Mon écran, mon amour

Blogs, sites de rencontres, réseaux sociaux… la révolution numérique a bouleversé nos stratégies d’approche. Mais a-t-elle eu raison de nos amours ? Enquête.

En 1999, les cyber-couples ne courent pas encore les rues. Cette année-là, quand Olivier pousse la porte d’une salle de chat, c’est simplement  » par curiosité  » et  » pour vaincre une certaine timidité « . Il n’imagine pas y rencontrer Cécile, emménager avec elle six mois plus tard, fonder une famille et fêter les dix ans de leur rencontre. Les temps ont changé : aujourd’hui, on a tous en mémoire l’histoire d’un ami d’ami qui a trouvé l’âme s£ur, la vraie, sur Internet. Et qui coule désormais des jours heureux, avec femme et enfants, dans la vraie vie. Mais l’amour dans la sphère virtuelle, ça ne se passe pas toujours ainsi. Alors, comment drague-t-on, séduit-on, rencontre-t-on, à l’ère du 2.0 ? Le virtuel a-t-il inexorablement chamboulé nos relations amoureuses ?

Romain, la trentaine, est célibataire. Après quelques doutes, il a fini par faire comme  » tout le monde « , et s’inscrire sur un site de rencontres. Pour voir.  » J’ai trouvé tout cela assez violent. Un marché où l’on trouve de tout, où les contacts sont parfois crus, où l’on prend et où l’on jette.  » Mais le jeune homme persiste, au cas où. Quelques semaines et discussions infructueuses plus tard, il entame une correspondance avec une belle et sympathique jeune femme – enfin… d’après son profil. Rendez-vous est pris. Et c’est là que la réalité déboule, comme une claque.

L’absence des corps

Lui, le bobo intello, amoureux de littérature, se retrouve catapulté dans un univers aux antipodes du sien. Auquel il ne s’attendait pas du tout. Le voilà donc planté dans un appart niché dans une tour HLM d’Anderlecht, où Michel Drucker hurle dans la télé et où la conversation tourne autour du McDo englouti le week-end précédent.  » Je me trouvais glauque à crever, pathétique. Nous n’avions rien à nous dire, nous savions que nous ne nous reverrions pas et, en même temps, je me voyais mal partir là, comme ça, comme un salaud.  » Romain n’est plus jamais retourné sur un site de rencontres.

Selon le sociologue français Pascal Lardellier, auteur du C£ur Net , notre témoin n’a rien d’un cas unique. Il serait même révélateur d’un des principaux bouleversements liés à Internet, à savoir  » l’absence des corps.  » Explications de l’expert :  » Internet soustrait au regard d’autrui. Dans toute rencontre, les personnes sont cachées temporairement derrière un pseudo, une fiche. Résultat, on surinterprète largement, au départ, ce que l’on voit de l’autre et on joue avec sa propre identité.  »

Un avis partagé par Camille Labaki, psychologue-psychothérapeute, formatrice au Cefores (Centre de formation et de recherche en systémique) à Louvain-la-Neuve. Pour elle, ce fossé entre rencontre virtuelle et réelle est un élément fondamental des cyber-rencontres.  » Dans une relation sur le Net, chacun fantasme d’emblée. Certains patients me disent d’ailleurs qu’ils ne sont pas pressés de rencontrer physiquement leur interlocuteur. D’autres, au contraire, désirent très vite une rencontre, car ils craignent le maintien dans le virtuel puisque, quoi qu’il arrive, au moment de la rencontre physique, il y a toujours le risque de s’emplafonner sur la réalité.  » Cette notion de fantasme semble liée au fonctionnement même des modes de communication sur Internet.  » Face à son ordinateur, chacun est entouré d’une invisible et infranchissable muraille, qui lui permet, paradoxalement, d’entrer dans une incroyable intimité avec l’autre. Car cette protection autorise celui qui « chatte » à oser, à explorer des facettes de lui-même encore inexplorées ou restées taboues dans la vie réelle. « 

