« Papiers, s’il vous plaît! »

Exsangue après vingt ans de guerre, la zone frontalière avec l’Irak reste une région tendue et extrêmement militarisée. La  » question kurde  » demeure donc en suspens. Ce qui n’empêche pas la société d’évoluer. Ici, plus qu’ailleurs, l’Europe suscite de l’enthousiasme et les femmes prennent leur destin en main

Les habitants racontent qu’il en a toujours été ainsi : à Yüksekova, les matinées sont rythmées par les clameurs du marché aux herbes. Chaque jour, dès potron-minet, les marchands installent leurs étals juste en face de l’hôtel Oslo. Et un attroupement se forme presque aussitôt autour d’eux. Les clients soupèsent les bottes de persil, hument la menthe sauvage, négocient les prix. L’un des vendeurs n’en finit pas d’énumérer à qui veut bien l’entendre les vertus de ses plantes médicinales : le punger aide à guérir les maladies de l’intestin, le kengir sert de remède contre le diabète… Ce sont surtout les vieillards et les femmes qui sillonnent les montagnes proches de la frontière irakienne, des heures durant, explique-t-il, et qui se chargent de la cueillette.  » On recense plus de 1 000 types de plantes dans la région « , affirme un autre homme, coiffé d’un keffieh.

Ambiance nettement plus feutrée dans l’une des galeries commerciales de la ville, à quelques pas du marché. C’est là que s’est établi Hasan Dayan, l’un des deux fleuristes de Yüksekova. Son unique concurrent n’est autre que son frère. De quoi miner la bonne entente familiale ?  » Oui, bien sûr. Cela fait déjà plusieurs mois qu’on ne se parle plus « , répond Hasan, avant d’éclater de rire. En fait de fleurs, il ne vend que des bouquets artificiels. Seules une dizaine de roses attendent les clients les plus exigeants, soigneusement rangées dans un frigo, derrière le comptoir. Trois boutiques plus loin, la rayonnante Sibel tient l’unique librairie de la localité. Sur les étagères : un dictionnaire de pensée marxiste, la biographie de Che Guevara, les écrits du leader kurde irakien Massoud Barzani, mais aussi le Da Vinci Code et Harry Potter…  » J’ai fait le choix de la diversité « , sourit Sibel. Sa clientèle est composée d’étudiants, bien sûr, mais aussi de soldats qui s’approvisionnent chez elle en guides de conversation kurde. Ou encore de ce jeune cireur de chaussures, venu à la fin de sa journée acheter un livre sur l’espace,  » pour se cultiver « .

Il y a dix ans, jamais une femme n’aurait pu gérer seule un commerce. Mais la dureté du conflit qui oppose l’armée aux rebelles kurdes du PKK, depuis plus de vingt ans, a forcé la société à changer. Dans la tourmente, les femmes ont pris de l’assurance.  » La région de Hakkari et de Yüksekova, la plus touchée par la guerre, est aussi la plus proeuropéenne de toute la Turquie. Les habitants comptent vraiment sur l’Europe pour renforcer la démocratie et améliorer leur niveau de vie « , assure Necip Çapraz, rédacteur en chef de Yüksekova Haber, la feuille locale.  » Si l’adhésion de la Turquie se concrétise, ce sera mieux à tous les niveaux. On sera plus libres « , pense Nezahat Özgene, directrice d’un atelier de tapis traditionnels kurdes.

