McCartney: « Vous ne saurez jamais qui je suis »

A l’occasion de la sortie de son nouvel album, l’ex-Beatle a reçu, en exclusivité, Le Vif/L’Express

Soho Square, paisible îlot du coeur de Londres. Une maison au logo discret: MPL Communications, la firme qui gère les intérêts de Paul McCartney. Tapis moelleux, boiseries Art déco, lourdes portes gravées de notes de musique. Des tableaux de la main du maestro ornent l’escalier feutré. L’ensemble est sobre et cossu, loin du cliché du temple commercial d’une légende vivante de la pop music. Le passage furtif de George Martin, l’ancien producteur des Fab Four, confirme pourtant les faits. Au premier étage, la frêle silhouette de Bryan Adams passe quasi inaperçue. C’est que l’on guette « Macca », maître de céans, ex-pilier des quatre garçons dans le vent, celui dont la mèche fut toujours la plus disciplinée. Un secrétaire personnel, rouflaquettes poivre et sel, look désabusé, nous annonce que Paul nous attend.

Cet entretien – qui a lieu quelques jours avant que ne s’éteigne le doux George Harrison – fut un royal échange avec l’un des deux survivants de ce cercle des poètes disparus. Silhouette bondissante, dégaine juvénile, McCartney nous accueille avec bonhomie. Il narre par le menu son « carpe diem » embourgeoisé : enregistrements réglés comme du papier à musique, festins aux chandelles et amour toujours.

L’homme qui imposa Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band ou Magical Mystery Tour revient aux sources, après une traversée du désert liée au décès de son épouse Linda, en 1998. Il nous livre un nouvel album solo en studio, le premier depuis quatre ans, Driving Rain. Enregistré à Los Angeles sous la houlette de David Kahne, producteur de Sugar Ray, et bouclé en cinq semaines – un rythme calqué sur la méthode des Beatles façon Rubber Soul ou Revolver -, il offre, certes, l’inévitable lot de ballades ou de « silly love songs ». Mais aussi du rock plus brut, un poil plus « glam » que ses productions précédentes, évoquant parfois Helter Skelter ou les Wings de la grande époque: le délicieux Lonely Road aux accents bluesy, l’approche hip-hop de Spining on an Axis, un About You qui décolle, ou l’optimiste et rapeux Back in the Sunshine Again. Il y a aussi Rinse the Raindrops en bouquet final accéléré, Magic, un slow griffé ou cette ballade, From a Lover to a Friend, qui aurait été autrement acclamée, affirment les défenseurs anglais de Macca, s’il s’était agi d’une composition du vénéré Neil Young.

Retour en 1970, l’année sombre où il annonça à un parterre de journalistes la fin des Beatles tout en répandant, non sans fracas, la bonne parole: il continuerait seul et conseillait dans la foulée l’achat de son premier album solo, McCartney, brut et charnu, enregistré dans une ferme.

En dépit de productions majeures ( Band on the Run, Listen to What the Man Said), l’âme de Yesterday a été de tout temps affublée de cette étiquette de pondeur d’hymnes « muzak », de sucreries à la louche. Ses moments d’égarements, comme les inexistants duos avec Michael Jackson, n’y sont naturellement pas étrangers. Peut-être pour conjurer le sort et brouiller quelque peu le reflet médiatique – celui du parvenu qui ne souffre pas la critique et qui, frappé de jeunisme soudain, aurait récemment congédié un journaliste british de 30 printemps pour cause de vétusté -, Macca se montre affable, léger. Profil de bon vivant au faux négligé. Le rocker « gentrifié » arbore un pantalon de velours campagnard, un pull mou. Il se pose nonchalamment sur un sofa. Une ample tapisserie française orne un pan de mur. Sur l’autre, un original de Willem De Kooning, maître de l’expressionnisme. « Mais j’adore aussi Magritte. » Autant de pistes que, en showman rodé, il daigne divulguer. Complimenté sur la beauté du lieu, Macca se rengorge discrètement.

Tandis qu’il joue la carte du naturel spontané, son homme de main veille au grain, branche un magnétophone qui immortalisera l’échange. On demande à l’artiste s’il est coutumier de ce genre de mesure. Il élude la question d’un geste vague, et pointe du doigt le coupable: « C’est lui; j’ignore pourquoi il fait ça. »

Sur son dernier album, conçu, insiste-t-il, en deux temps trois mouvements, McCartney a recréé les conditions speedées de la grande époque. « Je me suis juste souvenu de cette période où c’était très gai d’enregistrer, très frais. On arrivait le lundi matin. John et moi montrions ce que nous voulions faire, George et Ringo n’avaient pas la moindre idée de ce qu’on allait enregistrer. La bonne chose, c’est qu’il fallait penser très vite, concentrer toute son attention. Donc, j’ai demandé à mon producteur si ça l’embêtait de travailler comme ça. On s’est donné rendez-vous le lundi matin. Je n’avais même pas rencontré le groupe auparavant. C’était vraiment excitant. Si tout est dit à l’avance aux musiciens, il n’y a pas de surprise. En plus, ces sessions peuvent être tellement lentes et ennuyeuses. Un type aux manettes vous dit qu’il faudra patienter une heure. Une heure! Mais je peux écrire deux chansons en une heure! Bref, le résultat ici est un peu cru. » Un album un rien bluesy, qualifié même de « White Albumish » par les fans purs et durs. McCartney s’épanche, dans la foulée, sur les joies de l’enregistrement groupé, dru, du travail régulier, le charme des horaires fixes qui permettent de se libérer l’esprit ensuite, « comme après une journée de bureau ».

