Les noms de rue en disent long

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Staline perd sa rue à Frameries tandis que Toots Thielemans inaugure la sienne à Forest. Les rues ne portent pas leur nom par hasard. Liées au lieu, à la végétation, ou à l’histoire, les dénominations de rues rappellent souvent l’évolution de la ville, les hommes qui ont compté, les blessures du passé. Ne passons pas à côté des plaques…

Mais qui donc se souvient de François Fortin ? Ce fonctionnaire, qui fut secrétaire communal à Schaerbeek durant trente-cinq ans, est décédé en 1904. Paix à son âme. Et paix aussi aux dizaines d’habitants de la rue qui porte son nom. Les villes sont truffées d’artères qui renvoient à des personnages tombés dans l’oubli. C’est bien pour cette raison que la très officielle Commission royale de toponymie et dialectologie, consultée avant chaque attribution de nom de rue, n’aime guère les hommages ainsi rendus à des personnalités. Il n’y a que les morts pour trouver grâce à ses yeux, et encore ! Seulement s’ils sont passés de vie à trépas depuis cinquante ans, au moins. Le temps de s’assurer de la blancheur immaculée de leur certificat de bonne vie et m£urs et de leur trace dans l’histoire, fût-elle locale : à Ecaussinnes, une rue porte le nom d’un bourgmestre qui n’a survécu que quelques jours à son élection ! Il n’est donc pas stupide de débaptiser certaines chaussées, dès lors que leurs titulaires ne laissent plus l’ombre d’un souvenir derrière eux, ou, pire, une sombre trace (voir encadré p. 29), comme cette rue Staline qui sera gommée officiellement du plan de Frameries d’ici à quelques jours.

En dépit des règles de la Commission de toponymie, la commune de Forest (Bruxelles) vient de rendre hommage, par plaque interposée, au musicien Toots Thielemans, pourtant bien vivant. Et la commune de Frameries souhaite faire de même vis-à-vis d’Ingrid Betancourt, la Franco-Colombienne retenue en otage, durant six ans, par les Farc.  » Nous n’y sommes pas favorables, assure l’historien Jean-Marie Cauchies, membre de la Commission. Non seulement il s’agit d’un personnage vivant, mais, en plus, c’est une suggestion à forte connotation émotionnelle. « 

Les nonettes transformées en hirondelles

Or l’émotion ne constitue pas le fonds de commerce de la Commission. Les sages, francophones et néerlandophones, qui la com-posent ont, par contre, un faible pour les noms de rues en rapport avec le lieu, la toponymie, la végétation. Ainsi en est-il de la rue des Coteaux, qui rappelle la présence de vignes, jadis. Ou de la rue du Canal, quand bien même ce canal aurait, depuis lors, disparu de la vue.  » Ce rôle de mémoire nous tient fort à c£ur, assure Jean-Marie Cauchies. Il est bon que la place principale de Philippeville s’appelle toujours place d’Armes. Cela rappelle que le lieu fut une place militaire.  » Idem pour les rues du Bastion, de l’Ermitage, de la Fontaine, la rue des Ailes, qui fleure bon les moulins, la grande rue au Bois, la rue du Méridien, qui évoque un ancien observatoire… A Bruxelles, ce n’est pas un hasard si la rue des Germains s’est effacée devant l’avenue de l’Yser, au lendemain de la guerre de 1914-1918. Dans le même esprit, la rue des Martyrs, à Jemappes, a été baptisée ainsi après la Seconde Guerre mondiale. Fort bien. Mais lorsqu’il s’est agi d’allonger la rue, la créativité a fait défaut : ainsi est née la  » rue des Martyrs Prolongée « . Ah, l’imagination ! Les rue Longue, rue Courte, voire même les rues de la Place (sic !), prouvent que les élus communaux en sont parfois dépourvus. En revanche, ils étaient joliment inspirés ceux qui ont pensé à changer le nom de telle rue du Cimetière en rue des Myosotis, du nom de cette fleurette qui signifie  » Ne m’oubliez pas « …

