LES RÉUNIONS  » SECRÈTES  » DU PRINCE PHILIPPE

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le prince Laurent sous haute surveillance. Mais Philippe, tout seul comme un grand, sans besoin de permission, parmi les puissants de ce monde : quand l’héritier du trône revisite à huis clos la planète parmi la crème des élites politique, financière et médiatique du groupe Bilderberg ou de la Trilatérale. Qu’on se le dise : tout cela ne nous regarde pas.

Moche : faire ainsi faux bond à sa s£ur Astrid, en faisant l’impasse sur la fête qu’elle organisait début juin pour ses 50 ans. Philippe de Belgique était tout excusé. Une autre famille l’attendait, loin des siens : celle des puissants de ce monde, qui se donnaient rendez-vous outre-Atlantique du 31 mai au 3 juin. Boulot-boulot : un séjour studieux, en compagnie de dirigeants politiques, d’industriels, de financiers et de patrons de presse qui prenaient leurs quartiers à Chantilly, en Virginie.

Une invitation à la réunion annuelle du groupe Bilderberg est un grand honneur qui ne se refuse pas. Dans la galaxie des cénacles privés et informels qui comptent à l’échelle de la planète, Bilderberg, c’est  » the place to be « . L’héritier du trône de Belgique a donc répondu présent. Sans formalités.

Philippe dans son élément. Le rendez-vous doit valoir le détour. Le prince Philippe est en tout cas devenu accro à la chose. Sa présence à une conférence annuelle de Bilderberg a déjà été signalée à plusieurs reprises. Le prince aime et en redemande. Il est bien le seul dans le cas, au sein de la famille royale belge.

 » Philippe apprécie beaucoup ce genre de réunions au sommet. Contrairement à la réputation qu’on lui fait, il s’intéresse énormément aux grands problèmes sociétaux « , assure un proche du Palais. Du coup, l’image d’un prince qui subit stoïquement sa charge s’en retrouve toute brouillée.

Philippe dans le grand monde. L’héritier du trône de Belgique a donc retrouvé l’agréable sensation de côtoyer du très beau linge dans les salons du Westfield Mariott Hotel de Chantilly. 145 participants, réunis sous la présidence d’Henri de Castries, patron d’Axa Group. Européens aux deux tiers, hommes d’affaires aux deux tiers, dirigeants politiques pour le dernier tiers. Les cartes de visite glissées à l’entrée des lieux valent leur pesant d’or et d’argent.

Côté business, c’était encore Byzance. Belle brochette de CEO et de chairmans des plus grandes multinationales : Unilever, Fiat, Airbus, Siemens, Saint-Gobain, Dow Chemical, Norsk Hydro, Telecom Italia, Vodafone Turquie, Enel, Nokia, Shell, BP, Michelin, Citigroup, Novartis, Alcoa, Lazard, Google, on en passe et des meilleures. Egalement en force, des gros bras de la finance mondiale : Goldman Sachs, Barclays, Deutsche Bank, TD Bank Group, Caixabank, BANIF, HSBC, etc.

Du beau monde aussi du côté des leaders d’opinion : les grands patrons du Monde, du Washington Post, d’ El País, les éditorialistes des grands journaux anglo-saxons.

Dans la catégorie politique, une assistance tout aussi relevée. Pêle-mêle : le Premier ministre hollandais Mark Rutte ; les ministres finlandais, polonais et irlandais des Finances ; le ministre turc des Affaires financières ; le sénateur américain John Kerry, candidat démocrate malheureux à la présidence en 2004 ; un vice-ministre des Affaires étrangères chinois. Sous leur casquette de commissaires européens : Nelly Kroes, Joaquin Almunia, Karel De Gucht. Pas très loin d’eux : Pascal Lamy, directeur général de l’OMC.

Repérés dans l’assemblée : le chef de file de l’opposition russe, Gary Kasparov ; deux représentants de l’Agence nationale de sécurité US ; Richard Perle, conseiller politique américain sous Reagan et Bush.

Last but not least : l’inusable Henry Kissinger, 89 ans, l’homme-clé de la diplomatie américaine durant les années 1960 et 1970, reconverti dans la consultance spécialisée dans les relations entre multinationales et gouvernements. Un abonné de très longue date au Bilderberg dont il est une cheville ouvrière.