« Le truc génial, c’est que, le lendemain, quand on se revoit au studio, on peut parler de ce qu’on a fait ou vu la veille. Ça nourrit l’inspiration. » Son producteur était-il aussi libre qu’on peut le rêver? « Oui, répond Macca sans ciller. J’aime le travail d’équipe. Ma position me permettrait, c’est vrai, de donner des ordres. Certaines stars ne s’en priveraient pas. Je faisais ce qui me plaisait de 11 heures à 18 h 30 environ. Et puis, je disais: « OK, on boucle, j’en ai ras le bol, je rentre à la maison. » Je prenais ensuite un petit apéro et j’allais dîner. Bref, la vraie vie. J’abandonnais là le producteur qui, de son côté, travaillait jusqu’à 3 heures du matin – c’est un nocturne! -, mais je lui faisais confiance pour toutes les décisions. Il y a juste une fois, sur cette ballade dans le style de Nat King Cole… David y avait mis un crazy beat. C’était devenu très intellectuel. J’ai dit: « Cette chanson doit venir du coeur. » Il a fallu la refaire. »

Fleur bleue

McCartney n’est-il pas las d’être considéré comme le « fluffy Beatle », l’homme « en peluche », propret à souhait et évoluant allègrement entre concepts édulcorés et home sweet home ? Admet-il ce concept de « bobo » – de « bourgeois-bohème » – dont on l’a souvent affublé ? A-t-il jamais tenté de malmener ce cliché de romantisme frelaté? « Je pense que cette image n’est pas très éloignée de la réalité. Ce n’est pas à 1 million de miles de ce que je suis réellement. En fait, personne ne me connaît, en dehors du cercle intime, bien sûr. Et, évidemment, je ne vais jamais vous dire qui je suis. Je ne vais pas parler de ma vie privée ou je n’en dirai que ce que je veux bien en dire. Mais j’aime la romance, j’aime offrir des fleurs à la femme que j’aime, les dîners aux chandelles et ce genre de choses. Je suis un vrai romantique et ça ne date pas d’hier. J’aime Nat King Cole, Fred Astaire… Est-ce que je veux combattre cette image? Ça m’arrive, oui. Quant à cette évocation de bourgeois-bohème, ce n’est pas une mauvaise expression, en fait, car je ne suis aucun des deux. Je ne suis pas complètement bohème, et je ne suis pas non plus complètement bourgeois. Je vis dans une belle maison, comme un bourgeois. Mais je crois que je suis plus que ça. Cela dit, je ne veux pas qu’on me connaisse. »

L’éternel rival

La critique n’a pas toujours été tendre avec ce prétendu conformiste, qui offrait un plaisant contraste à la rébellion proclamée, à la contestation avertie d’un Lennon. Ceci permet à Paul un enchaînement de choix sur l’éternel rival. « L’image ne montre que la surface des choses. C’est comme dire que John était spirituel, acerbe, impertinent. Moi, je connaissais son autre facette. Et personne ne le connaissait sous cet angle, ou à peine. Il pouvait apparaître subitement comme un gars très romantique. Lorsqu’il a commencé à être célébré en tant qu’artiste d’avant-garde, j’ai été d’autant plus labélisé dans l’autre sens, particulièrement après sa mort. J’ai pourtant fait des trucs deux ans avant John. Mais ça ne collait pas à mon image et ça faisait partie de ma vie privée. » Et de revendiquer – un vrai leitmotiv – la paternité de la « découverte » de Stockhausen: « J’assistais à des concerts d’avant-garde. Je suis le premier à avoir écouté Stockhausen. John n’a jamais entendu parler de lui qu’à travers moi. » Vient alors l’estocade: « John était vraiment bourgeois à cette époque. Il jouait au golf. » La première chanson du dernier opus, Lonely Road, fait-elle allusion à Lennon? « Non. Je ne me souviens pas que John y figure, mais il est présent dans beaucoup de choses inconsciemment. Il y a quelques chansons qui parlent de personnes précises. Magic évoque le soir où j’ai rencontré Linda, et Your Loving Flame, une chanson d’amour, a été écrite pour Heather ( NDLR: Heather Mills, sa fiancée). Il y a aussi cet instrumental qui s’appelle Heather. Elle s’intéressait davantage à la musique classique et ne connaissait pas grand-chose des Beatles – je précise que ce n’est pas une question d’âge, puisque sa jeune soeur connaissait tout du groupe. Bref, j’étais en train de jouer ce morceau et elle m’a interrompu en me disant: « Quel hit des Beatles es-tu en train de jouer? » J’ai répondu que c’était un nouveau morceau. Je le lui ai ensuite dédié. Spinning on an Axis est associé à mon fils James. Nous étions assis sous un porche dans le New Hampshire. On faisait quelques riffs, il y avait ce coucher de soleil, j’étais dans un état d’esprit très cool. Il m’a dit: « Non, ce truc ne mène nulle part. » C’est comme si le soleil s’était soudain levé. James a recommencé à jouer et j’ai entonné le morceau sur un mode hip-hop. James doit être crédité aussi pour Back in the Sunshine Again, sur lequel il joue de la guitare, un truc assez bluesy. L’idée, c’est de quitter l’hiver anglais pour débarquer en Arizona: un vrai soulagement! Je suis un type d’extérieur, un amoureux de la nature. Le soir, je regarde les étoiles. »

