L’heure du capitaine

Longtemps, faute d’instruments, les navires ne disposent d’aucun moyen fiable pour établir précisément leur position. Pour l’impossible calcul de la longitude en mer, le salut des marins viendra pourtant… des horlogers

(1) Longitude, par Dava Sobel, J.-C. Lattès, 193 pages.

(2) Un degré correspond également à une distance parcourue : à l’équateur, où la circonférence est la plus grande, il vaut 109,413 kilomètres ; aux pôles, presque rien.

Depuis l’Antiquité, c’est, disons, un jeu d’enfant : tout marin digne de ce nom peut établir sa latitude (sa position sur un parallèle, entre l’équateur et les pôles) sans trop de peine. Il n’a qu’à lever les yeux : la hauteur du soleil, le jour, et la position des étoiles fixes, la nuit, lui servent de guides immuables et fidèles. La mesure de la longitude, en revanche, sur l’un des méridiens qui tranchent la planète en d’innombrables  » quartiers d’orange « , reste, elle, une difficulté majeure. Un casse-tête qui, durant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, va dérouter les bateaux et contrarier les esprits les plus savants… Déterminer la longitude, pour savoir précisément où l’on se trouve dans l’immensité bleue : voilà un calcul impossible à réaliser, faute d’instruments, avant la fin du xviiie siècle. Seule solution : naviguer à l’estime. Intrépides, armés de cartes, de compas, de boussoles et d’astrolabes û ces lunettes qui pointent les corps célestes et brûlent la rétine des timoniers û, les capitaines n’hésitent pas à conquérir des contrées lointaines riches d’or et d’épices. Pour atteindre leurs objectifs, ils se fient à la grâce de Dieu. La fortune des nations flotte alors sur les mers. Mais celles-ci leur sont, bien souvent, cruelles…

Car même les meilleurs cap-horniers perdent le nord quand les terres s’effacent à leur vue. La soif, la faim, les maladies : les voyages tournent au cauchemar. Faute de longitude, les marins manquent régulièrement leurs buts, cherchant en vain le rivage où ils espéraient faire le plein d’eau douce. Les longs cours s’allongent, et ces retards accablants condamnent les équipages au scorbut. Avant que l’on songe à embarquer choucroute et citrons, riches en vitamine C, l’absence de légumes et de fruits frais détériore les tissus conjonctifs des matelots : altération des gencives, hémorragies, épuisement. Puis survient la mort, lorsque les veines du cerveau finissent par céder. Beaucoup périssent aussi dans des naufrages, quand de mauvaises estimations ont poussé les bâtiments sur des rochers. Pis : l’ignorance des longitudes, en plus des souffrances humaines, entraîne de graves désordres économiques. Des tonnes de muscade, de cannelle, de girofle, mais aussi de l’argenterie, des perles, des tapis, de l’ambre et de l’ébène coulent régulièrement à pic.  » Forcés de suivre les latitudes, en quelques parcours étroits qui garantissent leur sécurité, les baleiniers, les navires marchands, les vaisseaux de guerre et ceux des pirates encombrent tous les mêmes routes, où ils sont en outre les proies les uns des autres « , raconte Dava Sobel, dans un livre sur l’histoire de la quête désespérée de la longitude (1).

Il est urgent de mettre un terme aux récits d’épouvante. D’autant qu’en octobre 1707, par une nuit de brume, les brisants des côtes des îles Scilly, à la pointe sud-ouest de l’Angleterre, ont éperonné quatre navires britanniques : 2 000 hommes s’y sont noyés… et si près de leurs foyers. Mais quoi ? Ne peut-on inventer l’outil qui donnera la mesure exacte des méridiens ? Le hic, c’est que leur estimation dépend du temps qui passe.  » Pour déterminer la longitude en mer, il faut savoir l’heure sur le navire et, au même instant, l’heure du port d’attache. Ces deux temps d’horloge permettent au navigateur de convertir la différence horaire en distance géographique « , explique Dava Sobel. Puisque la Terre met vingt-quatre heures pour effectuer une révolution complète de 360 degrés, une heure représente un vingt-quatrième de tour, soit 15 degrés. Chaque heure de différence entre le temps sur le navire et celui du point de départ représente donc une avance de quinze degrés, vers l’est ou l’ouest. Un degré de longitude vaut donc aussi quatre minutes (2). Chaque jour en mer, au midi local, à l’instant où le soleil atteint son point culminant dans le ciel, le navigateur pourrait ainsi évaluer aisément sa longitude, par comparaison avec l’heure du port d’attache. Mais cette opération simpliste, réalisée de nos jours avec deux montres-bracelets (et remplacée progressivement, depuis quinze ans, par l’usage du GPS ), est impensable à l’époque. Car les instruments ne retiennent pas le temps : ils ne font que le suivre, s’ils en sont capables. Or, dans le roulis des bateaux, les balanciers des horloges ralentissent, accélèrent ou s’arrêtent. Les changements de température, rencontrés au gré des climats traversés, fluidifient ou épaississent les huiles des rouages. L’air salé fait rouiller les ressorts… Bref, à bord, l’heure flanche, et on ne l’emporte pas comme un vulgaire quartier de b£uf.

