L’énigme Emir Kir

Qui est vraiment Emir Kir (PS), futur bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode ? Malgré les polémiques sur ses partis pris proturcs, le  » Sphinx  » n’a pas encore donné sa mesure. Portrait.

A 44 ans, Emir Kir (PS) devient le premier bourgmestre d’origine turque de l’histoire de Belgique. C’est là, à Saint-Josse-ten-Noode, qu’il a commencé sa marche triomphale. Ce bout d’Anatolie (1 kilomètre carré), bastion du PS, est la principale commune de l’immigration turque dans la capitale : presque 40 % de ses 27 548 habitants. Elle est dépeinte comme  » dépensière et laxiste  » par Geoffroy Clerckx, conseiller communal et député régional MR. Une densité de population avoisinant celle de Calcutta, une moyenne d’âge de 28-30 ans, plus de 140 nationalités, d’immenses défis comme la mobilité, la démographie ou la cohésion sociale. Tout cela n’est pas pour déplaire à Kir, un bosseur acharné, avide de pouvoir. Avec sa majorité absolue élargie au CDH, il s’est adjugé beaucoup de compétences dans le futur collège échevinal.

Le 7 décembre, il quittera un poste relativement tranquille – il était secrétaire d’Etat en charge de la Propreté publique et de l’Urbanisme à la Région bruxelloise – pour une fonction de terrain. Ce terrain qu’il laboure sans relâche depuis qu’animateur bénévole dans une plaine de jeux, il avait été repéré par feu Guy Cudell, le bourgmestre historique de cette petite commune si particulière. Le cursus d’Emir Kir est banal : une candi en sciences politiques, une petite expérience professionnelle dans le télémarketing. Mais il a tout juste 26 ans, porte beau, affiche une mine de bon élève, et se montre peu bavard. En 1995, on le recrute pour un modeste job au service de prévention. Il y reste jusqu’en 2000. Kir, alors, est fasciné par le personnage Cudell, qui détenait pourtant un pouvoir de vie et de mort sur ses collaborateurs. Fasciné, il l’est toujours au point qu’il signe, comme lui, ses documents à l’encre turquoise.

Un homme fier

Kir est né dans une famille ouvrière de Charleroi, mais il ne prend sa carte de parti qu’en 1995. Originaire d’Emirdag, son père a travaillé treize ans dans la mine avant d’être mis en incapacité de travail. Pour assurer l’avenir de ses cinq enfants, il s’installe à Bruxelles.  » Il est mort quelques mois avant d’atteindre ses 65 ans, l’âge de sa pension, relève Emir Kir. Il aurait été fier.  » La fierté est certainement ce qui définit le mieux Emir Kir. Celle qu’il éprouve pour son parcours et celle qu’il suscite auprès des siens. Après les élections, l’ambassade de Turquie a directement téléphoné à l’administration communale de Saint-Josse pour savoir quand le nouveau bourgmestre allait être installé. A Ankara, il jouit déjà d’un statut de ministre plénipotentiaire.  » Je suis fier de mes origines, déclare Emir Kir, et fier d’être belge.  »

Le futur bourgmestre de Saint-Josse est habitué à subir l’épreuve du procès en légitimité, le soupçon de double allégeance. Il est blindé. Son service militaire obligatoire en Turquie pour conserver sa nationalité d’origine ?  » Je ne l’ai pas fait.  » Qu’importe, la Turquie le considère comme l’un des siens. La réunion des Loups gris ultranationalistes à Liège, en mai dernier ?  » Un meeting politique pour les adhérents à leurs thèses. Moi, j’évite d’importer les conflits qui se passent ailleurs.  » L’injonction faite aux immigrés turcs du Limbourg par le Premier ministre turc Tayyip Erdogan  » de ne pas s’intégrer  » ?  » Il a dit ça ? Une erreur d’appréciation. Il faut adhérer à notre socle de valeurs communes, qui comprend les droits de la femme.  » Lisse, Kir.

