Les jésuites, une histoire belge

Que reste-t-il de l’influence des jésuites dans une société belge devenue plus indifférente, voire hostile, au fait religieux ? Une profondeur, une rigueur, des engagements sociaux et, bien sûr, les fameux collèges…

C’est le pape.  »  » Et moi, je suis le portier.  » Le père général de la Compagnie de Jésus était incrédule lorsque, le soir de son élection, le pape François l’appela directement au téléphone. L’anecdote est rapportée par le jésuite Tommy Scholtès,  » prêté  » par son ordre pour assurer la communication des évêques belges. En devenant évêque de Buenos-Aires, en 1992, Jorge Mario Bergoglio avait, lui, été délié de tout lien hiérarchique avec la Compagnie de Jésus. Mais peut-on être jésuite un jour sans le rester toujours ? La Belgique en sait quelque chose. Avec l’île de Malte, c’est le pays qui, par habitant, a compté le plus de jésuites. Il en est resté des traces, à commencer par les collèges, autrefois creusets de l’élite. Implantés au centre des villes, ils se sont ouverts socialement, mais la transmission de la pédagogie et de la spiritualité ignaciennes y est toujours assurée. La méthode a fait ses preuves.

Des politiques de tous bords

Des politiques passés chez les jésuites, on en trouve dans tous les partis. Il y a d’abord eu la génération des Paul Vanden Boeynants et Herman De Croo, puis des sociaux-chrétiens Wilfried Martens, Melchior Wathelet sr, Philippe Maystadt, Jean-Luc Dehaene, Herman Van Rompuy. L’ancien Premier ministre Wilfried Martens était considéré comme un pur produit jésuite ; ses collègues le définissaient comme un  » poisson froid « , un  » notaire « . Tout comme Herman Van Rompuy. Ou encore Melchior Wathelet sr :  » J’ai été plus marqué par certains pères que par certains profs d’unif.  » Signalons que l’homme est diplômé d’Harvard.  » J’ai appris une chose de mon éducation chez les jésuites, résume le député Herman De Croo (Open VLD) : la contre-réforme n’est pas à la portée de tous. Je suis un contre-réformateur, ce qui signifie qu’il faut élaguer ce qui est mauvais, comme une branche morte, et laisser pousser ce qui est fertile.  » Jean Gol, fondateur du PRL, avouait que  » le regret de sa jeunesse était de ne pas avoir tâté de la discipline jésuite « .

Dans cette filière, il y aussi une génération d’hommes politiques plus jeunes. Au CDH, bien sûr. Ainsi Benoît Cerexhe, ex-ministre bruxellois et bourgmestre de Woluwe-Saint-Pierre, a fait ses classes au Collège Saint-Michel.  » Les jésuites m’ont inculqué l’autonomie, le sens de l’autre et des responsabilités.  » Le maïeur n’a d’ailleurs pas hésité à y inscrire sa progéniture. Tout comme André Antoine, ministre wallon, qui a fait ses candidatures de droit aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, où son fils aîné termine son cursus de droit.  » Les jésuites m’ont éveillé, interpellé… J’ai été littéralement fasciné par des pères enseignants : des hommes brillants, des érudits redoutables mais pas des rats de bibliothèque ! Ils m’ont mis aussi en contact avec la détresse et la pauvreté humaine au sein d’ADT Quart-Monde.  »

Président du FDF, Olivier Maingain a fréquenté cet enseignement porteur.  » Issu d’un milieu modeste, mon père a vite compris que ce serait l’école qui nous permettrait, à mes deux frères et moi, de connaître une progression sociale. Au Collège Saint-Michel, l’exigence et la discipline étaient très strictes. En revanche, les jésuites nous laissaient une très grande liberté intellectuelle. Leur savoir-faire ? Former l’esprit par la contradiction et l’argumentation…  » Mais dans un système qui prône l’excellence,  » on est rapidement largué si l’on souffre d’une dyslexie « , nuance Olivier Maingain, dont l’un de ses fils  » a été invité à aller voir ailleurs « . Les jésuites ont également formé des politiques socialistes, dont Charles Picqué, ancien de Saint-Michel. Celui-ci remarque qu' » une parfaite connaissance de la mentalité jésuite est un atout considérable en politique « .