C’est peut-être là, la mutation fondamentale du rapport à l’autre dans les nouvelles technologies. Dans tous les témoignages récoltés, deux leitmotivs indissociables s’imposent :  » On ose  » et  » ça n’engage à rien « . Soufiane, 26 ans, fervent utilisateur du réseau social Facebook, envoie régulièrement des  » demandes d’amis  » à des inconnues qu’il sélectionne d’après le prénom, la photo et la localisation.  » Une sur trois te répond ! « 

 » C’est comme si tu étais derrière une vitre « 

Une technique qui n’engage à rien, d’après lui,  » d’autant que si tu en as marre, tu peux ne pas donner suite « . Lors de ses sessions de chat sur Facebook, même topo.  » C’est comme si tu étais derrière une vitre. Tu dis seulement ce que tu as envie de dire, tu contrôles. Résultat, tu oses davantage. J’ai déjà dit des choses par chat que je n’aurais jamais osé dire en face à face. « 

Ce clic instantané, si virtuel, est peut-être le secret de la suractivité que l’on observe sur les sites de réseaux sociaux. Sur Facebook, c’est tout un petit monde d’extrême intimité plus ou moins contrôlée qui s’agite. Des sociétés n’arrêtent pas d’inventer des applications, petits logiciels de jeux, fondés sur ce principe. Et qui ont leur petit succès. En témoignent les 924 091 utilisateurs actifs mensuels de  » Que pensent mes amis de moi ? », application ludique et gratuite, inventée en décembre 2008 par la société Feerik, une des nombreuses entreprises spécialisées dans les jeux sur Internet. A priori, rien d’autre qu’un questionnaire sur l’amitié. Sauf que… Le système imaginé est une merveille d’astuces pernicieuses pour pousser à draguer sans en avoir l’air. Ainsi, le jeu vous  » appâte  » en vous informant que des amis ont répondu à des questions vous concernant, du type  » Aimerais-tu partir sur une île déserte avec… ?  » ou  » Aimerais-tu passer une nuit avec… ? « . Sauf que, pour savoir quel ami a répondu, vous devez obtenir des crédits, en répondant vous-même à des questions. L’engrenage est lancé. Et bien sûr, vous pouvez sélectionner l’ami et le type de question à laquelle vous souhaitez répondre.

Pierre, 29 ans, ex-assidu de ce jeu, avoue avoir passé des heures à faire défiler les questions et les amis, avant de trouver la bonne combinaison.  » Tu peux répondre à des questions très perso, déclarer ta flamme à quelqu’un l’air de rien, sous forme de blague.  » Lui ne souhaitait pas particulièrement draguer par Facebook, mais avoue  » s’être tapé des films avec ce jeu, juste pour délirer « .

Garder une distance

C’est aussi ce paradoxe entre intimité et protection extrêmes qui transparaît dans les jeux sexuels pratiqués sur le Net. Jérôme, architecte de 37 ans, n’est pas a priori un accro du sexe sur Internet. Mais ses voyages fréquents l’ont amené à vivre des expériences de sexe virtuel avec sa partenaire.  » On s’appelait régulièrement par Skype, et nos discussions ont dévié vers des jeux sexuels. Nous nous regardions grâce à la vidéo, mais avions coupé le son et communiquions par chat.  » Pourquoi ?  » Cela nous permettait de garder une distance. « 

Estelle, 37 ans, 740 amis sur Facebook, inscrite sur trois sites de rencontres, est une experte de la cyber-drague. Et plus si affinités.  » C’est un autre monde, explique-t-elle. Un monde de fantasmes, de transferts, où les gens se lâchent beaucoup plus. Certains cherchent des histoires d’amour, la plupart sont là pour le cul.  » Adepte de la webcam  » parce que tu cernes mieux la personne « , Estelle se laisse parfois embarquer dans des jeux érotiques avec des inconnus.  » Attention de ne pas montrer son visage, prévient-elle. Sur MSN, on peut tout enregistrer.  » Cette précaution prise, l’expérience peut d’après elle s’avérer agréable. Pour autant que le mâle d’en face sache y faire.  » Beaucoup de mecs sont trop cash sur le Net. Dès que tu laisses une petite porte ouverte, ils s’engouffrent dedans. Comme ce type, qui était au boulot, et qui a commencé à se masturber sans préavis. « 

