Le goût de Rome

Sublime et oisive, grandiose et intime, la capitale italienne garde son lustre dans la crise. Malgré ses états d’âme et sa nonchalance, elle n’a pas fini de faire parler d’elle. Des richesses culturelles à l’art de vivre et à la gastronomie, redécouverte d’une Ville éternelle toujours actuelle.

On a toujours tort d’oublier Rome. Sous prétexte que des masses de pèlerins en sandales s’y pressent béatement pour recevoir une bénédiction, que des millions de touristes y laissent couler leur glace sur leurs doigts et leurs pieds, que des légions de motocyclettes troublent les instants les plus romantiques, on ne saurait renoncer au charme sans limite de la Ville éternelle. Dans une Italie en pleine crise, Rome offre plus que jamais à tout visiteur les joies consolatrices de la contemplation, des promenades toujours surprenantes, les délices de nouvelles gourmandises picorées dans les ruelles, l’observation de véritables acteurs que sont les habitants de ce théâtre géant. Un désuet Americano, parfaitement servi, avalé à petites gorgées en contemplant la façade d’une église, dont on ne retiendra pas le nom, suffit à comprendre que ce qui se produit entre ces sept collines tient à un art de vivre unique, qui absorbe tous les drames et revient toujours à célébrer le plaisir.

Depuis près de trois millénaires, une superposition miraculeuse de sédiments culturels d’une fertilité inégalable conforte cette métaphore de l’humanité. Prenez le Colisée, cirque dont la renommée rayonnait de l’Atlantique au Caucase. Il est la construction la plus emblématique de la Rome antique et fut sans doute le plus grand lieu d’extermination de l’Antiquité : lors de son inauguration, qui dura cent jours, en l’an 80, on y sacrifia 5 000 fauves et 2 000 gladiateurs y laissèrent leur vie, versant des flots de sang. Très vite, des milliers de martyrs chrétiens y finirent dévorés par des bêtes sauvages. Au point que de petits cabochons, insérés dans les colonnes du cirque au temps des papes, et toujours visibles aujourd’hui, offrent  » une année d’indulgence plénière  » à ceux qui se recueillent sur place. En 2014, c’est la marque Tod’s qui, pour la somme astronomique de 25 millions d’euros, se charge généreusement de restaurer l’édifice. Aujourd’hui, Chateaubriand ne pourrait plus écrire comme il le fit en son temps :  » Rome sommeille au milieu de ces ruines « , ni James Joyce comparer la cité à une  » femme cadavérique « .

Mais Rome se prélasse, sans aucun doute, dans cet écrin de pierre ciselée d’où surgissent mille dômes et clochers, des colonnes antiques, des pins insolites et bienvenus, l’inévitable  » machine à écrire  » du Vittoriano, monument de marbre blanc érigé à la gloire de Victor-Emmanuel II et de l’unité italienne. Dans ce décor éblouissant se détachent, trop souvent méconnus, des bosquets perchés où il fait bon prendre un peu de hauteur pour admirer les crépuscules dorés (voir les balades de Carla Bruni, page 52). C’est précisément dans le jardin du Janicule, qui surplombe le quartier chic et bobo du Trastevere, que débute le film, déjà culte, de Paolo Sorrentino La Grande Bellezza (2013) : un touriste japonais, en admiration devant le panorama qui s’étend sous ses yeux, s’effondre et perd connaissance. Suit l’errance douce et stérile d’un bourgeois romain, Jep Gambardella, sympathique et oisif, qui parcourt Rome en allant de fêtes en terrasses, traverse palais et galeries, contemple les couchers de soleil et frôle des femmes sublimes, sans rien en faire, sans rien faire de sa vie. Cette magnifique fiction saisit l’aveuglante beauté d’une ville où, finalement, on peut mener toute une vie entre les statues d’albâtre et les bronzes antiques sans qu’il ne se passe rien dans sa propre existence.

