montants qu’ils ont engloutis. « 

Soucieux de son image de vainqueur, le jeune joueur a en général bon esprit, même en cas de bad beat (coup de malchance). Condition essentielle pour être admis dans les cercles et casinos. Car il arrive bien un jour où même les plus autarciques, comme Fabrice, ne résistent pas à l’envie de s’asseoir à une table. Thierry Bolleret, directeur du cercle Wagram, à Paris, en accueille au moins 800 par jour.  » La devise des jeunes joueurs, c’est vivre vite et gagner vite « , dit-il. Du coup, les trentenaires rompus au jeu en live passent pour des dinosaures empreints d’une sagesse infinie. Ainsi Marc Trijaud, 32 ans, éducateur sportif, qui, après avoir gagné 40 000 euros dans un tournoi, a lâché son métier pour les cartes et se retrouve aujourd’hui classé 14e meilleur joueur français :  » Mais peut-être arrêterai-je dans quelques mois. Je ne me sens pas accro. D’ailleurs, je joue très peu sur le Net. J’ai besoin du contact humain autour d’une table, où se nouent des liens très ambivalents de haine et de solidarité. « 

Pour autant, le jeune pro du poker mène en général une vie de solitaire, déconnecté de la société par ses horaires improbables et ses gains disproportionnés. Plus dure peut être la chute, car quel avenir sera le sien s’il décide (ou se voit obligé) de revenir au quotidien de tout un chacun ? Comment passer d’un revenu de centaines de milliers d’euros par an à un salaire moyen ? Nombre d’amateurs aimeraient déjà être en mesure de se poser ces questions. C’est pourquoi ils tentent encore et encore leur chance on line. Ancré pour longtemps dans la culture d’une jeunesse âpre au gain, le phénomène ne connaît pas de frontières… et encore moins la crise.

Christophe Carrière

Le jeune pro du poker mène souvent une vie de solitaire

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