Les habitants aussi ont leur mot à dire

Ainsi passe l’histoire, modifiant les appellations des venelles, chaussées et ruelles en fonction de ce que les hommes adorent. A la Révolution française, toute référence à la religion et à la noblesse a été gommée de l’espace public. La rue des Hirondelles, à Bruxelles, doit son nom poétique aux s£urs franciscaines qui y vivaient et qui, en habit, évoquaient la silhouette de cet oiseau.

Poétiques, les noms de rues ne le sont pas toujours. Il leur arrive souvent de témoigner, simplement, d’un certain bon sens pratique : les rues de la Gare, de l’Eglise et du Cimetière nous ont déjà tous sortis d’affaire.

Quoi qu’en pense la Commission de toponymie, appelée à rendre son avis quelque 80 fois par an, la décision appartient aux pouvoirs communaux et à eux seuls. Dans ce nouveau lotissement installé en milieu rural, les experts de la toponymie ont, par exemple, jugé déplacé de donner aux rues fraîchement tracées les noms des grandes capitales européennes. La commune n’en a eu cure.

Les concepts abstraits ne plaisent pas non plus à la Commission. Si elle tolère les rues de la Bienfaisance, au motif qu’un hospice s’y trouvait jadis, ou la rue de l’Egalité, qui mène souvent au cimetière, elle tressaille, en revanche, à l’idée d’une rue de l’Abondance. Les personnalités étrangères, aux noms difficiles à prononcer et à écrire, ne recueillent pas davantage son adhésion. Les boulevards qui entouraient Mons portaient autrefois les noms des comtes de Hainaut. Désormais, la très américaine famille Kennedy y est à l’honneur. Baudouin le Bâtisseur et Régnier au long col ne manquaient pourtant pas de prestance…

 » Nous sommes pour l’intégration au terroir. Créer une place Salvador Allende ou une avenue Lloyd George nous semble saugrenu. D’autant que certains pouvoirs communaux font parfois preuve d’une étonnante hypocrisie : il existe une place Allende sur laquelle personne n’habite : seules des arrières maisons débouchent dessus !  » raconte Jean-Marie Cauchies.

Les choix des noms de lieux publics sont évidemment politiques. En se promenant dans le Borinage, le passant non averti peut d’emblée deviner la couleur politique dominante dans la région, rien qu’en regardant les plaques : les militants socialistes y sont surreprésentés.

La fusion des communes, votée en 1975 et entrée en vigueur en 1977, a évidemment contraint les pouvoirs locaux à remettre de l’ordre dans des communes où les mêmes dénominations de rues se retrouvaient dans plusieurs de ces entités fusionnées. Cette gigantesque remise à plat a d’ailleurs permis de repêcher d’anciennes appellations. Ainsi, à Jemappes, la rue Lloyd George a été rebaptisée rue des Houillères, nom à connotation éminemment locale.

Touchée au premier chef par un changement d’adresse, la population a son mot à dire : pendant deux semaines, elle peut faire valoir ses arguments. Souvent très attachés au nom de leur rue, les habitants redoutent, à juste titre, quelques soucis administratifs.

Certains citoyens bruxellois vivent, eux, au c£ur d’un minuscule imbroglio linguistique : leur rue porte des noms à significations différentes en néerlandais et en français. Au fil du temps, la Roosstraat (rue de la Rose) a ainsi évolué en Trooststraat (rue de la Consolation). Une erreur désormais intégrée au patrimoine de la capitale . Autre trace de l’histoire : la très faible proportion de femmes dont le nom se retrouve dans l’espace public. A titre d’exemple, dans la commune bruxelloise d’Ixelles, 110 rues portent le nom de personnalités. Seules 7 femmes y figurent…

Laurence van Ruymbeke

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