Le livre du soupçon

Dans French Corruption (Stock), deux journalistes du Monde font parler Didier Schuller, qui fut un homme clé des  » affaires  » du département des Hauts-de-Seine. Ils mettent en cause Patrick Balkany ou Jacques Chirac, et laissent entendre que Nicolas Sarkozy aurait pu bénéficier d’un compte en Suisse. Entretien avec les auteurs de cet ouvrage qui fera à coup sûr polémique.

Voici un livre qui devrait faire du bruit. La plume des deux auteurs de French Corruption (Stock), Fabrice Lhomme et Gérard Davet, journalistes au Monde, risque de gratter plusieurs figures de la droite, dont deux ex-présidents, Jacques Chirac (1995-2007) et Nicolas Sarkozy (2007-2012). L’un et l’autre ne sont pas épargnés dans cette enquête qui décortique les relations adultères entre la politique et l’argent. Au coeur du récit, le (riche) département des Hauts-de-Seine et le destin d’un homme au parcours trouble, Didier Schuller, conseiller général en 1994, mêlé à un scandale lors de la campagne présidentielle de 1995.

Mais le moment fort de l’ouvrage est la mise en cause de Nicolas Sarkozy. Les auteurs évoquent en effet l’existence d’un compte suisse, dont aurait bénéficié l’ex-chef de l’Etat, en liaison avec un gestionnaire de fortune helvétique à la réputation sulfureuse, Jacques Heyer.

Pour l’ancien locataire de l’Elysée, ce livre marque l’ouverture d’un nouveau front, alors qu’il vient d’obtenir un non-lieu dans l’affaire Bettencourt. Plusieurs témoins cités dans French Corruption, dont un magistrat suisse et un policier français, rapportent – sans élément décisif – ce soupçon d’argent non déclaré. Marc Francelet, un ancien journaliste réputé pour quelques coups tordus, narre quant à lui une remise de grosses coupures de Nicolas Sarkozy, à l’époque où il était maire de Neuilly, à Jacques Heyer. Francelet affirme avoir été le témoin indirect de cette scène, et avoir vu l’enveloppe contenant l’argent.

L’absence de preuves incontestables et le silence d’Heyer empêchent toutefois la démonstration d’être convaincante. Les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, puisque, après avoir recueilli les fermes dénégations de l’avocat de Sarkozy, Me Thierry Herzog, ils se refusent à affirmer l’existence de ce présumé compte Sarko, tout en lui consacrant plusieurs pages.

Pour justifier ce paradoxe, ils invoquent la  » prise de risque  » propre au journalisme d’investigation. Une position qui fera sans doute question. Car les  » risques  » encourus par les personnes mises en cause demeurent, toujours plus grands, tant pour leur réputation qu’à l’égard de la justice. Le débat est ouvert.

Pourquoi avoir choisi de recueillir les confessions de Didier Schuller, l’un des protagonistes des scandales mêlant argent et politique dans la France des années 1990, qui, en vingt ans, a tout connu, l’ascension, l’exil, la prison puis l’oubli ?

Fabrice Lhomme : Le hasard est à l’origine de notre projet. En 2008, j’ai croisé Didier Schuller chez son avocat, que j’étais venu voir pour un autre dossier. J’avais connu Schuller dans les affaires des Hauts-de-Seine. J’ai pensé qu’il serait intéressant qu’il se raconte vraiment dans un livre, sans rien cacher de cette époque dont il savait presque tout. Je suis bien tombé, puisqu’il avait lui aussi cette envie. Nous avons commencé une série d’entretiens, mais j’ai senti qu’il mettait le pied sur le frein dès qu’il s’agissait d’aborder des faits récents.

Gérard Davet : Il a fallu attendre le printemps 2012 pour qu’il aille plus loin. Après la défaite de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, j’ai constaté chez lui une véritable inflexion, comme s’il se libérait d’un poids, d’une forme de retenue. Nous avons passé un accord : il nous disait tout, mais nous, nous vérifiions soigneusement chaque information, et il ne relisait pas le livre avant publication.

Vous dévoilez la probable existence d’un compte suisse de Nicolas Sarkozy. Comment avez-vous abouti à cette découverte explosive pour lui ?

F. L. : Ce n’est pas exactement ce que nous écrivons. Dans les Hauts-de-Seine, Didier Schuller a suivi toute l’ascension du maire de Neuilly, devenu ensuite ministre et président. Certes, il n’était pas au nombre de ses intimes, mais, si j’ose dire, il était intime avec ses intimes, Patrick Balkany et Thierry Gaubert, deux hommes qu’il connaît par coeur. Par leur intermédiaire, Didier Schuller a eu connaissance de ce que faisait ou ne faisait pas Sarkozy. Il lui est aussi arrivé de passer un week-end avec lui. En fait, nous sommes partis des liens éventuels entre le gestionnaire de fortune suisse Jacques Heyer et l’ex-président. Schuller affirme d’ailleurs que c’est Sarkozy qui lui a glissé le nom d’Heyer pour s’occuper de son propre argent en Suisse. En menant l’enquête, nous avons confirmé l’existence d’une société panaméenne baptisée Corum. En 1995, après la fuite de Didier Schuller aux îles Bahamas, un compte nommé Jungle, notamment approvisionné par Corum, accueille une partie de l’argent du fugitif pour lui assurer des moyens d’existence dans son exil. Or nous avons découvert que Corum avait été créée dès 1989 avant d’être désactivée et que de l’argent non identifié avait transité sur ce compte. Notre enquête démontre que des policiers et des magistrats ont acquis la conviction que Corum pourrait avoir appartenu à Nicolas Sarkozy. Le juge suisse de l’affaire Heyer que nous avons interrogé évoque ses soupçons :  » Le nom de Sarkozy est apparu, c’est ce qu’on m’avait confié à l’époque, mais je n’ai pas pu aller plus loin « , nous dit-il. Un policier français, dont nous avons recueilli le témoignage, abonde aussi dans ce sens.

