Les intérêts notionnels au pilori européen

Un expert de la Commission européenne juge sévèrement le régime des notionnels belges qui attire les profiteurs. De quoi faire réfléchir les futurs partis de la coalition fédérale. Voici, en exclusivité, les détails de son rapport.

Rien ne vaut un regard extérieur pour bien apprécier un problème. En Belgique, le régime des intérêts notionnels dont bénéficient les entreprises est controversé depuis plusieurs années. Même Bruno Colmant, considéré comme le père de la mesure, se montre désormais très critique envers son  » bébé « . Mais aucun gouvernement n’a encore osé toucher en profondeur à ce régime fiscal favorable aux acteurs économiques du pays et très coûteux pour l’Etat. Que faire des notionnels ? Les quatre partis qui négocient aujourd’hui un accord de majorité fédérale devront s’entendre là-dessus aussi. Tous semblent plutôt favorables à leur maintien sans modifier la donne, surtout le CD&V et l’Open-VLD. Or, voilà qu’un expert de la Commission européenne vient juste de publier une étude comparant les systèmes italien et belge de déduction pour capital à risque. Résultat : les notionnels à la belge sont cloués au pilori.

Petite piqûre de rappel : en 2003, la Belgique a été contrainte par l’Europe de démanteler progressivement le régime des centres de coordination, qui avait attiré chez nous des centaines de QG de multinationales. La FEB (Fédération des entreprises belges), le Forum 187 (fédérant les centres de coordination) et l’AmCham (Chambre de commerce américaine) avaient alors mené un intense lobbying auprès de tous les politiques du pays, y compris les présidents des partis de l’opposition. Et, le 22 juin 2005, était votée une loi permettant aux entreprises de bénéficier d’une déduction sur leurs fonds propres.

L’idée officielle était d’encourager une meilleure solvabilité des entreprises en mettant fin à la discrimination entre les investissements que celles-ci réalisent via des emprunts (dont les intérêts sont exonérés) et ceux réalisés via un autofinancement à partir de leurs fonds propres, qu’il s’agisse de capital injecté ou de bénéfices non distribués aux actionnaires. Pour ces seconds investissements à risque, un intérêt notionnel, c’est-à-dire fictif, peut-être déduit. Il est calculé chaque année (entre 3 % et 4 %) en fonction du taux des obligations OLO à dix ans émises par l’Etat.

La mesure a surtout offert aux multinationales une belle alternative à la suppression des centres de coordination. Par ailleurs, le nouveau système, qui comportait de larges failles, a été érigé, par les comptables et avocats spécialisés, en outil d’ingénierie fiscale donnant lieu, dans certains cas, à une exonération totale de l’impôt des sociétés. Parallèlement, aucune évaluation objective n’a jamais démontré un impact positif des notionnels sur l’économie réelle, notamment en terme d’emplois, ce qui donne du grain à moudre à ses détracteurs.

Le système belge est poreux

L’étude de 50 pages réalisée pour le compte de la Commission européenne (1), qui vient d’être publiée sur le site de la Direction générale de la fiscalité, compare le système de déductibilité belge et celui mis en place en Italie en janvier 2011. L’auteur de la recherche, Ernesto Zangari, un économiste détaché de la Banca d’Italia, relève deux différences essentielles.

La première porte sur la base déductible. En Italie, les intérêts notionnels sont calculés sur la seule augmentation des fonds propres à partir de l’application de la loi, soit le 1er janvier 2011. En Belgique, ils sont calculés sur l’ensemble des fonds propres d’une entreprise, y compris ceux qui existaient avant la loi et donc, avant la fin du régime des centres de coordination. Une base bien plus large. Même une entreprise qui a réduit ses fonds propres depuis 2005 peut bénéficier de l’avantage fiscal. Ce qui n’est pas le cas côté italien où, en toute logique, on encourage les fonds propres nouveaux dans le but de désendetter les entreprises.

