Molenbeek L’impossible succession

A la veille, peut-être, d’un quatrième mandat à la tête de sa commune, Philippe Moureaux entre dans l’ère du  » droit d’inventaire « . Qui acceptera l’héritage ?

La forte personnalité -doux euphémisme – de Philippe Moureaux (PS) bloque toute perspective d’évolution à Molenbeek-Saint-Jean. Quand  » le grand chef blanc  » (expression imagée de Jean Demannez, son confrère de Saint-Josse-ten-Noode) ne sera plus là, que se passera-t-il ? L’incertitude règne. Philippe Moureaux n’a pas préparé sa relève. De nombreux observateurs partagent le même constat : Moureaux a laissé s’enraciner dans sa commune de forts courants identitaires, des réseaux clientélistes, un manque de confiance réciproque. Il ne s’est pas assuré de suffisamment d’appuis solides et loyaux – à ne pas confondre avec des relais serviles – pour assurer la transition politique et transmettre, par hypothèse, le flambeau à un élu émanant de la communauté belgo-marocaine. Celle-ci est la plus importante dans cette commune de l’ouest de la région de Bruxelles-Capitale. La plus religieuse aussi (19 mosquées pour un peu plus de 92 000 habitants). La plus bouillonnante, enfin, comme en témoigne le départ de la boîte de communication flamande Mortierbrigade, appuyée par sa grande cons£ur BBDO, pour cause d’  » insécurité et de surdité des autorités communales  » (lire page 38). A la différence d’autres communes bruxelloises où l’immigration extraeuropéenne se développe également (Saint-Gilles, Schaerbeek, Saint-Josse, Bruxelles-Ville, Anderlecht…), Molenbeek est la seule à reposer presque exclusivement sur deux piliers : le belgo-européen et le belgo-marocain.

Si surréaliste que cela puisse paraître au vu de son bilan contrasté, Moureaux, âgé de 72 ans, pourrait être aux affaires jusqu’en 2018. Son quatrième mandat (éventuel) signifierait une longévité de vingt-six ans à la tête de la commune, puisqu’il a repris, en 1992, le mandat du bourgmestre libéral Léon Spiegels. Trop âgé ? S’il se présente aux élections d’octobre 2012 sur une  » Liste du bourgmestre  » comme en 1994, 2000 et 2006 (lire infographie page 35), il n’aura pas besoin d’une dérogation à la limite d’âge fixée à 65 ans par le parti socialiste. Il ne serait ni le premier ni le dernier à s’asseoir sur l’esprit des règlements car, aux yeux de la loi, il n’y a pas d’âge pour être maïeur. Certains patriarches sont drogués au pouvoir dans ce qu’il a de plus affectif, de plus effectif, et qui comprend la fonction régalienne du maintien de l’ordre. Guy Cudell (PS) a bien été bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode jusqu’à 88 ans ! Aucun doute, le cas échéant, que Moureaux obtiendra une dérogation, à l’instar de Freddy Thielemans, bourgmestre de Bruxelles, qui a reçu, à 66 ans, le feu vert de la section de Bruxelles-Ville (127 militants présents) pour tirer la liste PS aux prochaines élections communales.

L’hypothèse des parachutages

La succession de Philippe Moureaux n’est pas évidente et, d’après ses proches, il en est conscient depuis longtemps. En novembre 2009, il annonçait dans La Libre Belgique qu’il était candidat à sa réélection, en évoquant  » les difficultés que connaît sa commune confrontée à quelque désordre urbain ces derniers mois « . Avant cela, l’hypothèse d’un parachutage de Laurette Onkelinx, de Marie Arena et même de Jean Cornil (ancien directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances) a été envisagée. Mais les intéressés ont décliné poliment. Qui aurait envie d’aller se fourrer dans un pareil guêpier ? Une pauvreté galopante, un taux de chômage des moins de 25 ans de 40,9 % en 2010 ; 7,2 % de bénéficiaires du RIS (revenu d’intégration sociale), une image plombée par des années de polémique alimentée par la verdeur des sorties médiatiques de Moureaux himself… Il faudrait l’âme d’un casse-cou pour s’y coller. En outre, c’est un job à temps plein.

