L’islam majoritaire dans 20 ans à Bruxelles?

En plein essor démographique, la capitale de la Belgique est déjà l’une des villes les plus multiculturelles d’Europe. Les courants musulmans sont déjà majoritaires dans certains quartiers. Et pourraient se renforcer dans les vingt années à venir. Pour quel futur ensemble ? Notre enquête.

La présence de l’islam à Bruxelles oscille entre deux pôles : la sous-estimation ou la surestimation. Un flou qui peut alimenter les fantasmes de certains musulmans extrémistes pour qui, la démographie pouvant leur être favorable, le jour viendra où le drapeau vert flottera sur le palais royal, comme l’indique une image postée sur le Net par un groupe de musulmans anversois, Sharia4Belgium (voir photo p. 41). Une attitude qui suscite, inévitablement, de nombreuses interrogations et crée de sérieuses tensions dans la capitale. D’autant plus que celle-ci connaît un boom démographique sans précédent.

Bruxelles, majoritairement musulman dans vingt ans ? Ce n’est pas totalement exclu. Après avoir atteint le seuil historique de 1,1 million d’habitants en ce début 2010, la Région de Bruxelles-Capitale devrait, d’après le Bureau du Plan, gagner encore 250 000 âmes dans les vingt prochaines années. Pour l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse, le chiffre de 1,2 million sera même atteint en 2018. Quelle part prendront les musulmans dans cette nouvelle configuration ?

Aujourd’hui, des familles avec enfants, plutôt  » blanches  » et appartenant aux classes moyennes, quittent les 19 communes, attirées par le cadre plus convivial ou moins onéreux des provinces du Brabant wallon, du Brabant flamand et de Hainaut. La natalité des immigrés – qui reste légèrement supérieure à celle des autochtones – et les migrations internationales (essentiellement via le regroupement familial) compensent cet exode (lire le graphique p. 41) et le renforcent. En réalité, Bruxelles vit ce que la démographe française Michèle Tribalat appelle un  » processus de substitution démographique « . Une population en remplace une autre.

Ce phénomène n’est pas propre à Bruxelles. Dans un livre paru en 2009, Reflections on the Revolution in Europe : immigration, Islam and the West, l’Américain Christopher Caldwell, journaliste au Financial Times, énumérait les villes européennes à fortes minorités musulmanes : Rotterdam et Marseille (plus de 25 %), Malmö (20 %), Bruxelles et Birmingham (15 %), Londres, Paris et Copenhague (10 %). Selon Caldwell, ces communautés, parce qu’elles sont en général jeunes, peu scolarisées et souvent à charge de l’Etat providence par sous-qualification et discrimination, représentent une source de conflits et une menace pour l’identité européenne.

75 % de pratiquants

Officiellement, 15 % de musulmans à Bruxelles ? D’après les sociologues de l’immigration, ils représentaient 17 % (160 000 personnes) au début des années 2000, sur la base d’un calcul réalisé par extrapolation des pays d’origine où l’islam est dominant. A l’échelle du pays, ils étaient estimés à 4 %, soit 350 000 à 370 000 personnes (en ce compris les convertis). Mais faut-il encore attacher du crédit à ces chiffres ? La communauté turque de Belgique est forte d’environ 200 000 personnes. Les seuls  » Marocains  » sont déjà plus nombreux que le total supposé des musulmans de Belgique. L’an passé, l’ambassadeur du Maroc, Samir Saddahre, déclarait au Vif/L’Express :  » D’après les relevés de nos consulats de Bruxelles, Anvers et Liège, les Marocains ou Belgo-Marocains installés en Belgique sont au nombre de 350 000. Mais, sur la base d’autres critères, on parle de 600 000 personnes.  » En cause, sans doute, le séjour illégal. Les Marocains s’y taillent la part du lion, suivi des Congolais.  » Quarante pour cent des demandes de régularisation dans notre commune émanent de Marocains, ce qui ne veut pas dire qu’elles seront automatiquement acceptées « , confirme Bernard Guillaume (MR), échevin de l’Etat civil et de la Population de Schaerbeek.

En 2008, Olivier Servais, responsable du laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCL, avait jeté un pavé dans la mare en évaluant à 33,5 % la partie musulmane de la population bruxelloise (Communauté française : 12,1 %). Conseiller scientifique des trois médias – l’hebdomadaire catholique Dimanche, La Libre Belgique et la RTBF- qui avaient commandé ce Baromètre religieux, Olivier Servais pronostiquait même une majorité musulmane à Bruxelles dans quinze ou vingt ans. Levée de boucliers générale !

Ce sondage très nuancé, mené auprès de 657 personnes seulement, comportait, pour Bruxelles, une marge d’erreur de 5 %.  » Les Baromètres religieux réalisés en 2005, 2007 et 2008 ont révélé à chaque fois la même distribution des influences religieuses, argumente cependant Olivier Servais. Il faut en tenir compte. Ces enquêtes montrent aussi que 75 % des musulmans sont des pratiquants et que leur investissement associatif est devenu bien supérieur à celui des catholiques. Mais la diversification des flux migratoires, notamment en provenance d’Europe de l’Est, d’Asie et d’Amérique latine, oblige à relativiser la perspective d’une majorité musulmane à Bruxelles…  » D’autres courants religieux, parmi lesquels les protestants pentecôtistes, se développent avec le même zèle.  » Ce qui se passe à Bruxelles est néanmoins un test pour l’avenir, analyse le chercheur de l’UCL. Les villes iront-elles vers toujours plus de ghettoïsation, l’individu se soumettant au groupe, ou un nouvel esprit républicain réussira-t-il à être insufflé au vivre ensemble ? La balle est dans le camp des politiques. « 