Et au beau milieu de cette mer d’huiles, Philippe de Belgique. Le seul, cette année, à porter les couleurs nationales au Bilderberg. Si l’on excepte Karel De Gucht, présent sous l’étiquette de commissaire européen.

Philippe de Belgique, qui était également la seule tête presque couronnée à être de la partie à ce sommet de Chantilly, mis à part la reine Beatrix de Hollande. La souveraine des Pays-Bas est une autre fidèle de ces rencontres. Logique : c’est à son père, le prince Bernhard des Pays-Bas, que le groupe doit d’avoir vu le jour à l’hôtel Bilderberg d’Oosterbeek, en mai 1954.

Philippe bien introduit. On ne débarque pas sans façon au groupe Bilderberg.

Philippe de Belgique doit son introduction dans ce cercle très huppé à un homme qui a le bras décidément long : Etienne Davignon, président du comité organisateur du Bilderberg jusqu’en 2011, et qui en assume depuis lors la présidence honoraire. Le vicomte le plus influent de Belgique a tout fréquenté : ex-diplomate, ex-commissaire européen, ancien dirigeant de la Générale de Belgique, de Suez, multi-administrateur de sociétés, il a eu le temps de construire un réseau à l’échelle planétaire. Qu’il met fort obligeamment à la disposition du prince.

 » Les participants sont choisis pour leur expérience, leurs compétences, et leur position « , précise le groupe Bilderberg sur son site Internet. Il faut croire que le fils aîné d’Al- bert II ne démérite pas, puisqu’il est régulièrement réinvité.

Philippe en immersion. Rien de tel que de se frotter à un échantillon aussi représentatif de la mondialisation, pour parfaire un apprentissage du métier de roi et pour entretenir et étoffer un réseau de relations.

La présence de l’héritier du trône à la dernière réunion du groupe Bilderberg pourrait laisser penser que Philippe met les bouchées doubles, avant de faire le grand saut au Palais royal.

A moins qu’une reconversion se prépare. Les temps sont devenus si incertains… Un proche du Palais, le plus sérieusement du monde, confie :  » Un autre aspect doit jouer : si jamais la Belgique saute et que la monarchie vole en éclats, Philippe pourra toujours se recaser comme administrateur de sociétés « .

Philippe en solo. C’est la règle au Bilderberg : conjoint, secrétaire ou assistant sont non admis. Aucun ministre fédéral pour coller aux basques de Philippe et veiller, l’air de rien, sur ses faits et gestes. Même Etienne Davignon, pour une fois, n’était pas dans les parages : souffrant, il a dû déclarer forfait à Chantilly.

C’est donc libre comme l’air, sans filet, que le prince a pu se mouvoir entre  » Bilderbergers. « 

Philippe en mission  » secrète « . Tout s’explique et tout se tient : une participation au groupe Bilderberg est toujours d’ordre strictement personnel. Philippe de Belgique a aussi droit à ses jardins secrets.

Inutile, par conséquent, d’éplucher l’agenda de ses apparitions publiques : de tels rendez-vous n’y laissent pas de traces.  » Le Palais ne communique jamais sur les déplacements princiers à caractère privé « , commente sobrement le porte-parole de la Maison royale.

Que ce cénacle brasse allègrement l’univers politique et le monde des affaires n’enlève rien à la consigne. Le gouvernement fédéral n’a pas à mettre son grain de sel dans la face immergée des activités princières.  » Nous ne sommes pas concernés « , dit-on laconiquement au 16, rue de la Loi. Philippe au Bilderberg n’engage que lui.

Philippe découvert. C’est le groupe Bilderberg lui-même qui a organisé  » la fuite « , en éventant sur son site Internet la présence princière au meeting cuvée 2012. C’est le fruit d’un bel et récent effort de transparence de la part d’un groupe qui cultive plutôt le mystère sur ses activités. Encore que… Cette ouverture affichée sur le Web atteint vite ses limites : hormis une brève présentation du groupe et la liste des participants aux meetings annuels, pas question de dévoiler le c£ur même des caucus.

