L’épreuve italienne

Un pays traumatisé par la prise en otages à Bagdad de quatre des siens, dont l’un fut assassiné. Et qui, entre émotion et confusion, penche pour l’apaisement

Le compromis serait-il une invention italienne ? La diplomatie û et donc l’ambiguïté û une seconde nature transalpine ? L’accommodement, un instinct national ? L’apaisement, qui fut jadis une faute, semble être devenu une vertu que cultivent aujourd’hui tous les Italiens face à la menace islamiste.  » Ici, les émotions priment sur la rationalité « , reconnaît Franco Ferrarotti, professeur de sociologie à l’université de Rome, alors que l’Italie vit, depuis le 13 avril, un drame avec la prise de quatre otages à Bagdad et l’assassinat de l’un d’entre eux, le lendemain.  » Les terroristes ont parfaitement compris le point faible de l’Italie, ce décalage entre la position du gouvernement, que dirige Silvio Berlusconi, bien décidé à ne pas rapatrier ses troupes d’Irak [3 000 carabiniers censés mener des missions humanitaires et de reconstruction], et celle de la population, qui, dans sa majorité, est pacifiste et ne reconnaît aucune légitimité à cette guerre.  » Un sondage récent du quotidien La Repubblica confirme ce profond désaccord : 63 % des Italiens se disent opposés à la guerre en Irak.

Cette crise, l’Italie l’affronte sans doctrine (sinon celle de Berlusconi, que l’éditorialiste et écrivain Edmondo Berselli définit ainsi :  » Une forme acrobatique de non-belligérance hostile « ) et dans le désordre de ses sentiments. Elle commence quand quatre Italiens, présentés par la presse comme des employés de la sécurité d’une entreprise américaine, sont enlevés par un groupe qui se désigne comme les  » Brigades vertes du Prophète « . Le 15 avril, soit deux jours après cet enlèvement, la chaîne de télévision Al-Jazira diffuse un message des  » Brigades  » révélant que l’un des otages a été tué  » parce que le président du Conseil, Silvio Berlusconi, a annoncé que le retrait des troupes italiennes n’était pas à l’ordre du jour « . C’est en direct, le même soir, lors d’une émission télévisée de la Rai, Porta a porta, entouré des familles des otages, que le ministre des Affaires étrangères, Franco Frattini, confirme la nouvelle : l’exécution de Fabrizio Quattrocchi. Le drame, soudain, se transforme en téléréalité : le spectacle trouve son héros dans la personne de la victime, un ancien boulanger de 36 ans. Celui-ci, selon Frattini, aurait arraché sa cagoule et crié à ses ravisseurs :  » Je vais vous montrer comment meurt un Italien « , avant d’être tué d’une balle dans la nuque.

L’émotion est à son comble, et déjà chancellent les certitudes sur le bien-fondé de la fermeté choisie par le gouvernement, qui se contredit quand il ajoute que Berlusconi  » s’est engagé auprès des familles des otages à obtenir la libération immédiate et sans condition de ceux-ci « . Gianni Castellannetta, conseiller diplomatique du Premier ministre, se rend notamment à Téhéran, ce qui suscite les critiques du quotidien milanais Il Corriere della sera. Celui-ci reproche au gouvernement non pas de vouloir négocier face au chantage, mais de le faire avec maladresse, en recherchant les bons offices de l’Iran,  » la patrie du chiisme, l’ennemi par excellence  » des ravisseurs sunnites. Pendant ce temps d’une diplomatie très exposée, les gestes d’apaisement se multiplient : le président de la République, Carlo Azeglio Ciampi, lance, le 22 avril, un appel  » pour la reprise du dialogue avec le monde musulman « , une  » tradition antique de l’Italie « . Le Vatican, qui sait les catholiques nombreux parmi les pacifistes italiens, lance sa surenchère quand le cardinal Angelo Sodano évoque la nécessité de construire des  » ponts solides en direction de l’islam « .  » Dans notre histoire, le rôle de l’Eglise a souvent été plus important que celui des partis de gauche « , rappelle Massimo Teodori, professeur à l’université de Pérouse, ancien député du Parti radical devenu américanophile. L’opposition, elle aussi, prône la fermeté, mais la ramollit aussitôt en réclamant un  » tournant « .  » Si, après le 30 juin, l’ONU n’exerce pas de responsabilités dans la gestion de l’Irak, nous n’avons pas de raison de rester « , déclare ainsi au Vif/L’Express l’ancien président du Conseil Massimo D’Alema, tandis que Piero Fassino, son collègue au sein des Démocrates de gauche, estime que, si l’on ne peut dire maintenant  » Tous à la maison « , on ne peut pas non plus  » continuer comme ça « . La confusion est telle que se dégage au sein d’une gauche déjà fragmentée un nouveau clivage, celui qui sépare les  » zapatéristes  » des autres, ceux qui voient un exemple pour l’Italie dans la décision du nouveau président du gouvernement espagnol, le socialiste José Luis Zapatero, de retirer ses troupes d’Irak, et ceux qui sont opposés à pareille mesure concernant les soldats italiens, tel Giuliano Amato.  » Dans une situation de guerre, il est normal que ce pays soit équivoque, suggère Giuliano Ferrara, intellectuel berlusconien [lesquels sont rarissimes]. Dans les conflits de la tragédie du xxe siècle, nous nous sommes toujours trompés, d’abord dans des aventures coloniales féroces, puis avec le fascisme.  »