Des troupes remises en ordre de marche

Mais aujourd’hui ? Après Mai-68, la belle mécanique jésuite s’est détraquée, le vernis social a sauté, des jésuites se sont mariés et ont pris part à de nouveaux engagements dont certains, comme la Théologie de la libération, ont provoqué de rudes batailles théologiques. Crise d’identité, crise existentielle. Le vrai redémarrage de l’ordre date de 1975, lorsque le père général Pedro Arrupe a remis ses troupes en ordre de marche, avec la 32e Congrégation générale de la Compagnie de Jésus (pouvoir législatif suprême), qui leur a donné une double feuille de route : le service de la foi et la promotion de la justice. S’y est ajouté, dans les années 1990, le dialogue avec les cultures (au sens large, puisque science comprise) et avec les religions. Les jésuites se sont rapprochés des pauvres, à l’image de leur fondateur, Ignace de Loyola.

Le père Thierry Dobbelstein, supérieur des jésuites de Liège, outre ses activités de professeur de sciences au Centre scolaire Saint-Benoît Saint-Servais de Liège, est impliqué dans cinq paroisses du centre-ville, anime des équipes d’accompagnement spirituel et d’aumôniers de prison et accueille la misère qui gratte à sa porte de la rue Saint-Gilles. Son impact sur la société ?  » On tente d’ouvrir les jeunes aux réalités sociales, à l’altruisme et à l’intériorité pour en faire des citoyens solidaires, bien avec eux-mêmes et avec leur prochain. Mais c’est une présence très humble, très discrète.  » La superbe flamboyante des jésuites, ou du moins celle qu’on leur a prêtée jadis, a disparu.  » En quinze ans de présence à Liège, sourit le père Dobbelstein, je n’ai jamais eu l’honneur de rencontrer le bourgmestre.  »

Dans la ligne de la 32e Congrégation générale, les jésuites belges se sont aussi engagés aux côtés des réfugiés. Organisé sur le plan international, le Jesuit Refugiee Service-Belgium est très actif tant au contact direct des réfugiés que sur le plan du lobbying. Dans les années 1990, des jésuites comme Daniel Sonveaux à Verviers, Charles Delhez à Louvain-la-Neuve ou Jean Lochten à Bruxelles, ont ouvert leurs églises aux demandeurs d’asile, embrayant sur un mouvement plus vaste qui a débouché sur la campagne de régularisation des réfugiés de 1999. En revanche, pour la régularisation de 2010, on a plutôt vu la communauté de laïcs Sant’Egidio à la manoeuvre auprès des politiques. Les jésuites se tenaient en retrait.

Se rendre là où l’Eglise n’est pas

Malgré l’impression que donnent les jésuites d’être une machine bien rôdée, intellectuellement très armée (Institut d’études théologiques à Bruxelles, centre de formation Lumen Vitae, maison d’édition Fidélité, etc.), leur  » technique  » est d’abord d’ordre individuel, psychologique et spirituel. Les jésuites visent les  » âmes « , aident à  » discerner  » en soi pour  » découvrir  » la volonté de Dieu. Ils sont appréciés en tant qu’accompagnateurs spirituels. Leurs centres de retraite, comme La Pairelle, à Wépion, ne désemplissent pas.  » Ils ont cette façon de prendre l’humain au sérieux qui les dispose au travail social, explique Eric de Beukelaer, doyen du centre-ville de Liège. L’une de leurs marques de fabrique est leur très grande confiance dans la nature humaine, ce qui, à l’époque de leur apparition, était en rupture avec le discours protestant sur la Grâce ou le Jansénisme. Cette confiance dans l’humain les porte à s’ouvrir à des cultures différentes, au point de s’y intégrer totalement.  » Se rendre là où l’Eglise n’est pas, prendre les gens là où ils sont…