Cinq communes bruxelloises en pointe

Indéniablement, certaines communes bruxelloises ont pris de l’avance sur les pronostics.  » A Schaerbeek, détaille l’échevin Bernard Guillaume, sur 125 000 habitants, 36 000 sont étrangers. Sur les Belges restants, on peut considérer que la moitié est d’origine étrangère. Mais l’addition de ces deux catégories d’ « allochtones », étrangers et belges, c’est-à-dire 80 000 personnes environ, ne donne pas encore la somme des musulmans de la commune, car l’immigration n’est pas exclusivement musulmane, loin de là. Et les flux migratoires actuels se diversifient.  » Il se dit cependant qu’  » un enfant sur deux à Schaerbeek naît dans une famille maghrébine « .

Auteur de L’Islam à Bruxelles (éditions de l’Université de Bruxelles, 2009), Corinne Torrekens reste, elle, très prudente :  » Le pourcentage de musulmans peut atteindre les 30 % dans certaines communes comme Molenbeek-Saint-Jean et Schaerbeek. Mais il ne s’agit toujours que de personnes ayant une origine musulmane, les chiffres n’indiquant rien sur les taux de pratique.  » De fait. Mais le réseau des associations musulmanes qu’elle a cartographié (voir la carte p.39) témoigne d’une effervescence particulière dans les communes de Molenbeek-Saint-Jean, Anderlecht, Bruxelles-Ville, Saint-Josse et Schaerbeek, où vivent 75 % des musulmans de la Région. Or, si l’actuelle tendance migratoire se maintient, les populations d’Anderlecht, Ganshoren, Koekelberg et Molenbeek-Saint-Jean vont augmenter de 20 % au cours des quinze prochaines années. Les 30 % présumés vont exploser…

Le casse-tête des statistiques ethniques

Dans un pays comme la Belgique où les religions se réveillent et s’enroulent autour de la question démographique, l’absence de chiffres fiables se fait sentir. Faute d’un  » impôt dédicacé  » qui permettrait, comme en Allemagne, d’évaluer le nombre d’adhérents à un culte, il reste les  » statistiques ethniques « , pour tenter d’approcher les évolutions de population. Deux démographes de l’UCL, Michel Poulain et Nicolas Perrin, ont réussi à faire resurgir les origines effacées sous la nationalité belge. Leurs résultats figurent dans l’ « Etude statistique globale des flux migratoires » du Centre pour l’égalité des chances :  » Au 1er janvier 2005, on peut estimer à 2 022 548 le nombre de personnes nées étrangères ou ayant au moins un parent né étranger, soit 19,4 % de la population totale, contre 15 % si l’on se base sur la nationalité à la naissance.  » En clair, près d’un cinquième de la population belge est formé d’  » allochtones  » (littéralement : ayant des racines à l’étranger).

Et Bruxelles ? Pour les Régions, il faut se contenter d’une enquête qui n’a pas pris en compte la nationalité à la naissance d’un des parents mais seulement le fait d’être né étranger (1 625 362 personnes). D’après ce critère, 46,6 % de la population de Bruxelles-Capitale était, au 1er janvier 2006, formée d’  » allochtones  » (Flandre : 9,3 % ; Wallonie : 17, 1 %). Soit trois fois plus que la moyenne nationale (15 %). Nul doute qu’un calcul intégrant la nationalité d’origine d’un des parents aurait abouti à une proportion encore supérieure !

Le Centre pour l’égalité des chances souligne souvent que les migrations sont majoritairement le fait d’Européens. Exact à l’échelle du pays, faux pour Bruxelles ! Et cela figure dans ses propres rapports. Si on se limite aux 25 ou 27 pays de l’Union européenne et même en y ajoutant la Suisse, la Norvège, les Etats des Balkans ou la Russie, les Européens ne représentent que 40,8 % ou, au maximum, 44,4 % des Bruxellois non belges à la naissance (lire encadré page 46). L’on doit donc convenir qu’entre 55 % et 60 % des migrants ou enfants de migrants bruxellois sont d’origine non européenne. Et qu’ils représentent déjà au moins 25% de la population bruxelloise, sans tenir compte des troisième et quatrième générations.

La diversification des origines musulmanes

Pour avoir une idée plus précise, il faudrait déduire le nombre de musulmans (sous réserve qu’ils puissent encore être définis comme tels) du nombre de personnes originaires d’un pays où l’islam est la religion dominante. Avec des précautions… Un certain nombre de Turcs sont des Alevis (adeptes d’un syncrétisme chamano-chiite), des Arméniens, des Syriaques, des Chaldéens, etc., qui ont fui les discriminations religieuses en Turquie. Idem pour les chrétiens de Syrie et d’Irak qui s’installent en ce moment à Bruxelles. Une telle recherche n’a pas été entreprise dans nos universités. De plus, les nouvelles vagues migratoires ne ressemblent pas aux anciennes. Les immigrés d’Afghanistan, d’Irak, de Tchétchénie, d’Iran, des Balkans, de l’Afrique, d’Amérique latine, des pays Baltes, de l’Europe de l’Est et centrale, etc., vont peut-être nuancer la présence musulmane à Bruxelles et la mettre en balance avec d’autres origines religieuses.

M.-C. R.

MARIE-CéCILE ROYEN

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