Dans une veine plus exotique, Paul se repaît volontiers de ce récent voyage avec sa promise évoqué dans Riding Into Jaipur, un morceau aux accents cosmiques, d’inspiration indienne. « Heather et moi avons fait un voyage en train de Delhi à Jaipur. Allez-y! Je vous le recommande. C’est un de ces trains genre Orient-Express, absolument fantastique. On vous y sert de la cuisine indienne fabuleuse, vous buvez un verre, vous allez vous coucher et puis vous ne parvenez pas à dormir parce que vous ne pouvez vous empêcher de regarder par la fenêtre. Il y a l’Inde, là, derrière les vitres, et c’est magique. »

Rançon de la gloire dans la chanson Freedom, qu’il a écrite le lendemain des attentats du 11 septembre et dans laquelle il lui fut d’ailleurs reproché d’avoir adopté, pour la première fois, une position peu pacifiste, il évoque, on l’a compris, la liberté. De quel type de liberté individuelle peut bénéficier un personnage de son statut? Ou quelles en sont les restrictions au quotidien? « Vous savez, je pense que la plupart des gens ont des expériences de vie similaires. J’ai de l’argent, donc je ne vais pas me comparer à ceux qui n’en ont pas. Mais il y a des inconvénients à mon statut, qui contrebalancent un peu les choses. Si je sors maintenant du bureau, les gens vont m’apostropher. Lorsque les Beatles ont commencé à avoir du succès, je me suis dit que j’allais perdre énormément de ma vie privée. Soit j’arrêtais net, soit j’acceptais la situation et j’en profitais pleinement. J’ai pris ma décision à ce moment-là. Mais je suis rarement embêté aujourd’hui, parce que j’ai appris à contrôler tout ça. Ce qui me gêne le plus, c’est d’être interrompu lors d’un dîner romantique. Vous avez les chandelles, les roses, un repas superbe et, soudain, quelqu’un vous interpelle (adoptant une grosse voix paysanne teintée d’accent cockney): « Hé, vous nous signerez bien un autographe! » Alors je réponds (sur un ton vaguement oxfordien): « Non, vous m’excuserez mais je ne fais pas ce genre de choses lorsque je mange. Mais je vous serre volontiers la main. J’espère que vous me comprendrez. » Il y en a peut-être un sur mille qui ne comprend pas ça. Et ils obtiennent de toute façon davantage, puisque je leur serre la main. »

Perfectionnisme

McCartney s’est également investi dans la poésie et dans la peinture. « J’ai pris conscience, très jeune, de mon tempérament artistique. Je dessinais des personnages à l’école, j’aimais écrire des nouvelles. Et puis, j’ai commencé à écrire des chansons. La peinture est libératrice, la poésie demande davantage de discipline. Ecrire des chansons fonctionne à tous les niveaux. J’adore ça. » Quels sont enfin, selon lui, ses atouts majeurs ou ses faiblesses? Estime-t-il, par exemple, qu’il incarne un heureux croisement entre créateur fougueux et homme d’affaires avisé? « Je n’ai aucun point faible, quel qu’il soit! Non, en fait, je suis très désorganisé. Il y a une pièce chez moi que je redoute, car elle est encombrée d’objets. Voilà, c’est ça que je n’aime pas: organiser les choses, trier. Jeff, est-ce que j’ai des faiblesses? » Et ledit Jeff, fameux cerbère qui souffle nerveusement depuis cinq minutes, de conclure: « Oui. Tu parles trop aux journalistes. » Finale douteuse… Et ultime pirouette de Macca, qui, toujours soucieux d’adoucir le trait, nous offre en lot de consolation un parapluie maison. Le perfectionnisme est sans limites.

Paul McCartney, Driving Rain, chez EMI.

Emmanuelle Jowa

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