Le retour en grâce des émotions
Les scientifiques s’accordent à dire que nos émotions traînent une image négative et indûment étriquée, qui ne fait pas justice à leur portée réelle. Elles vont en effet bien au-delà des sentiments et sont même bénéfiques à notre fonctionnement.
Quand on dit d’une personne qu’elle est émotive ou se laisse mener par ses sentiments, c’est rarement un compliment. Le plus souvent, c’est une manière de laisser entendre qu’elle ne se maîtrise pas, qu’elle n’a pas les idées claires et que son fonctionnement s’en trouve affecté. « Pourtant, il est rare que nous soyons vraiment les victimes impuissantes de nos émotions au point d’en perdre tout contrôle », commente Ad Vingerhoets, professeur émérite dans le domaine des émotions et du bien-être à l’université de Tilburg, aux Pays-Bas. « Dans l’immense majorité des situations, elles nous aident justement à mieux fonctionner! Car les émotions vont bien au-delà de simples sentiments, alors que les médias populaires, en particulier, ont encore souvent tendance à les confondre. Les scientifiques voient plutôt les émotions comme des comportements ayant une fonction: en général, elles s’accompagnent d’intentions qui ont tout leur sens. En d’autres termes, elles guident judicieusement nos comportements et nous aident à choisir dans une situation donnée, la réaction la mieux adaptée au contexte. Cela ne tient pas uniquement au fait que nous les ressentons, mais aussi et peut-être surtout au fait qu’elles s’expriment chacune, d’une manière propre. »
Une importance vitale
L’expression de nos émotions passe principalement par notre visage, notre posture, notre gestuelle, le contenu et la forme de notre discours et une foule de réactions corporelles. « La peur s’accompagne par exemple d’un afflux se sang vers les muscles et d’une accélération du pouls et de la respiration. L’émotion nous prépare ainsi physiquement à l’action – comprenez, au combat ou à la fuite. La honte aussi est bien plus qu’une émotion qui dérange: en rougissant et en nous faisant littéralement aussi petits et humbles que possible, nous augmentons les chances d’être pardonnés. »
Pour nos lointains ancêtres, ces modifications du comportement étaient parfois vraiment une question de survie, dans un monde où le danger était omniprésent et où ils ne pouvaient pas se permettre d’être rejetés par le groupe après un écart de conduite. De nos jours, il est évidemment peu fréquent de se trouver nez à nez avec une bête féroce et la vie en groupe n’est plus indispensable à la survie. Nombre d’émotions qui trouvent leur origine dans des facettes majeures de notre évolution restent néanmoins essentielles à notre fonctionnement, même si leur utilité n’est pas toujours immédiatement apparente. La tristesse, par exemple, peut sembler de prime abord une émotion dont on se passerait bien. « Pourtant, la tristesse, c’est aussi l’autre face de l’amour. Sans affection, pas de chagrin… et qui voudrait vivre sans amour? , relève Ad Vingerhoets. La tristesse s’accompagne aussi d’une expression faciale caractéristique voire de larmes, qui signalent aux autres que vous auriez bien besoin d’aide ou de soutien. Nous sommes par nature des êtres sociaux, qui dépendent largement des autres pour se sentir bien et fonctionner correctement. »
L’art de la colère
L’intelligence émotionnelle serait même plus déterminante que les facultés cognitives pour prédire le bonheur et les chances de réussir sa vie ou sa carrière. Il s’agit de la capacité à reconnaître et à comprendre ses propres émotions et celles des autres pour y réagir de manière adéquate. « Cette réaction doit donc être adaptée à la situation, intervenir au bon moment et être en proportion à l’événement. Mal maîtrisées, certaines émotions peuvent en effet aussi nous causer bien des déboires. Ainsi, la colère peut virer à l’agressivité – et c’est vraisemblablement en partie cela qui explique qu’elle a, de toutes nos émotions, le plus gros problème d’image. Pourtant, dans les faits, cela n’arrive que dans 10% des cas ; le plus souvent, l’énergie qu’elle libère est dirigée vers d’autres comportements, souvent positifs, comme des actions pour lutter contre les injustices. Ces dernières sont d’ailleurs l’un des principaux déclencheurs de colère au travail ; d’ailleurs, pour un patron, la colère d’un employé devrait toujours être un signal qui doit être reconnu et pris en compte. Réprimer sa colère, c’est s’exposer au risque de voir les problèmes s’envenimer. Tout l’art sera de l’exprimer d’une façon adaptée. Ce n’est pas pour rien que les grands chamboulements dans les entreprises ou dans la collectivité sont généralement provoqués par des individus indignés et en colère, mais capables de maîtriser et de réguler cette émotion. »
Dysfonction émotionnelle
Il est donc absolument faux de prétendre que nos émotions entravent notre bon fonctionnement et que nous nous porterions mieux sans elles. Pour prendre un exemple extrême, on peut citer l’histoire de Phineas Gage qui remonte déjà au XIXe siècle: cet employé des chemins de fer américain a eu la tête perforée par une barre de métal lors d’une explosion. S’il a survécu à l’accident, le traumatisme a complètement émoussé ses facultés émotionnelles. Après avoir subi des dommages au niveau de la zone du cerveau qui intervient dans la perception et la régulation des émotions, il a en outre commencé à présenter des comportements inadaptés et asociaux au point de perdre tout ce qu’il aimait, justement parce qu’il n’aimait plus rien. « En simplifiant, on pourrait dire qu’il était devenu indifférent à tout et que ses actions et comportements ne faisaient donc plus intervenir aucune émotion », conclut Ad Vingerhoets.
Même une atteinte beaucoup moins extrême de la capacité à ressentir, exprimer ou comprendre les émotions – du fait d’un trouble du spectre de l’autisme ou d’une grave dépression – peut déjà avoir un impact significatif. Lorsque nous ne sommes pas en mesure de déployer, dans les situations du quotidien, tout le subtil éventail des expressions émotionnelles, nous pouvons être perçus comme antipathiques voire franchement sinistres, comme l’a très bien démontré l’expérience dite « du visage impassible ». « Les chercheurs ont demandé à des mamans d’interagir d’une façon normale avec leur bébé, en agitant un hochet et en gazouillant avec lui. Sur un signe de l’investigateur, elles adoptaient ensuite soudain une expression figée et cessaient complètement de réagir. Les petits s’en trouvaient presque immédiatement décontenancés et commençaient à pleurer. Les émotions représentent donc dès notre plus jeune âge un mode majeur de communication et d’interaction sociale. Elles sont indispensables à notre bien-être et à notre fonctionnement. Accordons-leur donc le crédit qu’elles méritent! »
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