Murakami voyageur solitaire

Le nouveau maître des lettres nipponnes nous livre son dernier roman, Kafka sur le rivage, une fable initiatique envoûtante. Rencontre avec un éternel exilé en quête de liberté

Il faut être en forme pour vivre une existence malsaine « , confie Haruki Murakami, athlète de 56 ans et idole mondiale de la littérature japonaise, déçu de n’avoir pu, à cause d’une tempête de neige, courir ses 10 kilomètres quotidiens autour du campus de l’université Harvard, qui l’accueille en tant qu' » écrivain à demeure « . Levé chaque matin à 4 heures, 365 jours par an, le nobélisable insolite, lauréat en 1979, dès son premier roman, du prestigieux prix Gunzo, trouve dans ce régime monacal  » une concentration intense, presque une transe « , clef de ses poétiques mondes parallèles. Après Chroniques de l’oiseau à ressort et Les Amants du Spoutnik, l’éternel exilé, véritable rock star des jeunes rebelles nippons, offre avec Kafka sur le rivage une nouvelle  » fable  » initiatique et universelle sur la quête d’identité. Pour L’Express, Murakami, timide et attentionné, a surmonté sa phobie des interviews.

Kafka Tamura, votre jeune héros, vous ressemble-t-il ?

E J’étais enfant unique et je m’étais créé un monde à part, plein de livres, de musique et de conversations avec mes chats. Mes livres préférés étaient toujours les plus gros, écrits par des géants comme Dostoïevski, Tolstoï, Dickens ou Balzac, car leur épaisseur était la promesse d’un long voyage.

A Kobe, votre père enseignait la littérature japonaise, pourtant.

E J’étais principalement attiré par l’ailleurs et par les écrivains étrangers. Si je n’avais commencé à apprendre l’anglais à l’école – un hasard qui m’a conduit à découvrir et aimer Chandler, Vonnegut ou Capote – j’aurais sûrement montré la même passion pour la littérature et la culture françaises. Après tout, le premier roman que j’ai lu de ma vie, à 12 ou 13 ans, était Le Rouge et le noir, de Stendhal, et Truffaut m’a profondément marqué.

Truffaut ?

E Dans le jeune Kafka Tamura se niche le petit Antoine Doinel des Quatre Cents Coups. Leurs âges, leurs fugues, leurs peurs, leurs quêtes sont comparables. J’ai ressenti sa solitude lorsque, sortant de l’université, j’ai refusé de suivre la voie obligatoire, d’entrer dans une grande entreprise ou dans la fonction publique. Il y a trente ans, la société japonaise était bien plus stricte qu’aujourd’hui. Quand on choisissait d’être un outsider, il n’y avait pas de retour possible. Comme pour Doinelà

Vos études aussi étaient atypiques. La dramaturgie grecqueà

E Au départ, je faisais des études de cinéma, pour devenir scénariste, mais j’ai vite découvert queà je n’avais rien à écrire. Rien. J’étais un gamin sans histoire issu de la tranquille classe moyenne japonaise. Certes, en 1968, comme ailleurs dans le monde, nous avons, par idéalisme, occupé l’université et combattu la police ; mais la société était trop forte et tout est vite rentré dans l’ordre. Alors j’ai tout lâché. Après la fac, j’ai tenu pendant près de huit ans un café boîte de jazz en me gardant d’écrire autre chose que des menus. Je pensais n’avoir aucun talent d’écrivain ; toutefois, le défilé des clients, ces centaines de rencontres me nourrissaient à mon insu d’une expérience humaine. Et un beau jour, à 29 ans, j’ai eu la révélation, pendant un match de base-ball.

Pourquoi là ?

E Un après-midi de printemps, sur les gradins, une bière à la main. Un moment de bonheur, de plénitude. Si j’avais à choisir un jour dans ma vie, je choisirais celui- là. J’ai pris la plume ce jour-là, et je suis devenu un écrivain  » naturel « .

Un écrivain naturel ?

E Un conteur d’histoires. On lit mes livres en Chine, en Corée ou en France : une bonne histoire est une lingua franca qui dépasse les cultures, qui ouvre un passage en vous-même, quitte à vous mener dans des lieux obscurs et douloureux. J’aime donner au lecteur à tout moment les clefs de mes sentiments ; ce n’est pas par snobisme que je leur parle d’une sonate de Schubert, mais parce qu’elle me procure une émotion profonde.

Vous ne reculez pas non plus devant les sujets dérangeantsà

E La violence et le sexe, que je n’ai vraiment su exprimer par l’écriture qu’après l’âge de 40 ans, m’infligent un traitement de choc, qui ouvre d’autres trappes dans mon esprit et, je l’espère, dans celui du lecteur. Moi qui n’ai jamais subi la moindre brutalité, et qui adore les chats, je suis capable d’imaginer un affreux massacre de ces petits compagnons de mon enfance, dans le seul dessein de voir ce que je vais ressentir. Je ne connais de la guerre que ce que mon père, qui était soldat pendant l’occupation de la Chine par le Japon, a pu parfois confier, mais j’en parle, parce qu’elle réveille notre conscience collective. Dans Kafka, j’évoque brièvement Eichmann et le génocide pour vivre la terreur que m’inspirent ces atrocités, et rappeler au passage que n’importe qui peut devenir un bourreau, répandre du gaz sarin dans le métro de Tokyo, comme en 1995.

Vous avez quitté le Japon, pour y revenir pendant quelques années après le terrible tremblement de terre de Kobe et l’attentat de Tokyo.

E Le Japon des années 1980 était devenu trop riche, trop puissant et arrogant. La crise économique et ces événements l’ont plongé dans un désarroi qui m’a touché. J’ai pensé que j’avais à nouveau un rôle à jouer dans mon pays, en tant qu’auteur, en traitant de ces drames dans deux livres et en partageant mon émotion avec mes compatriotes.

Quel rapport entretenez-vous avec les autres écrivains japonais ?

E Aucun. Je suis même la brebis galeuse du monde littéraire nippon. Ils me reprochent mon style, trop différent des canons classiques. J’ai quitté le Japon en partie à cause de cela, pour être moi-même. Je suis japonais, j’écris dans cette langue et mes romans se déroulent le plus souvent dans ce pays. Mais je reste un individu. Je ne suis ni occidentalisé ni traditionaliste ; juste un homme libre. l

Philippe Coste

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