L’embargo en Libye brisé avec des armes belges détournées

Un nouveau rapport des Nations unies montre que le Qatar et les Emirats arabes unis ont violé l’embargo sur les armes en envoyant du matériel belge aux rebelles libyens en 2011. Certaines preuves étaient connues des gouvernements fédéral et régional wallon dès février 2012.

Une enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Communauté française.

Fin février 2011, les Nations unies adoptent la résolution 1970 et instaurent un embargo sur les armes en Libye. Dans le même temps, elles désignent un Groupe d’experts chargé d’en contrôler le respect durant et après le conflit libyen. Après une enquête de deux ans, ce Groupe d’experts affirme aujourd’hui que le Qatar et les Emirats arabes unis ont approvisionné les forces révolutionnaires libyennes en armes et munitions, violant de ce fait l’embargo des Nations unies. Si les Emirats arabes unis n’ont pas souhaité réagir aux conclusions des chercheurs, le Qatar continue de nier avoir fourni du matériel militaire à l’opposition. Le Groupe d’experts, dans son rapport, indique malgré tout s’en tenir à ses constatations.

Des fusils de la FN Herstal

Les experts se basent notamment sur une arme belge – un fusil d’assaut  » FNC  » – documentée en juin 2012 dans l’Est libyen par une équipe de la VRT.  » Les autorités belges ont répondu que les marquages du fusil (numéro de série 025992) ressemblaient à ceux d’un fusil qui faisait partie d’un lot qui avait été expédié vers 1980 aux forces armées du Qatar, à Doha « , écrivent les experts des Nations unies. Les Emirats arabes unis se sont aussi rendus coupables de violation de l’embargo des Nations unies en réexportant des fusils de la FN Herstal. En juin 2012, l’équipe de la VRT photographiait un fusil  » FAL  » à Benghazi. En réponse à une demande de traçage effectuée par le Groupe d’experts, il a été établi que cette arme  » ressemblait à une arme livrée à l’Emirat de Dubaï (NDLR : un des sept membres de la fédération des Emirats arabes unis) dans le cadre d’une commande passée le 19 avril 1991 « , stipule le rapport. En février 2012, Le Vif/L’Express avait localisé un autre fusil  » FAL  » de fabrication belge à Benghazi. Son propriétaire – un jeune combattant de l’opposition – affirmait qu’il avait été fourni par un Etat du Golfe. En réponse à une demande de traçage, la FN Herstal  » a indiqué que l’arme faisait partie d’une commande livrée à l’Emirat de Dubaï en 1979 « , affirme le rapport.

Les experts des Nations unies indiquent que  » les livraisons d’armes et de munitions effectuées pendant le soulèvement en Libye ont été réalisées en l’absence de tout contrôle sur le terrain, ce qui fait que du matériel a pu circuler librement. Dix-huit mois après la fin du conflit, une partie de ce matériel est encore entre les mains d’acteurs non étatiques en Libye comme l’attestent les saisies portant sur le matériel militaire sorti en contrebande de Libye « .

Le Groupe ajoute que  » depuis le soulèvement et l’effondrement de l’appareil de sécurité qui en a résulté, la Libye a perdu le contrôle de ses stocks d’armes et délaissé le contrôle de ses frontières, et elle est devenue, en l’espace de deux ans, une source importante et attractive d’armes dans la région. Les armes sorties illégalement du pays alimentent les conflits en Afrique et dans le Levant, et enrichissent les arsenaux d’un grand nombre d’acteurs non étatiques, dont des groupes terroristes.  »

Des armes belges aussi en Syrie

En outre, le rapport stipule que les Nations unies ont contacté les autorités belges pour tracer un certain nombre de fusils  » FN FAL  » retrouvés en Syrie. Certains de ces fusils avaient été documentés par Le Vif/L’Express en septembre 2012. Les numéros de série ayant été publiés, il était loisible aux gouvernements fédéral et régional de prendre les mesures qui s’imposaient. Les autorités ont préféré attendre une requête officielle des Nations unies pour lancer une procédure de traçage.  » D’après les résultats de l’enquête, notent les experts, aucun fusil n’avait été exporté à l’origine en République arabe syrienne et aucun ne faisait partie du lot de fusils retrouvé en Libye, dont le groupe a réussi à déterminer l’origine.  »

Le Groupe d’experts confirme ainsi une information déjà révélée par Le Vif/L’Express : les armes belges repérées en Syrie ont été détournées par un pays tiers. François Delhaye, qui gère la question au sein du cabinet du ministre des Affaires étrangères Didier Reynders, explique dans un e-mail que le Groupe d’experts sur la Libye a transmis aux Affaires étrangères les photographies des armes belges observées par Le Vif/L’Express en septembre 2012 en Syrie.  » Sur la base des informations dont nous disposons, ces armes proviendraient des Emirats arabes unis « , écrit M. Delhaye.

