L’homme, le champion, le symbole

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Michael Mann signe avec Ali une évocation saisissante du plus grand boxeur poids lourd, activement mêlé à dix années de l’histoire américaine

A Hollywood, personne n’ignore qu’un film sur la boxe est forcément, en plus de son intérêt sportif, un film sur l’Amérique. Depuis Charlot boxeur jusqu’à Hurricane, en passant par les somptueux Nous avons gagné ce soir, Plus dure sera la chute, Le Grand Espoir blanc et Raging Bull, les histoires de héros du ring se sont toujours inscrites dans une peinture de la société américaine volontiers présentée sous un aspect sombre et critique. Grand amateur de sport, mais aussi vrai cinéphile, Michael Mann en était bien conscient au moment d’aborder Ali. Jamais un autre champion ne fut à ce point acteur de l’histoire de son pays et symbole des conflits qui s’y jouaient. Le réalisateur du génial Révélations ( The Insider) était sans aucun doute le mieux placé pour porter à l’écran le destin remarquable de Mohamed Ali, né Cassius Clay, personnage que rêvait d’interpréter Will Smith. Le désir affiché du très populaire acteur de Men in Black rendait possible le budget élevé que réclamait pareil projet. Le choix de Michael Mann en assurait l’emploi optimal, ainsi que la quasi-certitude d’obtenir un film original et passionnant. Le résultat est à la hauteur des espoirs: superbement mis en scène, le film bénéficie de la performance extraordinaire d’un Will Smith absolument crédible et au sommet de son art.

Ali se déroule entre 1964, année où il décroche son premier titre de champion du monde des poids lourds face à Sonny Liston, et 1974, quand l’affrontement mythique, à Kinshasa, contre George Foreman rendit la ceinture de champion au boxeur, déchu de son titre et privé de licence en 1967. Michael Mann, également coauteur du scénario (1), nous plonge d’emblée dans l’action. Et dans la politique, puisque c’est aussi le moment où Cassius Marcellus Clay, le grand espoir de Louisville, revenu victorieux aux Jeux olympiques de Tokyo, se convertit à l’islam et changr de nom pour devenir Mohammed Ali. Tout au long du film, nous suivons le personnage sous le triple aspect sportif (le champion), politique (le symbole) et intime (l’homme). Car les rebondissements dans la carrière d’Ali seront indissociables de ses engagements, aux côtés notamment, de son ami, le leader activiste musulman de la cause noire Malcolm X. Une liaison sport-politique dont le point culminant sera le refus d’Ali de s’enrôler dans l’armée, alors que la guerre se déchaîne au Vietnam. Refusant tout compromis, déclarant n’avoir rien contre l’ennemi – « Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de nègre! » -, il sacrifia son titre, sa licence et n’échappa que de justesse à la prison…

Cette fidélité à ses idées et cet engagement dans les luttes de son temps se trouvent logiquement exaltés par le film. Mais celui-ci n’en confond pas pour autant l’histoire et l’hagiographie. « Il n’était pas question pour moi d’idéaliser Ali, déclare Michael Mann dans ses notes d’intention, car c’eût été le priver de son humanité, de ses contradictions, des erreurs qu’il a commises et qui nous le rendent plus proche. » Pour parvenir à ses fins, le cinéaste a investi aussi bien l’espace privé du champion rebelle que la scène publique où il s’exprimait sans cesse. C’est ainsi que nous sommes témoins, dans la chambre d’hôtel de Mohammed Ali, de l’épisode clé où celui-ci envoie au diable les militaires de la commission d’enrôlement, qui s’obstinaient à l’appeler par son ancien nom (son « nom d’esclave »), Cassius Clay. C’est ainsi également que nous l’accompagnons dans sa voiture à l’instant où il apprend, bouleversé, l’assassinat de Malcolm X. Cet entrecroisement permanent entre sphères publique et privée, tel que l’apprécie et le pratique à merveille Michael Mann, marquait déjà singulièrement Révélations. Il porte à nouveau ses fruits dans Ali, créant une tension remarquable entre distance historique et proximité humaine.

Le papillon et l’abeille

Le film parcourt la prodigieuse décennie de combat en combat. Ceux livrés sur le ring, contre Liston, Joe Frazier et Foreman. Ceux, aussi, vécus devant les commissions et tribunaux où sa révolte amenait l’indomptable Ali. Nous assistons avec lui à la disparition non seulement de Malcolm X mais aussi de Martin Luther King, symboles, chacun à sa façon, de la révolte noire. Le Ku Klux Klan tue encore, à l’époque, et la loi sur les droits civils vient seulement d’être votée. Dans ce contexte, le boxeur met sa gloire au service de la cause afro-américaine. Ses fameuses interviews télévisées avec le journaliste blanc Howard Cosell illustreronts cette utilisation, souvent provocatrice, des médias.

Ali avait le verbe haut et fort, une éloquence et un sens de la formule rythmée qui en fait un précurseur du rap. Le film relève cette particularité et la replace dans son contexte: le goût du personnage pour la musique soul. Ali ne s’ouvre pas par hasard sur une chanson de Sam Cooke, vedette du rythm’n blues et ami du boxeur qu’il fut parmi les premiers à rejoindre sur le ring après la victoire contre Sonny Liston.

Nul doute que Will Smith se retrouve dans cette musicalité, cette manière aussi qu’avait Ali de danser autour de ses adversaires avant de leur décocher ses coups fatals. Une façon de combattre qu’il résuma en une de ces formules dont il eut le secret: « Vole comme un papillon, pique comme une abeille »… Smith est simplement formidable dans un rôle où il excelle, autant physiquement qu’émotionnellement. Autour de lui, une abondante distribution réunit des acteurs remarquables, dont un Jon Voight méconnaissable en Howard Cosell.Derrière la caméra, Michael Mann brille comme à son habitude d’une grande intelligence et d’une admirable liberté de style. Accordant sa mise en scène au sujet, il trace un portrait complexe de Mohammed Ali, ne masquant aucune ambiguïté du personnage, dans ses rapports avec les femmes, notamment, ou de son entourage, entre autres l’opportunisme des responsables de la puissante et dangereuse Nation of Islam. Son approche visuellement composite et intellectuellement stimulante trouve son point culminant dans la longue et fascinante séquence consacrée au séjour au Zaïre pour le combat face à George Foreman, le premier championnat du monde des poids lourds organisé en Afrique. Un final époustouflant pour une oeuvre mémorable, où s’esquisse une réponse à la question posée, au début du film, par un policier en voiture au jeune Cassius Clay, en plein jogging: « Mais que fuis-tu donc, gamin? »…

(1) Avec Stephen J. Rivele, Christopher Wilkinson et Eric Roth, au départ d’un récit de Gregory Allen Howard.

Louis Danvers

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