Sa crédibilité sur les sujets qui fâchent, il l’a acquise en 2008, quand il a lancé sa campagne contre les mariages forcés. Nuance :  » Pas contre les mariages arrangés, il faut faire la part des choses.  » On sait que, dans certaines communautés d’origine étrangère, les mariages arrangés sont monnaie courante et virent parfois au mariage forcé, entraînant des drames. Emir Kir l’a vécu dans sa propre famille. Lui-même a épousé une Italienne, dont il a trois enfants. Mais l’un de ses cousins, Kadir Kir, qui a été marié à deux reprises avec une Turque via un arrangement familial, vient d’être condamné à vingt et un an de prison pour le meurtre de sa seconde épouse.  » La liberté de choix du jeune doit être garantie, martèle le futur bourgmestre de Saint-Josse. Je me souviens des réactions de mes collaborateurs lorsque je leur ai dit qu’on allait lancer cette campagne, un tabou.  »

Pour le coup, son courage politique a fait l’unanimité. En revanche, le secrétaire d’Etat refuse de s’engager sur un autre sujet sensible : les mariages consanguins, entre cousins, qui augmente le risque de maladies congénitales. Il s’étonne, ou feint de s’étonner :  » Ce n’est pas interdit ?  » Puis enchaîne rapidement :  » On sait que des examens sont pratiqués pour éviter… Mais, non, nous n’avons pas eu des observations de nos intervenants de terrain à ce sujet.  » Un non-sujet, donc. En revanche, il s’enflamme sur l’affaire du sapin de Noël de la Grand-Place de Bruxelles faussement attribuée aux musulmans :  » A la fin, il y a un problème avec l’islam dans ce pays, s’exclame-t-il ? J’ai été scandalisé par cette rumeur. Si on a un problème avec la diversité, si on a un problème de racisme, il faut le dire.  » Il n’est pas davantage indulgent envers Sharia4Belgium et la liste Islam :  » J’ai été de ceux, au bureau du PS, qui ont plaidé pour l’interdiction d’un groupuscule comme Sharia4Belgium, qui utilise des mots insupportables et donne une image très négative des musulmans. Je comprends parfaitement la réaction de tous les Belges qui sont effrayés.  »

La polémique la plus importante qu’il a dû affronter porte sur le génocide des Arméniens, reconnu par le Sénat belge mais nié par une large partie de la communauté turque. Cette affaire lui a appris à peser ses mots et, mieux encore, à se taire. D’où son surnom de  » Sphinx « . Si Charles Picqué et Laurette Onkelinx ne l’avaient pas ostensiblement protégé, il aurait pu tout perdre. En 2004, encore échevin à Saint-Josse, Emir Kir manifeste dans les rues et participe, comme d’autres élus d’autres partis, à la campagne de signatures de l’Association de la Pensée d’Atatürk pour l’effacement de l’inscription sur le monument au génocide arménien d’Ixelles évoquant la responsabilité turque (voir page 34). Peu après, il est promu secrétaire d’Etat aux Monuments et Sites.  » On ne tue pas la poule aux oeufs d’or, juge Geoffroy Clerckx (MR). Deux élections régionales de suite, il a fait le deuxième meilleur score PS, juste après Charles Picqué. Et il a encore progressé aux dernières élections communales.  »

Un passé ambigu

En 2005, Emir Kir perd le procès qu’il avait intenté au journaliste Mehmet Koksal et au chercheur indépendant Pierre-Yves Lambert. Ceux-ci l’avaient traité de  » négationniste « . Il fait appel puis, suivant le conseil de son avocat, Marc Uyttendaele, il se désiste.  » J’ai signé ma décision de ne pas faire appel, confirme Kir. Je n’ai pas d’autres informations.  »

Dogan Ozgüden, fondateur d’Info-Türk, journaliste critique interdit de séjour en Turquie, s’inquiète, lui, de ses liens avec le chef de la police d’Istanbul, Celalettin Cerrah et son chef des renseignements, Ahmet Ilhan Güler. Emir Kir les a reçus à Bruxelles, le 19 janvier 2007, le jour de l’assassinat par un extrémiste, à Istanbul, du journaliste d’origine arménienne Hrant Dink. Trois mois plus tard, pourquoi le secrétaire d’Etat bruxellois participe-t-il à la célébration du 162e anniversaire de la police d’Istanbul ? Proches de milieux ultranationalistes, les deux fonctionnaires de police qu’il a honorés à Bruxelles font aujourd’hui l’objet d’une enquête administrative pour ne pas avoir pris au sérieux les rapports faisant état de la menace contre Hrant Dink.