Le 26 avril, les ravisseurs font une demande extraordinaire aux Italiens : ils leur donnent cinq jours pour organiser une marche dans Rome afin de sauver les trois otages survivants, Umberto Cupertino, Salvatore Stefio et Maurizio Agliana, que l’épouse du président de la République, Franca Ciampi, appelle, telle une mère poule de la nation,  » i nostri ragazzi  » (nos garçons). Ces derniers sont traités d’espions et de criminels de guerre, mais, ajoute le communiqué des Brigades du Prophète,  » dans un geste de bonne volonté, nous envisageons de les libérer et de les chasser de notre pays si vous nous montrez que vous êtes favorables à notre cause, que vous collaborez avec nous, en disant publiquement non à la politique de votre Premier ministre par la voie d’une grande manifestation qui envahira les rues de votre capitale « .

Un message de Jean-Paul II

Face au défi d’une aussi extravagante exigence, aucune réaction d’indignation notable, sinon deux rappels contradictoires : l’Italie ne peut céder au chantage, mais sait cependant s’accommoder d’un message de paix et de solidarité avec les familles. Lesquelles lancent un appel aux Italiens  » pour que l’on n’entende plus les pleurs, les lamentations des enfants qui souffrent, le désespoir des mamans et des papas pour les enfants qui ne reviendront plus, la solitude des épouses qui ont perdu le soutien et le réconfort de leurs maris « . Angelo Stefio, le père de l’un des otages, s’enroule le 29 avril dans la bannière nationale et conduit, avec les familles des deux autres otages, une marche qui réunit environ 5 000 personnes û ce qui est peu, à l’aune des manifestations du pacifisme italien. Parmi les manifestants, les irréductibles de toujours, ceux qui réclamaient la paix  » senza se e senza ma  » (sans si et sans mais), des gens émus par la douleur des parents et quelques politiques venus, disent-ils, à titre personnel, alors que les élections européennes et des scrutins locaux se profilent à l’horizon. Parmi eux, un ministre du gouvernement Berlusconi, Mirko Tremaglia, membre de l’Alliance nationale, et quelques figures de la gauche modérée. Aux portes du Vatican, l’archevêque Giovanni Lajolo lit un message de Jean-Paul II appelant à  » prier le Dieu unique qui aime tout le monde et ne veut la mort de personne « .

Le chantage étant un mode opératoire prévisible, la manifestation a pour seul effet l’expression d’une nouvelle exigence : la libération de prisonniers sunnites dans le Kurdistan irakien. Les Italiens en restent pantois, mais personne, cependant, ne remet en question la stratégie d’apaisement, sous le prétexte qu’en temps de guerre il faut bien négocier avec l’ennemi. Le sociologue Ferrarotti se félicite même de voir émerger, face à la  » conduite erratique  » du chef du gouvernement,  » qui prend des décisions au jour le jour « , une attitude citoyenne  » formidable « . On assiste à un phénomène typiquement italien, dit-il :  » Le retour à la sphère du privé.  »

Cette inclinaison nationale à l’égard de l’apaisement ne s’était pas exprimée dans les années 1970 face au terrorisme des Brigades rouges.  » Nous sommes plus doués pour les guerres civiles « , dit avec ironie Ferrara. Serait-elle pourtant l’enfant d’une vieille tradition italienne, qui n’est pas très glorieuse, qui s’est longtemps accommodée de la corruption des élites et de la combinazione générale, des rackets mafieux ou des  » compromis historiques « , au nom de l’instinct de survie, d’une prudente sagesse et d’une sentimentalité atavique ? Quand on suggère cette analyse, Edmondo Berselli se raidit un peu et évoque des  » clichés archaïques  » pour décrire une Italie qui a considérablement changé au cours des deux dernières décennies. Soit. Mais alors comment expliquer les ambiguïtés d’aujourd’hui ? Mystère. Tommaso Mateucci, un ingénieur romain qui avoue haut et fort voter pour Berlusconi, a une explication à la hauteur de la confusion ambiante :  » En Italie, dit-il avec un sourire en coin, chacun a toujours de bonnes raisons pour ne pas être clair.  »

Michel Faure, avec Vanja Luksic

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