Seconde différence de taille : les mesures pour contrer les abus sont bien plus efficaces dans la législation italienne. Celle-ci a rendu le système hermétique aux transactions qui sont effectuées entre filiales d’un même groupe (transferts d’actifs, prêts, etc.) dans l’unique but de générer des augmentations de capital pour profiter des notionnels. La loi belge a, certes, prévu des garde-fous, mais qui n’ont rien à voir avec le niveau de protection italien. Début 2012, la Commission européenne avait d’ailleurs crossé la Belgique pour qu’elle revoie ses textes. Ernesto Zangari note que, malgré ces changements, notre système demeure un outil d’ingénierie fiscale largement prôné par les spécialistes.

On sait, par ailleurs, que les notionnels ont attiré des fraudeurs de plusieurs pays voisins (Le Vif/L’Express du 26 mars 2010). Les contrôleurs du fisc ont ouvert des dizaines de dossiers et, selon nos informations, en ouvrent encore aujourd’hui, mettant au jour des opérations triangulaires entre une société mère et deux filiales, dont l’une est établie en Belgique. La technique consiste à faire tourner des fonds entre les trois. En passant en Belgique, ceux-ci sont fiscalement nettoyés en bénéficiant des notionnels. Dans ce scénario, le manque à gagner fiscal touche les caisses publiques d’autre Etats. Au sein du SPF Finances, certains évoquent un déficit probable de plusieurs centaines de millions d’euros pour la Belgique et ses voisins européens.

Dans son étude, Ernesto Zangari conclut que le système belge  » est sujet à controverse « . Le chercheur lie sa faible immunisation contre les transactions intra-groupe au but initial de remplacer les centres de coordination et d’améliorer l’attractivité fiscale de la Belgique vis-à-vis des multinationales. Cet objectif-là a été atteint. Mais, pour lui, les effets d’un arsenal anti-abus aussi flou que le nôtre ont été sous-estimés. Les opérations d’optimisation fiscale permises par le régime des notionnels, notamment via les transactions intra-groupe, coûtent cher à l’Etat. Et d’évoquer les chiffres de la Banque nationale : un impact budgétaire qui n’a cessé d’augmenter entre 2006 et 2011, de 1,8 milliards d’euros à 6,2 milliards. Soit bien davantage que ce qui avait été prévu au départ par le gouvernement dans ses calculs. Et ces montants n’ont pas baissé en 2012 et en 2013. Au contraire.

Cette étude confirme ce que beaucoup pensaient ou disaient déjà en Belgique. Mais c’est la première fois qu’un expert étranger, mandaté par la Commission européenne, se penche sur notre système de déduction pour capital à risque. Il s’agit par ailleurs d’un observateur a priori neutre, économiste au sein d’une banque centrale, cité par plusieurs revues universitaires notamment à Oxford. Son constat est clair : par rapport à la pratique belge, les notionnels italiens peuvent être qualifiés de  » best practice « .

L’étude réalisée pour la DG Fiscalité de la Commission n’engage que son auteur. Elle n’a aucune conséquence juridique. Elle pourrait cependant nourrir une réflexion nouvelle au sein des instances européennes et valoir à la Belgique une demande d’explications considérant – et c’est ce que les conclusions de Zangari laissent penser – qu’il s’agit en l’espèce de concurrence fiscale dommageable, ce que l’UE réprouve. Elle pourrait également inspirer les futurs partis de la coalition fédérale qui, plutôt que de reconduire les notionnels sans en modifier l’assaisonnement, pourraient les agrémenter à la sauce italienne.

(1) Addressing the Debt Bias : A comparison between the Belgian and the Italian ACE Systems, Ernesto Zangari, Working Paper n°44, European Union (juin 2014).

Par Thierry Denoël

Par rapport à la pratique belge, les notionnels italiens peuvent être qualifiés de  » best practice  »

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