Philippe dans la confidence. La règle est inscrite en lettres d’or, elle est même soulignée dans le texte officiel de présentation du groupe, comme un avertissement à l’adresse des bavards :  » Les discussions se déroulent off the record.  » Huis clos de rigueur, aucun compte rendu de séance. Cela casserait l’ambiance.

Le caractère privé des conversations  » n’a d’autre but que de permettre aux participants d’exprimer leurs opinions librement « . D’apprendre à mieux se connaître. Et de refaire le monde plus à l’aise. Car un tel aréopage ne fait évidemment pas le déplacement pour taper le carton ou discuter de la pluie et du beau temps.

Cette année à Chantilly,  » les relations transatlantiques, l’évolution du paysage politique en Europe et aux Etats-Unis, l’austérité et la croissance, la cybersécurité, les défis énergétiques, l’avenir de la démocratie, la Russie, la Chine et le Moyen-Orient  » ont alimenté les conversations officielles. Un vrai menu pour sommet de chefs d’Etat.

Officieusement, on aurait aussi pas mal causé de l’avenir préoccupant de l’euro, ou du profil du futur président des Etats-Unis : le démocrate Barack Obama ou le républicain Mitt Romney ?

Quant à savoir si Philippe de Belgique a pris les paris et s’est mêlé aux apartés… Poser la question, c’est passer pour un parfait ignare des règles en vigueur. Vérification faite auprès des services du commissaire De Gucht, présent à la réunion :  » Ignorez-vous la Chatham House Rule ?  » se récrie le porte-parole. En clair : la loi du silence, formalisée en 1927 à Londres. Plus simplement dit : le  » off  » collectif imposé lors de réunions.

On l’aura compris : tout cela ne regarde pas le commun des mortels.

Philippe en terrain pas neutre. Les cartes de visite de la grosse majorité des invités au Bilderberg annonce la couleur : le rouge n’est pas vraiment le genre le plus couru de la maison.

Geoffrey Geuens, chargé de cours à l’université de Liège, a méticuleusement démonté la toile tissée autour de la planète par ces cénacles en tout genre. Le chercheur donne le ton :  » Le Groupe Bilderberg constitue, avec le Forum économique mondial de Davos, la Commission trilatérale et les autres lieux de rencontres privées de l’élite mondiale, l’arrière-scène des politiques qui sont ensuite mises en place par le G 8, le FMI ou encore l’OMC.  » (1)

C’est dire si l’idéologie mondialiste et le credo euro-atlantiste sont inscrits dans les gènes du groupe Bilderberg. Surtout, pas de conclusions hâtives : cela n’empêche nullement l’un ou l’autre dirigeant social-démocrate ou leader syndical d’y pointer le bout du nez. Quoique la denrée reste rare. Deux journalistes français viennent à leur tour de se plonger dans cet univers. Ils ont épluché les CV :  » Davignon précise que des syndicalistes assistent régulièrement au Bilderberg. Dans les listes, on les cherche désespérément.  » (2)

Mia De Vits, députée flamande SP.A, a fait partie de ce lot restreint de dirigeants syndicaux, en étant invitée à la Conférence Bilderberg de 1998, alors qu’elle était encore aux commandes de la FGTB.  » Des raisons familiales m’ont empêché de répondre à l’invitation que m’avait lancée Etienne Davignon pour que je vienne parler de la protection sociale. De ce que je me souviens, le groupe Bilderberg tourne beaucoup autour des milieux proches de l’Otan. On n’y trouve pas ou peu de représentants syndicaux « , confie-t-elle au Vif/L’Express. En son temps, le leader de la CSC Jef Houthuys avait aussi eu le droit de pousser la porte du Bilderberg.

 » Le profil du groupe Bilderberg est clairement conservateur, proche de l’aristocratie européenne « , reprend Geoffrey Geuens. Comme a pu l’expérimenter l’actuel ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius (PS) :  » C’est vrai qu’il y a peu de smicards. « 

Le groupe Bilderberg n’en fait pas mystère : il est un forum d’échanges informel américano-européen, né dans le climat de la guerre froide et la peur du communisme. D’autres cénacles lui ont emboîté le pas. Et Philippe de Belgique, lui aussi, n’en est pas resté là.