Certes, depuis les imposantes mécaniques d’édifices médiévaux, les progrès n’ont pas manqué, en horlogerie. Vers 1450, les ressorts, comme force motrice, ont succédé aux poids encombrants, et les garde-temps s’en sont trouvés rapetissés.  » Les puissants aiment se faire portraiter avec des horloges autour du cou. Mais ces objets de grand luxe ne servent pas à grand-chose, explique Jean-Claude Sabrier, expert en horlogerie de collection. Chaque jour, ils affichent en effet entre un quart d’heure et une heure de décalage…  » Jusqu’à ce qu’un physicien hollandais, Christiaan Huygens, dote une horloge d’un pendule, organe qui en régularise la marche.  » Brutalement, en 1658, l’imprécision des horloges tombe à seulement deux minutes par jour, poursuit Sabrier. L’ennui, c’est qu’il faudra ensuite trois siècles pour arriver à réduire cet ultime écart…  »

Trop de minutes d’avance ou de retard, et des défauts que le mouvement des flots accentue encore : garder l’heure juste, en mer, semble exclu. Pourtant, la catastrophe de 1707 a propulsé la question de la longitude au premier rang des affaires d’Etat. Une pétition des marchands et des marins britanniques aboutit, en 1714, au vote du Longitude Act, par lequel le Parlement promet 20 000 livres (quelque 8 millions d’euros actuels !) à qui trouvera le moyen de déterminer la longitude  » à un demi-degré près « , pour un voyage de six semaines d’Angleterre aux Antilles. Qu’une telle somme récompense une méthode pouvant rater sa cible de plusieurs dizaines de kilomètres montre assez le caractère désespéré de la situation…

En fait, la recherche d’un moyen fiable a déjà enfiévré toute l’Europe. Des propositions farfelues sont envisagées, comme celle qui consiste à mailler les océans de  » bateaux repères « , qui tireraient régulièrement des coups de canon. Mais, pour man£uvrer ces pontons, il faudrait mobiliser des milliers d’hommes, souffrant de solitude, à la merci des éléments, et peinant sans doute pour rester sobres… L’espoir est grand que les cieux, surtout, volent au secours des marins. Aussi, les savants s’appliquent à mettre en équations le mouvement ou les éclipses des satellites de Jupiter, puis la distance Terre-Lune. En vain. La solution ne viendra pas des astronomes.

Dans leurs ateliers, des artisans travaillent en effet à la mise au point d’un  » chronomètre « , une montre de précision qui donnerait l’heure constante. De France, de Grande-Bretagne, de Suisse ou d’Italie, ces horlogers, rivaux et entêtés, sont prêts à affronter la houle pour emporter le prix. Parmi ces inventeurs, l’histoire a retenu de nombreux noms, dont ceux de John Harrison et d’Abraham Louis Breguet. L’un est anglais, l’autre, français. Ensemble, leurs trouvailles vont révolutionner l’horlogerie. Harrison, qui obtiendra finalement la récompense en 1774, a surmonté le problème des lubrifiants, réalisé de nouveaux records de précision grâce à des mécanismes sans friction et fabriqué un balancier  » tout temps « . Breguet a inventé des techniques et des rouages remarquables, comme l' » échappement à tourbillon « . Après de nombreux voyages d’essai, qui visent à les tester sous tous les climats de la planète, les horloges marines, poussées à la perfection, finiront par donner une heure juste, constante, fiable. Elles équipent aussitôt les navires : leur nombre passe de une, en 1737, à quelque 5 000, en 1815. Les marins sont-ils pour autant sauvés ? Dans le dernier film de Peter Weir, Master and Commander, un navire de guerre britannique croise au large des côtes d’Amérique du Sud, lorsqu’il est attaqué, en 1805, par un vaisseau de Napoléon. Décidé à se venger, le capitaine Jack Aubrey (Russell Crowe) lance son Spirit à la poursuite de l’ Acheron. Son périple, du Brésil aux Galapagos, n’empruntera pas des longs fleuves tranquilles… Il sera cependant rendu possible par les instruments de Breguet, jolies boîtes qui enferment le secret de la quatrième dimension, le temps, pour le combiner enfin à cette promesse de survie des navigateurs : l’inestimable longitude.

Valérie Colin

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