Vu de Yesil Dere, l’Europe paraît pourtant bien loin. Le quartier compte parmi les plus déshérités de Yüksekova. Ses maisons ont pour la plupart été construites à la hâte, au milieu des années 1990. L’armée procédait alors à l’évacuation des villages situés en zone  » sensible « , et des centaines de réfugiés ont afflué. Les infrastructures n’ont pas suivi : mises à mal par l’hiver, les routes sont criblées d’ornières. Dans les terrains vagues, jonchés d’immondices, les enfants jouent aux billes. Deux garçons se proposent de montrer la maison de  » l’Irakien « . Quand on déboule chez lui, l’homme, qui s’appelle en fait Ahmet Mzor, est occupé à siroter le thé. Ancien peshmerga, il a fait partie de la rébellion kurde qui a combattu le régime de Saddam Hussein. Lui et sa famille sont arrivés en Turquie en 1991.  » Je me souviens de notre fuite interminable à travers les montagnes. Il y avait des femmes et des enfants. Au moment où nous avons traversé la frontière, des avions de l’armée turque nous ont parachuté de la nourriture. Je n’oublierai jamais l’hospitalité de ce pays.  » Mehmet, le plus jeune des sept enfants, le seul à être né en Turquie, écoute d’une oreille distraite. Ces récits de lutte, il les connaît par c£ur.  » Je me plais bien ici, dit-il. Tous mes amis sont turcs. Si ça ne tenait qu’à moi, je resterais à Yüksekova. Mais je dois écouter mon père… Et il a décidé que nous retournerions en Irak l’an prochain.  »

Ailleurs en ville, le groupe de danse folklorique Yüksekova Lisesi répète dans une cour d’école. Sept garçons, sept filles, main dans la main, enchaînent les pas saccadés. Hüsnü Dikçe, le professeur, chantonne et tape du pied pour imprimer le rythme. Vingt-deux ans déjà que ses cours perpétuent et renouvellent la tradition kurde…  » Au début, je devais batailler en permanence pour faire admettre aux parents que des garçons et des filles puissent danser ensemble. Aujourd’hui, ça ne pose plus aucun problème « , se réjouit-il. Jean taille basse et baskets, Vyan passe pour la plus motivée des élèves.  » On ne peut pas danser comme un robot. Il faut avoir ça en soi, explique-t-elle. A travers les mouvements de mon corps, j’essaie d’exprimer tout ce que je ressens.  » Après le lycée, elle voudrait entamer des études de théâtre à Ankara, et cultiver ainsi son âme d’artiste. D’autres jeunes, de plus en plus nombreux, s’inscrivent à l’université d’Erbil, dans le nord de l’Irak, où les cours se donnent en anglais et en kurde.  » Moi aussi, j’aimerais partir là-bas, pour pouvoir étudier dans ma langue maternelle. Mais cela coûte cher. Et puis, je ne peux pas abandonner ma famille, alors que la région reste en proie à la violence « , confie Serdar, 19 ans, cuisinier au Cafe Elvîn.

Esprit de lutte

En route pour Hakkari. Dans le minibus, la radio diffuse des airs traditionnels kurdes, lancinants. Après une heure de route, à l’approche du carrefour de Bagisli, le chauffeur décélère lentement, puis immobilise son véhicule. Contrôle militaire. Des chevaux de frise et deux automitrailleuses sont là pour dissuader toute tentative de passage en force. Un soldat s’approche :  » Papiers, s’il vous plaît !  » Simple formalité : bientôt, le véhicule peut repartir. Provisoirement. Quarante kilomètres plus loin, un nouveau barrage entrave la route. C’est la police, cette fois. Prudemment, le chauffeur éteint la musique. Des hommes en civil viennent collecter passeports et cartes d’identité, sans un mot. Les vérifications s’éternisent. Que se passe-t-il ? A l’intérieur du minibus, les visages sont crispés. Trois passagers sortent pour fumer.  » Je ne comprends pas pourquoi ils nous font attendre aussi longtemps. J’ai un examen demain à Hakkari. Heureusement que je suis partie la veille « , soupire Adile, 23 ans. Contrainte d’abandonner ses études après l’école primaire, elle se rattrape aujourd’hui en suivant des cours du soir. Mais voilà qu’après une demi-heure d’attente l’autorisation de passer est enfin donnée… Soulagement.