Le temps est suspendu entre le Forum et le dôme, immanquable, de Saint-Pierre. L’auteur du récit qui a servi de trame au film, le talentueux écrivain Raffaele La Capria, Napolitain, aujourd’hui Romain d’adoption, décrit ce bonheur en forme de suave malaise et regrette que la ville ne soit plus dévolue qu’à l’indolence.  » Les murs parlent encore, raconte-t-il, mais plus pour porter l’imagination au pouvoir, pour inviter à faire l’amour et pas la guerre ; ils parlent le langage stupide des fractions, celui, solitaire, du fou, celui, obscène, de l’exhibitionniste.  » Rome a le goût d’un verre d’Amaretto, sucré avec un fond d’amertume, et ses habitants, parfois  » abrutis de beauté « , selon l’expression d’un guide touristique entendue au passage, ne voient guère ce qui les entoure.  » Les meilleurs des Romains sont les touristes « , se désespère Jep dans La Grande Bellezza. Ce qui fait dire au brillant écrivain Alessandro Piperno que  » Rome se donne à tous, comme une prostituée  » (voir l’interview page 53). Dans une des délicieuses trattorias que fréquentent les autochtones, la Fiaschetteria Beltramme, via della Croce, tout près de la place d’Espagne, Jacqueline, la patronne, résume ce sentiment :  » J’ai parfois envie de pleurer devant la beauté de ma ville, confie-t-elle, mais aussi en voyant ce que deviennent ses habitants, qui n’ont plus rien à se dire entre eux.  »

Tout cela s’explique, si l’on en croit Giuliano Ferrara, charismatique rédacteur en chef du journal Il Foglio.  » Rome est le symbole du manque de mobilité sociale de l’Italie, résume-t-il. C’est une cité conservatrice, avec un pape qui change de temps en temps et un maire qui reste un personnage politique secondaire depuis la fin de la Démocratie chrétienne. A maints égards, elle est à la traîne du pays et constitue le conservatoire du passé politique italien. Et le caractère éternel de la ville ne laisse pas prévoir de grands changements !  » Sauf que, dans cette potenza culturale inconsapevole (puissance culturelle inconsciente) qu’est l’Italie, Rome est le point fixe du rayonnement.

Le pape François, meilleur promoteur de la cité

Magnifique spectacle que ces parlementaires, sûrement les mieux habillés de toute l’Europe, qui se fraient un passage entre les groupes de touristes, à l’heure du déjeuner, pour rejoindre leur table préférée. Palais Montecitorio (Chambre des députés), palais Madama (Sénat) et palais Chigi (bureau du président du Conseil des ministres) sont éloignés les uns des autres de quelques pas et offrent le spectacle piétonnier de la politique qui se discute en déambulant entre l’admirable colonne de Marc-Aurèle et l’impressionnant Panthéon. Dans cette capitale d’un pays sans Etat, où la fonction publique est de loin le premier employeur, on ne se préoccupe guère de formalisme. Etonnante nonchalance (sprezzatura), que le diplomate Baldassare Castiglione, définit dès le XVIe siècle comme l’attitude par excellence de l’homme de cour.  » La sprezzatura romaine, analyse finement Marina Valensise, directrice du Centre culturel italien de Paris, est la seule manière de cohabiter avec tant de beauté sans devenir fou.  »

Rome est pourtant reine, celle du monde chrétien.  » Il faut voir le pouvoir spirituel, poursuit Marina Valensise, comme l’héritier et le continuateur de l’Empire romain. Ce qui nous détermine toujours inconsciemment, c’est ce legs historique toujours vivant, contrairement à Athènes. C’est pourquoi chaque génération redécouvre Rome différemment. On a tort de se lamenter : Rome est le centre de production actif d’un bien immatériel, qui est le goût de la vie. A la fin des années 1950, Fellini filme la douceur hypnotique dans La Dolce Vita ; aujourd’hui, c’est Paolo Sorrentino qui tisse une nouvelle fibre avec La Grande Bellezza.  » Ajoutons-leur le pape François, meilleur promoteur de Rome en ce moment, qui a commencé son pontificat par ce mot historique :  » Buena sera !  » (Bonsoir). Il a, lui aussi, démontré la force d’attraction de la Ville éternelle en confiant récemment, dans un sourire, qu’il lui faut, depuis qu’il est à Rome, être  » un po’ furbo  » (un peu rusé).

Par Christian Makarian

Depuis près de trois millénaires s’opère ici une superposition miraculeuse de sédiments culturels d’une fertilité inégalable

 » La sprezzatura, cette nonchalance romaine, est la seule manière de cohabiter avec tant de beauté sans devenir fou  »

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