Sa communauté, ses origines… Ça ne s’arrêtera donc jamais ? En mai dernier, Kemal Camsari, son chauffeur, partenaire de foot et beau-frère de son cousin (un employé communal), est placé en détention préventive par la juge d’instruction bruxelloise An Gruwez dans le cadre d’une enquête sur un trafic international d’armes. Emir Kir dit tout ignorer des soupçons qui pesaient sur son chauffeur, dont le bureau, au Botanic Building, a été perquisitionné. Libéré sous conditions, Kemal Camsari a participé à l’euphorie de la victoire de son patron. Le soir des élections, le secrétaire d’Etat lui donne une franche accolade (voir photo ci-dessous). Qui d’autre ?

Au sein du PS, d’aucuns estiment qu’Emir Kir subit un  » harcèlement  » sur ses origines turques.  » Jusqu’à quand devrait-il démontrer qu’il est un bon Bruxellois ?  » déclare Philippe Close, échevin PS à Bruxelles-Ville. D’ailleurs, il n’y aurait pas que les personnes d’origine turque qui votent pour lui. Les dames âgées seraient toutes folles de lui… Son origine : c’est le point faible de Kir. Dont il doit s’affranchir. Il est devenu une figure emblématique, un symbole.  » Il subit une forte pression de la part de sa communauté : nous en avons déjà parlé ensemble et il le reconnaît lui-même. C’est une communauté ambitieuse pour ses garçons. Elle n’acceptera pas qu’il fasse du surplace. Chez les Turcs, si on n’avance pas, on recule « , confie un ponte du PS bruxellois.

 » En classe, déjà, il n’était pas le meilleur élève, mais il était le plus appliqué, le plus sérieux « , se souvient un enseignant. Réussir est une obsession. Conscient qu’un moindre faux pas peut à tout jamais desservir ses grandes ambitions. Lesquelles ? Il se verrait bien un jour monter au fédéral. Cajoleur, il affiche d’ailleurs une allégeance inconditionnelle à son parti :  » Je suis un fidèle serviteur du parti, je répondrai aux attentes de mon parti « , répète-t-il à l’envi, se transformant en fayot de premier banc. Au PS, en tout cas, ses détracteurs raillent toujours  » son côté très gentil, très poli « ,  » son ambition démesurée déguisée derrière son profil bas « . Tout est sous contrôle, avec ce qu’il faut de langue de bois. D’où cette impression qu’il dégage, une impression de froideur, de distance. Même son physique est sous contrôle. Il fait tous les jours 400 abdos et 25 pompes. Pour ses tenues vestimentaires, il limite les options. Pour la sélection du costume du jour, cela signifie : le noir, le bleu ou le gris. Sinon, un col roulé foncé.

Il y a aussi ce brûlant désir d’exister.  » Lui, il n’a hérité de rien. Il a tout construit lui-même, poursuit Philippe Close (PS). Il a cette capacité à créer son ascenseur social.  » Ceux qui le côtoient sont parfois surpris par son besoin de reconnaissance.  » C’est propre aux élus issus de l’immigration « , commente un habitué.

Pour prendre le pouvoir à Saint-Josse, Emir Kir a bénéficié des réseaux de Philippe Moureaux, avec qui, dit-on, il mange le vendredi. Dans les équilibres invisibles du PS bruxellois, il est rangé dans l’enveloppe  » Moureaux  » et pas  » Picqué « . Il veille cependant à garder les apparences d’une parfaite équidistance. Son futur échevin de l’Enseignement, Philippe Boïketé, a été secrétaire adjoint du PS de Molenbeek ; il est l’un des poids lourds du Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs (Crioc). A Saint-Josse, Kir s’appuie, en réalité, sur un cercle très restreint. Mohamed Azzouzi, amarré dans son ombre, architecte et peu convaincant député bruxellois, est le futur échevin de l’Action sociale. Son vrai mentor, à Saint-Josse, est une femme de fer : Anne-Sylvie Mouzon, 56 ans, indéboulonnable présidente du CPAS depuis 1995 et l’une des chevilles ouvrières de la création de la Région bruxelloise. Une socialiste pure et dure, rigide parfois, très proche de Philippe Moureaux. Dans son champ affectif, Emir Kir tient la place de chouchou. Mais s’ils s’apprécient ces deux-là, ce n’est pas un hasard de l’amitié : tous deux vouent une haine féroce à Jean Demannez, le bourgmestre précédent, qui a pourtant bataillé, en 2000, pour placer Kir en ordre utile sur sa liste.