Cet après-midi, à Hakkari, le centre sportif est particulièrement animé. Au programme : une compétition entre lutteurs turcs et iraniens. Sur le tapis, les corps s’entremêlent avec grâce et violence. Déséquilibrer l’adversaire. Empoigner sa cheville. Rouler par terre. Tout cela sous le regard intransigeant d’Atatürk, le père fondateur de la Turquie, dont un immense portrait orne le mur. C’est que la lutte fait partie du patrimoine national – au même titre que le thé, la tapisserie ou les loukoums. Sur les 74 médailles que le pays a déjà décrochées aux Jeux olympiques, 55 l’ont été par l’entremise de cette discipline. Des exclamations fusent dans les tribunes. Le dernier combat vient de s’achever. Alors que les résultats vont bientôt être proclamés, l’un des compétiteurs iraniens s’écarte discrètement. Il veut en savoir plus sur l’Europe :  » Les gens s’intéressent aussi à la lutte là-bas ? Vous pensez que je pourrais y tenter ma chance ?  »

Entourée de montagnes, sertie dans un paysage rude et ensorcelant, Hakkari aurait de quoi ravir les touristes. Mais on n’y vend pourtant pas de cartes postales. Selon la mairie, 30 % des habitants sont privés d’eau potable. Le chômage touche 70 % de la population.  » Si l’on compare les résultats de l’examen d’entrée à l’université, province par province, celle de Hakkari arrive toujours en dernière position, constate amèrement Metin Tekce, le maire de la ville. Pourtant, les jeunes d’ici ne sont pas tous des attardés mentaux. Ce fiasco est la conséquence directe d’une politique qui considère les Kurdes comme des citoyens de seconde zone.  » Dans les escaliers qui mènent au bureau du maire, quatre gardes du corps attendent, sur le qui-vive. Leurs talkies-walkies crépitent. Membre du DTP, un parti que certains suspectent d’être la façade du PKK, Metin Tekce sait qu’il dérange. L’insouciance, de toute façon, n’a pas droit de cité à Hakkari.  » Adolescent, quand j’allais boire un verre avec des amis, des types en civil venaient s’asseoir près de nous, pour écouter ce que nous disions « , raconte Sedat. Agé de 19 ans, il en paraît dix de plus. A la longue, le climat pesant qui règne sur la ville finit par user les organismes… Et il n’épargne personne.  » Nous vivons ici. Nos enfants vont à l’école avec les Kurdes. Mais c’est impossible de nouer des relations normales avec la population, confie un commissaire de la police antiterroriste. Tout le monde se méfie de nous.  »

Lorsque l’on quitte Hakkari, au petit matin, la ville est encore déserte. Pour rejoindre Sirnak, il faut emprunter une route de montagne au tracé tortueux. De part et d’autre de la chaussée, des soldats marchent en ordre dispersé. Leurs visages éreintés témoignent d’une nuit passée à traquer la guérilla à travers les montagnes. Plus loin, des hommes vêtus d’une veste kaki et armés d’un fusil font le guet. Ce sont des  » gardiens de village « , des miliciens kurdes payés par l’Etat pour contrer d’éventuelles offensives du PKK. Mustafa Gülmez, l’un d’entre eux, raconte :  » Parfois, on aperçoit les guérilleros descendre des montagnes. S’ils ne font que passer, on ne bouge pas. Mais s’ils attaquent, on a ordre de tirer.  » La route continue. On arrive à Arogh, un patelin anonyme. Un chemin de terre se faufile à travers les maisons du village, puis s’enfonce dans la montagne.  » On l’emprunte pour aller chercher du pétrole en Irak « , confie une habitante, dont les épaules sont couvertes par un châle orné de paillettes dorées.  » On part avec les mules, vers 4 heures du matin, et on revient le soir même. On remplit nos bidons dans le premier village, de l’autre côté de la frontière. Là-bas, ils acceptent la monnaie turque « , raconte Aynur, 19 ans. Tout en berçant son fils de 2 mois, elle s’occupe de remplir les verres. De thé irakien, évidemment.

l Texte : François Brabant l Photos : Johanna de Tessières

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