Rosanne Mathot © xzarobas

OEil de Lynx

Où il est question d’une femme nommée Lynx, d’autres femmes, qui ne s’appellent pas Lynx, de sexualité et de retour à la vie sauvage.

Elle avait haï le bruit des bottes pour mieux aimer le silence des pieds nus. Ce samedi de la mi-janvier, à Bruxelles, nippée d’une peau de bête et de sandales en rotin, Lynx se prenait la réalité toute crue en pleine face, façon mandale. Elle avait bien choisi son jour, tiens, pour revenir à la  » civilisation « . Des milliers de personnes défilaient bruyamment, pour réclamer la démission d’un homme politique belge hypothétiquement complice de torture, un journal expliquait qu’un de ses pairs avait comparé Bruxelles à une putain, un autre média narrait l’histoire d’un type qui avait mis trois mois pour dévorer sa moto, un autre journal encore relatait qu’une ancienne actrice porno estimait qu’on pouvait jouir lors d’un viol. Dans le dernier canard qu’elle feuilleta, une tribune commentait le combat inégal de la libido avachie des femmes et de la  » pulsion sexuelle, par nature offensive et sauvage  » des hommes.

 » Quoi ? Encore, cette vieille angoisse qui pèse sur les hommes et les femmes, depuis l’affaire du pommier ?  » ronchonna Lynx.  » Ils ne reconnaîtraient pas l’harmonie, tous ces zinzins-là, même si elle flanquait le feu à leur pays « , qu’elle se disait.  » Bon, c’est vrai que cette histoire de sexes mérite d’être mise entre toutes les mains, mais faut-il pour autant la tripoter ?  » De l’eau glacée courait sur sa peau bronzée, alors qu’elle avançait, presque nue, dans la rue en colère, vers le café Geyser, un petit balluchon en poil d’ours accroché à son épaule.

Sa paisible caverne des montagnes Rocheuses lui manquait (1). Mais elle n’avait pas le temps de lambiner. On l’attendait, au café Geyser. Elle devait former ceux qui, comme elle, en avaient marre de ce monde détraqué, tout droit sorti d’une boîte de Petri, d’un bordel, d’un caddie de supermarché et d’un coffre-fort. Sauf que là, elle était collée, coincée, engluée, enfermée, ballottée. La foule la laissait à peine respirer. Elle avisa à sa gauche une femme avec un décolleté en béton ignifugé. A sa droite, une autre arborait une espèce de veston blindé boutonné jusqu’au menton.  » C’est pour éviter les frotti-frotta « , qu’on lui dit.  » Tu ne le sais pas ? Les hommes sont des porcs… faut s’en protéger ou les balancer.  » Débordant de tout ce chagrin moderne, Lynx s’en fut dans la ruelle qui mène au café. Sur le trottoir, essoufflée, elle replia ses longues jambes osseuses, comme une gazelle qui se pose pour mourir. Elle avait retrouvé un semblant de calme. La trêve. La détente. La détente, avec un doigt posé dessus.

Mais c’est pas tout ça. L’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer à 20h15, sur la Une…

(1) L’artiste punk britannique, Lynx, écologiste radicale, a rompu avec la modernité et est partie vivre, avec des milliers d’autres personnes, dans les montagnes Rocheuses, aux Etats-Unis, en renouant avec les techniques préhistoriques. Elle organise des stages de  » survie paléolithique « . Le photographe Eric Valli lui a consacré un documentaire, Lynx, une femme hors du temps.

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