Le prince effectue ainsi un saut régulier au Forum économique de Davos, pour s’y afficher en compagnie de Mathilde. Mais à l’occasion, il fait aussi un crochet autrement plus discret par  » la Trilatérale  » : une sorte de  » Bilderberg bis « , créé en 1972, davantage ouvert aux partenaires asiatiques, et qui mêle de manière tout aussi informelle et confidentielle dirigeants politiques et gotha des affaires. La  » Trilatérale « , c’est  » la véritable colonne vertébrale du capitalisme nord-américain « , dixit Geuens.

Un industriel, qui en est membre, témoigne de la présence princière occasionnelle :  » Le prince Philippe a assisté à deux ou trois reprises à nos réunions. Il a très gentiment organisé au palais une réception lorsque notre groupe de travail s’est réuni à Bruxelles, il y a trois ou quatre ans. « 

Dans la catégorie,  » Bilderberg  » reste tout de même le  » must « . Pour son côté intimiste, ce sentiment d’être admis dans le saint des saints.  » Je préfère les réunions du Bilderberg qui rassemble seulement une centaine de personnalités « , confiait Maurice Lippens, lorsqu’il était au faîte de sa puissance. Ce fin connaisseur avouait ainsi snober le rendez-vous trop grand public de Davos, qu’il comparaît à  » un cirque intéressant pour se montrer « . Au Bilderberg, en revanche, pas de protocole ni même de place désignée à table. On y devise sans chichis ni manières.

Philippe de Belgique aurait-il choisi son camp ? C’est plus subtil que cela :  » Un consensus international émerge de ce réseau de réunions, sans qu’il soit nécessaire de l’imposer aux participants. Ces derniers, à de très rares exceptions près, sont faits pour s’entendre. Ils partagent, le plus souvent, les mêmes valeurs, défendent les mêmes intérêts « , rapporte Geoffrey Geuens. Comme le dit encore sobrement Laurent Fabius :  » Comme Davos, c’est formaté idéologiquement. « 

A la décharge du prince Philippe : il n’y a rien de proprement équivalent à se mettre sous la dent, pour rétablir quelque peu la balance. De mémoire de syndicaliste, on ne se souvient pas avoir vu le prince Philippe arpenter, incognito, l’un ou l’autre caucus informel lié à l’Internationale socialiste, à la mouvance altermondialiste ou aux organisations représentatives des travailleurs. Sinon, cela se saurait.

Philippe sans opinion. De toute façon, l’essentiel est sauf.  » Aux réunions, aucune résolution n’est proposée, aucun vote n’est organisé, aucune déclaration politique n’est adoptée « , assure le groupe Bilderberg. Voilà au moins qui évite les faux pas. Un accident est si vite arrivé.

Philippe en sait quelque chose. On l’a connu gaffeur, dans ce qui était une autre vie de prince héritier. Il y a eu cette charge ouverte contre le Vlaams Blok, lancée lors d’une mission commerciale en Chine, en 2004. Ou ce mémorandum de la fédération patronale belge qu’on lui avait imprudemment fait signer. La presse en avait alors fait ses choux gras, les élus du peuple s’en étaient émus.

Il reste à l’héritier du trône à profiter pleinement de ces studieuses escapades, libre de ses mouvements. Car une fois roi…  » Sa présence aux réunions du Bilderberg deviendra impossible « , estime un proche du Palais.  » La participation du chef de l’Etat aux travaux de ce type d’organisation privée serait politiquement malvenue « , confirme un parlementaire. Philippe Ier, privé d’une banale  » sortie  » annuelle pourtant présentée sans conséquences. Moche.

(1) Geoffrey Geuens, Tous pouvoirs confondus. Etat, Capital et Médias à l’ère de la mondialisation, EPO, 2002 – La Finance imaginaire. Anatomie du capitalisme, éd. Aden, 2011. (2) C. Dubois et C. Deloire, Circus politicus, Albin Michel, 2012.

PIERRE HAVAUX

 » Une fois roi, la présence de Philippe au Bilderberg sera politiquement malvenue « 

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