En mars 2013, d’autres fusils de fabrication belge ont été recensés par Le Vif/L’Express dans la province d’Alep, en Syrie. Sur la base d’interviews réalisées avec des officiers rebelles, il semblerait que les armes belges présentes dans la région suivent un circuit plus organisé, suggérant un soutien officiel à la rébellion. Ceci contraste avec les chaînes d’approvisionnement que nous avons documentées en septembre dans la province d’Idlib. Au lieu de devoir acheter eux-mêmes les fusils belges sur le marché noir, les rebelles syriens affiliés au Conseil militaire d’Alep disent recevoir directement leurs armes de ce dernier.

Ni le ministère de la Défense des Emirats arabes unis, ni l’ambassadeur du pays en Belgique – en visite au parlement wallon le 6 février dernier – n’ont donné suite à nos questions.

Au Sénat, en janvier 2013, Didier Reynders a affirmé que les livraisons belges de fusils FAL aux pays du Golfe étaient  » antérieures à l’adoption de la loi de 1991 sur l’exportation d’armes et à l’arrêté royal de 1993 « , et n’étaient donc  » pas soumises à l’obligation de non-réexportation « .  » La présence de ces armes ne remet donc pas en question notre système actuel de contrôle des exportations « , a conclu le ministre. Pourtant, un briefing préparé par le ministère des Affaires étrangères à l’attention de l’ambassadeur belge en Libye, datant du 6 décembre 1977, que nous avons pu consulter, spécifie qu’un certificat de non-réexportation est demandé lorsque des exportations d’armes belges doivent avoir lieu. Des certificats d’utilisateurs finaux, datant d’avant 1991, contiennent également ce type de clause, qui semble être d’usage pour tous les contrats.

Fédéral et Région se renvoient la balle

Pour les armes vendues avant 2003 – date de la régionalisation de la compétence -, le gouvernement wallon renvoie vers le fédéral qui, de son côté, dit ne plus être compétent. Rudy Demotte indiquait en effet au parlement régional, en février 2013, qu' » aucune arme exportée récemment par la Région wallonne ne semble avoir été détournée vers la Syrie « , ajoutant que  » les armes dont la presse fait mention ont probablement été exportées avant 1991, c’est-à-dire avant l’adoption de la loi belge en vigueur actuellement et, en tout état de cause, avant le Code de conduite européen (de 1998) et la Position commune (de 2008) « .

En outre, le ministre-président a une nouvelle fois confirmé récemment au parlement que  » les demandes de licence vers les pays évoqués sont, bien évidemment, toujours traitées avec une extrême prudence.  » Rudy Demotte – qui réclamait fin février 2011 un embargo européen contre la Libye – ne semblait pas, alors, croire que les pays qui ont détourné vers des utilisateurs non-autorisés des armes belges produites lorsque la Région n’était pas encore compétente risquaient de détourner les armes wallonnes dans les années à venir.

Le risque de détournement minimisé

 » Etant donné les preuves claires de réexportations, il semble incroyable que la Belgique puisse estimer qu’il n’y ait pas de risques de détournement. Ou bien la Belgique ne prend pas en compte toutes les informations, ou bien elle décide d’en ignorer une partie « , affirme Sarah Parker, chercheur au Small Arms Survey, une organisation indépendante basée à Genève.  » Il devrait apparaître clairement aux autorités belges qu’il y a eu un détournement d’armes en violation d’un embargo et vers des utilisateurs finaux non-autorisés. Il y a donc un risque de détournement qui devrait mener à un refus d’autoriser l’exportation de nouvelles armes vers les destinations en question. C’est le choix qui devrait être pris, sur la base des preuves présentées.  » Mme Parker ajoute :  » Les autorités belges ont choisi de ne pas utiliser les éléments qui leur sont présentés, préférant attendre une enquête officielle des Nations Unies ou d’Interpol. Je dirais donc qu’elles n’appliquent pas le devoir élémentaire de précaution à leurs exportations d’armes.  »

Réagissant aux informations du rapport du Groupe d’experts de l’ONU, Rudy Demotte indique que celles-ci  » seront évidemment prises en compte dans l’analyse des demandes d’exportation vers les pays concernés « .  » Le fait que la communauté internationale et l’Otan aient soutenu les rebelles libyens n’était pas une autorisation de violer l’embargo « , ajoute le ministre-président.  » A ce stade, il faut aussi remarquer que ni l’ONU ni l’Union européenne n’ont adopté de mesure générale à l’encontre des pays cités dans le rapport « .  » Cela dit, conclut Rudy Demotte, l’ensemble de la région est considérée comme zone sensible et, dès lors, chaque dossier est examiné de manière particulièrement attentive.  »

En Région wallonne, les critères sur lesquels se base l’estimation d’un risque de détournement sont confidentiels. Même les membres de la sous-commission du parlement wallon chargée de contrôler les licences d’exportations d’armes ne les connaissent pas. Cette sous-commission et le parlement régional n’exercent de toute façon qu’un contrôle a posteriori, et le pouvoir décisionnaire et discrétionnaire reste concentré entre les mains du ministre-président, Rudy Demotte. In fine, c’est lui qui décide si un pays est problématique. C’est lui qui décide s’il y a un risque de détournement.

DAMIEN SPLEETERS

 » La Libye est devenue une source importante et attractive d’armes dans la région  »

 » Les autorités belges n’appliquent pas le devoir élémentaire de précaution à leurs exportations d’armes  »

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