En section, le bourgmestre a testé le nom de sa fille Catherine, médecin de son état, actuellement domiciliée à Schaerbeek. L’idée d’un parachutage de Catherine Moureaux, la fille de Philippe et de Françoise Dupuis, présidente du parlement bruxellois, n’a pas fait mouche auprès des militants. Cette fraîche députée régionale a remplacé, en 2010, Fatiha Saïdi (PS), échevine à Evere, poussée gentiment vers le Sénat pour faire de la place. On parle encore, un peu, de Fadila Laanan, ministre de la Culture installée à Anderlecht. Elle n’appartient pas au clan Moureaux, à la différence de son rival anderlechtois, Eric Tomas, qui aimerait bien l’avoir hors des pattes. Bref, on a tôt fait d’écrémer les formats.

Restent les échevins socialistes de Molenbeek : Mohammed Daïf (Travaux publics), Paulette Piquard (Action sociale), Jamal Ikazban (Personnel). Aux communales de 2006, Moureaux avait obtenu 7 851 voix, Mohammed Daïf 1 536 et Jamal Ikazban 1 430. Mais rien n’indique que Moureaux ait choisi de faire de ces deux derniers des dauphins. Il faut les reins autrement solides pour diriger une commune de plus de 90 000 habitants, soumise à un défi démographique sans précédent (la population a augmenté de 20 % en dix ans), sur fond de dualité ethnico-sociale. Entre le  » haut  » (Karreveld, Mettewie) plutôt  » classes moyennes  » belgo-belges et anciens immigrés, et le  » bas « , zone traditionnelle d’arrivage des nouveaux migrants, concurrencés, côté canal, par des Flamands enthousiastes, il n’y a pas photo. La commune n’a cessé de s’appauvrir. Philippe Moureaux le sait pertinemment.

C’est bien là le drame. Attentif aux petites gens, aux membres de sa section locale, aux militants de base, l’hyper-bourgmestre pèche par un élitisme mal compris, mélange d’Ancien Régime (à l’ULB, il s’était spécialisé dans l’histoire du XVIIIe siècle, fertile en despotes éclairés) et de  » centralisme démocratique  » découlant de son idéologie marxiste. En bon stalinien au sens ordinaire du terme, il ne répugne pas à tordre le bras de ses camarades, à inspirer la crainte de petites fiches sur les uns et les autres, à user de menace et d’intimidation pour asseoir son pouvoir. Cela ne crée pas des alliés fidèles et libres, plutôt des vassaux, qui répercutent sur leurs subordonnés ce mode de gestion autocratique. Il protège ses fidèles, même lorsque ceux-ci le desservent. En revanche, il n’a aucune pitié pour les journalistes et les mandataires politiques, y compris de son propre parti, qu’il ne se prive pas de rabrouer en public, du haut de sa stature intellectuelle écrasante. L’homme appartient, en effet, à l’histoire de Belgique (loi Moureaux, accords institutionnels…). Résultat : on survit difficilement dans son entourage. En revanche, il ne manque pas de techniciens, de gestionnaires qu’il apprécie pour leurs compétences et, au besoin, leur franc-parler.

Au niveau communal, par exemple, il se repose beaucoup sur Isabelle Van Mechelen, sa chef de cabinet, ancienne responsable de la  » cellule pédagogique  » de la commune de Molenbeek : un poste de combat assumé avec conviction. Il a aussi fait confiance, avec des résultats controversés, à Ronny Ceulemans, responsable de la prévention, puis des gardiens de la paix. Dirk Deblieck, directeur de la maison des Cultures et de la cohésion sociale, porte aujourd’hui son espoir de réussir le pari d’être un  » laboratoire multiculturel « . D’autres sherpas ont essaimé mais lui sont restés liés : Marc Mayné (son chef de cabinet de 1995 à 1999, actuel délégué du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles près l’ULB, après avoir été chef de cabinet de Rudi Vervoort à Evere et secrétaire politique du PS au parlement bruxellois), Serge Vilain (président de la Société régionale d’investissement de Bruxelles), Dimitri Yernault (secrétaire politique du groupe PS au parlement bruxellois et mari d’Olivia P’tito, conseillère communale à Molenbeek et députée régionale)…