Avez-vous des éléments sur l’origine éventuelle de cet argent ?

G. D. : Un autre témoin, l’ancien reporter Marc Francelet, nous a indiqué qu’Heyer était bien le gestionnaire de l’argent de Sarkozy. Il raconte avoir accompagné ce même Heyer une fois à la fin des années 1980 à la mairie de Neuilly, où le Suisse serait allé récupérer des grosses coupures auprès de Nicolas Sarkozy. Francelet affirme que le gestionnaire de fortune lui avait montré l’enveloppe contenant les billets.

Les accusations portées à l’encontre de l’ancien chef de l’Etat sont très graves. Estimez-vous avoir des preuves suffisantes pour le mettre en cause ? Avez-vous le numéro du compte supposé, le montant des sommes versées ?

F. L. : Encore une fois, nous n’écrivons pas que la société Corum bénéficiait à Sarkozy, puisque nous ne disposons pas de preuve absolue. Nous n’écrivons pas :  » Nicolas Sarkozy a un compte en Suisse.  » En revanche, c’est une certitude, des policiers, des magistrats, des journalistes ont convergé à un moment sur une piste Sarkozy. C’est cette traque que nous décrivons. Vous savez, dans les années 1990, le dossier Heyer était un serpent de mer politico-financier. Nous avons voulu crever l’abcès du soupçon. Mais nous ne sommes pas pour autant totalement conclusifs.

G. D. : Il aurait été abusif de dire : il a un compte. Mais encore une fois des juges, des policiers en sont persuadés. Nous avons enquêté sur l’enquête. Et montré à quel point, au passage, ces journalistes ou magistrats avaient le même espoir : faire tomber Sarkozy.

Sur ce point, la crédibilité de vos deux principaux témoins, Didier Schuller et Marc Francelet, peut être mise en doute, puisque le premier n’avait rien dit de tel lorsqu’il avait été entendu par les juges, et que le second pâtit d’une réputation sulfureuse. En outre, vous n’avez pas pu rencontrer Jacques Heyer. L’absence de preuve décisive ne risque-t-elle pas de vous nuire ?

G. D. : Marc Francelet, je n’ignore rien de sa réputation d’intermédiaire, lobbyiste, ayant eu des démêlés avec la justice. D’une certaine manière, ce pourrait être un témoin d’immoralité. Cependant, tout ce qu’il nous dit est corroboré par ce que nous savons déjà au moment où nous le rencontrons. Aucune source n’est parfaite. Quant à la scène de la remise d’argent, il nous la raconte à plusieurs reprises, à chaque fois de façon très précise. Il l’avait d’ailleurs déjà quasi fait dans un autre livre.

F. L. : Nous avons aussi rassemblé d’autres éléments qui nous ont été livrés à condition de ne pas dévoiler l’identité de leur auteur. Au fil de l’enquête, nous avons acquis la conviction que les témoins étaient solides. Nous avons tous les deux une longue expérience des affaires sensibles, et l’habitude d’évaluer la crédibilité des personnes interrogées. L’idée n’est pas de se comporter en procureurs, de dire que la justice devrait enquêter, mais de restituer le fruit de nos investigations. J’insiste : lorsque nous n’avons pas de preuve irréfutable, nous nous refusons à conclure.

D’autres figures de la vie politique sont évoquées. Vous parlez notamment des valises de billets de Jacques Chirac, d’une société-écran de Patrick Balkany au Liechtenstein… Jouez-vous l’air du  » tous pourris  » ?

F. L. : Nous avons eu du mal à arracher à Didier Schuller cette confidence sur Jacques Chirac, manipulant des espèces en sifflotant La Marseillaise. Jusqu’au bout, il a voulu protéger l’ancien président, pour lequel il a beaucoup de respect. Avec Balkany, ce n’est pas la même chose. Schuller a eu le sentiment que son ami le prenait pour un imbécile, lorsqu’il a décidé d’être candidat aux municipales à Clichy. C’était une erreur psychologique majeure de la part de Balkany. Du coup, pour la première fois, Schuller l’a accusé, documents à l’appui, d’avoir touché de l’argent d’entreprises sur des comptes à l’étranger. Pour ce qui est du  » tous pourris  » dont vous parlez, nous ne sommes pas du tout dans cette optique. De nombreux hommes politiques sont honnêtes, heureusement.

Pensez-vous que votre enquête puisse avoir des suites judiciaires ?

G. D. et F. L. : Un procureur peut s’en saisir. Car les possibilités de vérification reviennent désormais à la justice.

Propos recueillis par Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut

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