L’Eglise espagnole face à ses pédophiles

Les révélations d’abus sexuels par des ecclésiastiques se succèdent en Espagne. Mais la hiérarchie catholique, qui a longtemps imposé la loi du silence, répugne encore à admettre l’ampleur du phénomène

La scène est champêtre. Une nuée de garçons en short s’ébat dans la campagne. Les élèves de l’internat sont de sortie. Certains jouent au foot dans le pré, d’autres plongent dans la rivière. Ailleurs, un petit groupe chante. L’un des prêtres accompagnateurs de la virée au grand air appelle l’un des gamins à la voix claire et l’entraîne à l’écart de ses camarades. Rien d’anormal, a priori. Si ce n’est la détresse dans le regard de l’enfant qui sait ce qui l’attend.

Le film d’Almodovar tombe comme la foudre, au moment où l’Eglise espagnole est occupée à éteindre les incendies qui éclatent à travers le pays. Alors que, depuis quelques années, partout en Europe et outre-Atlantique, l’Eglise catholique est perturbée et salie par des scandales (voir l’encadré page 76), l’Espagne aura été l’un des derniers pays à opposer un silence farouche aux rumeurs. Pourtant, à Peñarroya, un village près de Cordoue, en Andalousie, un curé vient d’être condamné à onze ans de prison pour avoir abusé de six petites filles âgées de 8 à 10 ans : il leur touchait les parties intimes pendant qu’il les confessait. Un curé de Pontevedra, en Galice, vient aussi de voir alourdir sa peine par la Cour suprême û de quinze à vingt et un ans û car, professeur de religion dans un collège, il avait pratiqué non seulement des attouchements, mais aussi des viols sur les enfants de ch£ur, dans la sacristie et au cours d’un voyage à Fatima. L’an dernier, un prêtre de 70 ans a été condamné à dix ans pour avoir violé une fillette, depuis les 5 ans de celle-ci jusqu’à ses 13 ans. Le dernier scandale en date vient d’éclater en mars à Aluche, une banlieue populaire de Madrid, où un curé est mis en examen pour avoir abusé pendant les activités de cathéchisme de deux garçons âgés de 10 et 12 ans. La hiérarchie religieuse s’est contentée de préciser que le curé d’Aluche avait agi au cours de relations privées maintenues avec les familles et non pas dans le cadre de ses activités sacerdotales. Le prêtre soupçonné, lui, a discrètement été muté.

 » Il y a plus d’une centaine de cas comme ceux-là en Espagne, raconte Pepe Rodriguez, auteur du livre Pederastia en la Iglesia catolica (Ediciones B), qui a enquêté pendant des années sur le sujet.  » On n’en parle jamais, parce que tout est étouffé dans l’£uf. Les parents qui s’inquiètent se heurtent aux dénégations de la hiérarchie religieuse et subissent toutes les pressions possibles. Les ecclésiastiques ayant essayé de dénoncer de tels agissements ont été sanctionnés, exilés dans de lointains pays d’Amérique latine ou privés de leur poste de professeur. Tout est fait pour délégitimer leur parole.  »

Seules quelques affaires commencent à être révélées. Une discrétion paradoxale dans un pays par ailleurs très sensibilisé à la violence conjugale, où les assassinats de femmes font les gros titres des journaux. La lutte contre la  » violence machiste  » vient d’être décrétée grande priorité du nouveau gouvernement socialiste. Les enfants compteraient-ils moins ?  » Non, la différence, c’est le poids social de l’Eglise catholique dans ce pays, souligne Pepe Rodriguez. En Espagne, la moitié des établissements scolaires sont aux mains d’institutions religieuses. Dans les collèges où surgissent des affaires, il y a peu de mobilisation sociale. Les parents d’élèves préfèrent croire le directeur de l’école affirmant qu’il s’agit d’affabulations sans importance, plutôt que les enfants victimes.  » Même lors de procédures judiciaires, rares sont les prêtres condamnés qui purgent leur peine en prison :  » Tout juste certains y ont-ils passé quelques jours au moment de l’enquête, rappelle-t-il. Couverts par leur hiérarchie, la plupart continuent leur rôle d’éducateurs, en douce, ailleurs.  »

C’est ce qui a bien failli arriver dans le village andalou de Peñarroya : les fidèles ont fait front pour soutenir leur curé condamné pour abus de mineurs. Une pétition de demande de grâce a fait le plein de signatures. Le jour où la sentence a été confirmée en appel, l’évêque, lui, a confirmé le curé dans ses fonctions. Il a fallu la mobilisation énergique d’un groupe de mères de famille, furieuses à l’idée que l’homme continue de donner des cours de catéchisme, pour que l’évêque le suspende de ses activités pastorales.

Des indemnités de dissuasion

A Aluche, près de Madrid, Antonio Sanchez Mato et un groupe de 25 autres laïcs ont constitué le collectif Iglesia sin abusos (Eglise sans abus), pour essayer de briser le mur derrière lequel se barricadent les autorités ecclésiastiques. Chrétiens militants, engagés dans la paroisse, ils avaient été alertés par les parents des victimes. Pendant un an, ils ont tenté sans succès d’être entendus par la hiérarchie catholique : ils ont trouvé porte close. Ce sont eux qui, finalement, ont décidé de mener l’affaire en justice.  » En tant que responsable de catéchèse, j’étais en contact fréquent avec le vicaire, raconte Antonio Sanchez Mato. Il a cessé de me recevoir du jour au lendemain. Tout le groupe qui a tenté de poser des questions a été marginalisé de la paroisse.  » Choqué, il essaie de comprendre :  » Ce que nous demandons, c’est une enquête. Car la justice est la même pour tous. Si la hiérarchie protège cet homme, elle est responsable. Il a agi en s’abritant derrière sa fonction de prêtre pour agresser des mineurs vulnérables.  » D’ailleurs, si ce n’était pas le cas, pourquoi l’Eglise aurait-elle financé en catimini l’aide psychologique aux enfants victimes ? Pendant que certains évoquent des indemnisations versées aux familles pour les dissuader d’aller au procès, un communiqué de l’archevêque de Madrid, Antonio Maria Rouco Varela, affirme au contraire que  » l’Eglise a toujours agi avec une exquise transparence, cherchant le bien des personnes impliquées et l’administration normale de la justice « .

 » La hiérarchie religieuse couvre ses prêtres et laisse les enfants sans défense, alors que les agresseurs profitent de leur fonction religieuse, dénonce le théologien Juan José Tamayo, voix dissidente du catholicisme espagnol. Il est plus simple d’occulter les faits que d’ouvrir un réel débat en profondeur sur l’Eglise et la sexualité. Même s’il n’y a pas de relation de cause à effet directe entre le célibat imposé des prêtres et les agressions sexuelles sur des mineurs, on ne peut pas continuer à nier que cela fait partie du même problème. Il est temps d’aborder sereinement la question du célibat facultatif des prêtres.  » Mais le débat, réclamé par une partie du clergé espagnol û et mondial û ne semble pas encore inscrit à l’ordre du jour du Vatican.

Cécile Thibaud

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