D’énormes changements dans la commune

C’est la puissance de cet appareil technocratique, avec des relais à tous les niveaux, qui a permis à Philippe Moureaux de faire pleuvoir sur Molenbeek des subsides en abondance ( lire encadré page 36). Qui s’en plaindrait ? Personne ne remet en cause l’énorme changement qu’il a imprimé à sa commune. A la fin des années 1980, elle sortait du long règne d’un bourgmestre socialiste autoritaire et anti-étrangers (Edmond Machtens) ; ensuite, elle avait été dirigée par un FDF ex-PS (Marcel Picart) sur fond de disputes intra-socialistes et, puis, par un libéral (Léon Spiegels). Aucun n’avait remédié à la dégradation galopante du  » Molenbeek historique « . Moureaux, l’Ucclois parachuté par André Cools, alors président du PS, a compris, avec l’aide de quelques  » associatifs  » de pointe, comme Guido Vanderhulst, défenseur du patrimoine industriel et social (La Fonderie), qu’il fallait intégrer dans le jeu politique des immigrés qui n’avaient pas encore le droit de vote. Géniale intuition !

Le fils d’un de ces immigrés est le CDH Ahmed el Khannouss, 1 300 voix aux élections de 2006, à quelques encablures derrière son rival Jamal Ikazban. Lui, il a emprunté la filière  » libre  » de l’animation sociale (et non pas municipale, comme son alter ego socialiste) pour gravir les échelons de la renommée : il est échevin de l’Emploi et député régional bruxellois, en coalition avec Moureaux. Il se rebelle contre l’idée d’une  » succession  » et en appelle à une relève qui, selon lui, est bien vivante.  » Vit-on dans un système monarchique, dans une république bananière pour que l’alternance au pouvoir soit envisagée en termes de succession, s’étonne-t-il ? A l’heure du réveil arabe, c’est un bien mauvais signal ! On a le suffrage universel. La population s’exprimera aux élections. Et je ne crains pas le vide : il y a des gens de qualité, des gens qui vont peut-être se révéler. Se focaliser sur Moureaux, ça m’irrite à plus d’un titre. On voit que les transitions difficiles se passent aussi en Wallonie. Voir les Daerden et Mathot…  » Il aurait pu ajouter qu’Elio Di Rupo n’est arrivé à la tête de Mons qu’au prix d’une guerre fratricide avec Maurice Lafosse.

De fait, on aurait un peu tendance à l’oublier : non seulement, les élections doivent encore avoir lieu mais, en outre, le PS, si l’on dépasse l’ère Machtens, n’a plus jamais disposé de la majorité absolue à Molenbeek.  » Le PSC devenu CDH a toujours été minoritaire dans la vie locale, précise Françoise Schepmans, première échevine MR (Economie), également en coalition avec Moureaux et candidate au maïorat en 2012 (5 721 voix en 2006). A l’origine, c’est une commune à connotation laïque, avec deux grands blocs socialiste et libéral. Pour être bourgmestre, Philippe Moureaux a fait des alliances tantôt à gauche, tantôt à droite. En 2000, malgré un accord signé avec le MR, il a préféré s’allier avec Ecolo, tandis que CDH, SP.A et CD&V figuraient sur la Liste du bourgmestre. Ensuite, en 2006, il a fait alliance avec nous. Le MR-FDF a obtenu 16 sièges avec l’Open VLD et le PS, 14 sur la Liste du bourgmestre…  » Le jeu reste donc bien théoriquement ouvert à Molenbeek, en dépit de la  » forte personnalité  » du maïeur. A-t-il pour autant dit son dernier mot ?

MARIE-CÉCILE ROYEN

 » L’hyper-bourgmestre pèche par un élitisme mal compris « 

 » Il protège ses fidèles, même lorsque ceux-ci le desservent « 

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