Certains internautes deviennent littéralement accros à l’exhibitionnisme virtuel et entretiennent des relations exclusivement virtuelles. C’est le cas d’une patiente de Sylvia Lippi, psychologue clinicienne, enseignante à l’université Paris VII.  » Cette belle femme de 28 ans ne parvenait pas à instaurer de relation avec un homme. Elle enchaînait donc les relations sur Internet avec tous types d’hommes, sans jamais les rencontrer, puisque chacune de ses rencontres réelles échouait. Elle se livrait également à des strip-teases devant son ordinateur de façon très régulière « , expliquait ainsi Sylvia Lippi, lors d’un colloque organisé en juin dernier à l’UCL.  » Internet, dans ce cas, c’est l’évitement de la rencontre. Ce qui lui permet d’entretenir et renforcer son idéal romantique, l’idée qu’elle a d’un homme parfait, de garder son désir toujours insatisfait. Pour elle, cet écran miroir, c’est toute sa vie, qu’elle ne réalise qu’au niveau du fantasme. Il l’empêche de se confronter au réel. « 

Processus de deuil

Reste que les experts cherchent à relativiser le rôle des nouvelles technologies dans les comportements amoureux. Pour Camille Labaki,  » Internet est un nouveau moyen de faire des rencontres, comme il en existait d’autres auparavant. Nous devons nous débarrasser de nos préjugés et nous constatons d’ailleurs, dans notre pratique, qu’il n’existe pas de réelles différences entre les couples issus du Net et les autres. La relation amoureuse reste toujours une histoire entre deux personnes.  » En revanche, la psychologue estime que  » si les nouvelles technologies opèrent un bouleversement, c’est bien au niveau de la rupture amoureuse, car elles modifient le processus de deuil. Aujourd’hui, quand on rompt, la Toile permet de faire de nouvelles rencontres en moins de trois jours. Avec cette nouvelle excitation, l’amoureux quitté peut penser avoir fait son deuil, ce qui est faux. Le processus du deuil non fait devra bien se poursuivre tôt ou tard. Par ailleurs, Internet permet aujourd’hui, malgré une rupture, de continuer à être informé des moindres faits et gestes de son ex, on peut sur Facebook, par exemple, savoir ce qu’il a mangé le matin ! « .

C’est le cas d’Amaury, 30 ans, qui garde toujours des contacts virtuels avec son ex. Il va même jusqu’à correspondre régulièrement avec elle par gmailtalk (le chat de la messagerie gmail), alors qu’il a entamé une nouvelle relation amoureuse il y a deux ans.  » Je ne sais pas trop pourquoi je fais ça, il suffit d’un clic, c’est à portée de main et ça n’engage pas autant que de prendre son téléphone et d’appeler la personne. C’est comme si je ne faisais quasi rien, je peux arrêter la conversation quand je veux. Je n’ai même pas l’impression de tromper ma nouvelle amie. Et paradoxalement, ces conversations idéalisent ma relation avec mon ex. Car nous choisissons ce que nous nous disons, nous allons même parfois très loin, jusqu’aux jeux érotiques. « 

Mais arrêtons de noircir la Toile… Au royaume du virtuel, tout n’est pas machiavélisme et fantasme. Internet aurait même ajouté un peu de poésie dans nos rencontres amoureuses. Pascal Lardellier l’assure :  » Le Net sentimental a créé une forme de néoromantisme. Car sur la Toile, tout passe par l’écrit. On joue avec les mots, on versifie, on invente un nouveau langage.  » Ouf !

CHLOÉ ANDRIES et GILLES QUOISTIAUX (CANAL ORDINAIRE); C.A. & G.Q.

Le Net sentimental a créé une forme de néoromantisme

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