Pendant la campagne électorale, Kir s’est appuyé sur une kyrielle d’associations turques. Il a été la guest star de Turkish Lady, une association qu’il subsidie. Sa dirigeante est Derya Aliç, candidate PS réélue à Schaerbeek, ancienne du cabinet de Laurette Onkelinx, pour qui la communauté turque avait reçu des consignes de vote. Son réseau, c’est aussi sa famille évidemment : deux soeurs et deux frères, ses cousins, ses amis.  » On a vu son frère et son cousin accueillir les gens devant les bureaux de vote. Ses troupes ont proféré des menaces verbales contre d’autres candidats. Un de nos candidats turcs s’est retiré parce qu’il ne pouvait pas trahir son cousin. Il y a une pression sociale terrible dans sa communauté « , assure Geoffroy Clerckx (MR).  » Durant la campagne, il se déplaçait souvent avec des troupes de volontaires excités, sous tension, qui avaient la niaque. Lui, au contraire, est toujours très calme, très posé « , décrit la conseillère communale et députée fédérale Zoé Genot (Ecolo). Mais il a aussi réussi à fédérer autour de lui une frange de dix candidats de toutes origines, pour certains, de parfaits inconnus (voir le tract ci-contre). Ils ont tous été élus. En signant la présentation de Kir comme bourgmestre, suivis par quelques ralliés de la dernière minute, ils ont éliminé sans coup férir Jean Demannez.

Emir Kir a la rancune tenace. Il ne fait pas de cadeaux, parfois des victimes. Deux exemples. Emir Kir et Jean Demannez sont tous deux en campagne. Hava Ardiçlik, également d’origine turque, ex-échevine de l’Enseignement PS, se montre à plusieurs reprises au côté de Demannez durant la campagne.  » Cela ne voulait rien dire : n’importe lequel d’entre nous aurait pu se retrouver à côté de Demannez, qui était le maïeur « , confie une élue. Kir n’en a cure. C’est lui qui a offert à Ardiçlik son poste, quand il part à la Région comme secrétaire d’Etat en 2004 : elle était donc toute désignée pour distribuer tracts et encouragements à voter pour le camp Kir. Furieux, Kir n’oublie pas. Celle qui a osé s’afficher avec son rival sera punie, elle n’aura  » rien  » dans cette majorité communale. Rancunier, Kir l’est également à l’égard d’Ahmed Medhoune, d’origine marocaine, actuel échevin de l’Enseignement. Medhoune semble faire l’objet d’une jalousie, d’une rancoeur : Kir considère que l’éducation lui appartient ; personne ne peut lui faire de l’ombre.  » Il estime que Medhoune a accaparé « sa » compétence, et Kir l’a écarté « , témoigne un socialiste.

 » Pour lui, Saint-Josse, c’était une obsession, déclare Charles Picqué, ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale (PS). Il aime cette commune et il a la fibre municipaliste.  »  » Je veux être le bourgmestre de tous « , promet l’intéressé. L’urbanisme et la mobilité : ces deux thèmes s’annoncent comme les dossiers phares de la mandature. Sa soumission supposée à la communauté turque sera testée sur la place qu’il donne à la voiture, symbole de réussite sociale, et sa lutte contre les logements insalubres ou divisés à l’excès. Une certaine ambiguïté plane toujours sur ses projets. Décidé à combattre les marchands de sommeil, il ne juge pas  » scandaleuse  » la division d’un logement et veut créer la fonction d' » architecte social  » pour accompagner la mise en ordre des propriétaires en délicatesse avec les prescrits urbanistiques. Un quart de ses administrés.

SORAYA GHALI ET MARIE-CÉCILE ROYEN

 » Emir Kir a la rancune tenace. Il ne fait pas de cadeaux, parfois des victimes  »

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