Au-delà de leur côté caméléon, les jésuites ne sont pas des béni-oui-oui. Une grande diversité règne dans leurs rangs, ainsi qu’une liberté de pensée et de parole qui leur ouvre bien des portes. Aujourd’hui aumônier de l’Université de Namur où il a lancé les Grandes conférences namuroises, le père Charles Delhez avait jeté un pavé dans la mare en confiant, en 2009, son  » inquiétude face à l’islam « .  » J’ai agi comme citoyen, en restant moi-même, décode- t-il. Les jésuites n’ont pas une influence politique, je ne pense pas. Ce n’est en tout cas pas une volonté organisée d’influence ou de pouvoir. On n’est plus sous Louis XIV ! Mais quand je suis en relation avec quelqu’un d’important, je ne vais pas le mépriser et le fuir…  »

Ni marxisme ni capitalisme fou

Les Compagnons de Jésus ne sont pas très présents dans la sphère économique. Le père Edouard Herr, économiste, ancien professeur à l’Université de Namur, professeur à la Faculté de théologie des jésuites (Institut des études théologiques), est le conseiller spirituel de l’Association chrétienne des dirigeants et cadres (Adic) et de sa coupole internationale, l’Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprises, basée à Bruxelles. Spécialiste des textes sociaux de l’Eglise, il résume le coeur de cet enseignement inspiré par l’Evangile :  » C’est la dignité de chaque personne humaine parce que le Christ a donné sa vie pour chacune et pour toutes.  » Ni marxisme ni capitalisme fou.

Etienne de Callataÿ, économiste en chef à la Banque Degroof, a découvert, à 19 ans, l’Inde et les problématiques du développement.  » Lorsque, à Bombay, vous slalomez entre les cadavres, c’est un choc ! se souvient-il. Si j’ai eu cette expérience, c’est parce que des jésuites ont décidé d’y consacrer des moyens. J’ai fait mes classes aux Facultés Notre-Dame de la Paix, à Namur, et j’y ai retenu les deux valeurs qui m’animent toujours : le sens du service par la diffusion du savoir et l’excellence.  » Georges Jacobs, ex-UCB, ex-Delhaize, a gardé, lui aussi, une empreinte de son passage chez les jésuites, à Namur.  » J’ai eu des moments privilégiés grâce à la proximité avec ces maîtres qui, au-delà de leur enseignement, donnaient aux étudiants la possibilité de prolonger la discussion, de réagir. Cela a été déterminant pour moi.  » Avoir fréquenté un collège ou une université jésuite ne crée cependant pas un  » réseau  » cher aux milieux d’affaires.  » Notre identité est tout de même moins forte que ceux qui sortent de Solvay « , ramasse Etienne de Callataÿ.  » Il n’y a pas d’alliance ni d’entente entre Alumini, confirme Benoît Cerexhe. Quand on se rencontre, on ne partage rien d’autre que des souvenirs de nos moments de formation.  »

Pour le provincial de la Belgique méridionale et Luxembourg qui est un Français, le père Franck Janin, il faut parler davantage de  » présence  » que d’  » influence  » jésuite.  » Le rapport à la religion est différent en France et en Belgique, compare-t-il. En France, la séparation entre l’Eglise et l’Etat est beaucoup plus forte et l’identité chrétienne s’y affiche davantage. La Belgique a aussi ses racines chrétiennes mais de manière plus difficile et moins affirmée. Pays de consensus et de négociations, elle est plus réservée par rapport au genre de militance qu’on connaît en France. Aujourd’hui, cependant, il y a plus d’anticléricalisme en Belgique qu’en France, où le rapport au catholicisme s’est apaisé. Il suffit de comparer la couverture de l’élection du nouveau pape sur les deux chaînes de service public que sont France 2 et la RTBF, où l’angle était plus politique et plus virulent. Mais, en Belgique, il suffit de remuer le sable pour trouver des pépites d’or.  »

MARIE-CÉCILE ROYEN, AVEC SORAYA GHALI

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