Le génocide revisité

Dans Noires Fureurs, Blancs menteurs (Mille et Une Nuits), Pierre Péan propose une relecture troublante de ce qu’il appelle la  » vérité officielle  » sur le génocide de 1994. Il s’en explique au Vif/L’Express

Le 6 avril 1994, un missile sol-air pulvérise le Falcon 50 du président rwandais Juvénal Habyarimana. L’attentat, qui lui coûtera la vie ainsi qu’à son homologue burundais, déclenche un génocide fatal à près de 1 million de Tutsi et de Hutu réfractaires à la dérive ethnique du régime. Dans un livre d’ores et déjà très controversé, Pierre Péan prétend éclairer les zones d’ombre de la vérité officielle. Il évoque la responsabilité des rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR) et de leur chef, Paul Kagamé, dans le crash, l’ampleur des représailles exercées par le nouveau pouvoir contre les Hutu, et dénonce le  » mauvais procès  » fait à la France, accusée, à tort selon lui, de complicité.

Que vous le vouliez ou non, cet ouvrage vous vaudra de figurer dans les rangs des  » révisionnistes  » du génocide, en exécrable compagnie. Comment sortir du piège ?

E Je l’indique dans un avertissement au lecteur, non publié : je sais que je serai classé, au mieux parmi les révisionnistes, au pire chez les négationnistes. Mon espoir étant de ne figurer que dans la première catégorie. Ce que j’assume, car, lorsque l’Histoire est à ce point truquée, la seule façon de reprendre le chemin de la vérité, c’est de la réviser. Mon intention est bien de procéder à une relecture des faits. Je ne nie pas ce qui s’est passé. Je ne remets pas en question le génocide des Tutsi. Je le replace dans une histoire dont j’explore la face cachée.

La vérité officielle serait-elle pur mensonge ?

E Mon but est de rééquilibrer la vision de cette tragédie. Si ce livre peut déclencher de nouvelles enquêtes à partir de l’attentat qui fut fatal au président rwandais Juvénal Habyarimana et à son homologue burundais, tant mieux. Je veux aussi montrer que cet attentat n’est que l’un des épisodes du processus de conquête du pouvoir amorcé dès 1990 par le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé.

Pourquoi vous attardez-vous tant sur Jean Carbonare, ancien président de l’association Survie ?

E Parce que son impact, celui de ses larmes télévisées, a été bien plus important qu’on ne l’imagine. Jusqu’à déstabiliser alors l’entourage de François Mitterrand. Car, au début de 1993, c’est fini. La France a décidé de quitter le Rwanda et de passer le relais à l’ONU. Elle y reviendra dans un autre contexte. En France, le mot  » génocide « , dès qu’il apparaît, tétanise bien des acteurs clefs du dossier.

Vous dénoncez aussi le chercheur Jean-Pierre Chrétien.

E Lui m’importe dès lors qu’il passe pour la référence absolue, invoquée dans tous les rapports de toutes les missions. Depuis onze ans, pas un livre sur le sujet qui ne s’inspire des travaux de cet universitaire militant, enclin à mélanger les casquettes.

Vous traitez de façon minimaliste les Interahamwe, ces miliciens hutu qui ont fourni le gros de la troupe des massacreurs. Pourquoi ?

E Je les inscris dans le phénomène plus général des milices dont se dotent tous les partis. Je relativise leur spécificité. Là encore, il s’agit d’une remise en perspective.

Selon vous, il y a eu, depuis 1990, plus de Hutu que de Tutsi assassinés. Sur quoi repose cette conviction ?

E Je la maintiens. Elle repose notamment sur les études de l’ancien ministre de la Défense de Paul Kagamé, Emmanuel Habyarimana, et sur les recherches de Joseph Matata, militant des droits de l’homme. De même, des documents du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [UNHCR] et des dépêches émanant de divers ambassadeurs attestent que le FPR a fait passer pour des victimes tutsi des Hutu massacrés par ses hommes.

Vos témoignages sont pour le moins sélectifs.

E Ils le sont par définition, puisque je les sélectionne. Voilà onze ans que règne la vérité dominante. il est normal d’éclairer l’autre face de la pièce. Jamais, dans aucun écrit, je n’ai prétendu à l’objectivité. Mieux, je revendique ma subjectivité.

A vous lire, le bras de fer a opposé Habyarimana, le saint homme, à Kagamé, l’incarnation du mal. Un peu simpliste, non ?

E A partir d’avril 1992, et jusqu’à l’assassinat du président burundais Melchior Ndadaye, en octobre 1993, il est clair que le président rwandais est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs. Après, il y a scission dans son entourage et restauration d’un système Habyarimana. S’agissant de Paul Kagamé, j’estime que, par sa volonté d’accéder au pouvoir, il est le premier responsable d’une authentique tragédie. Pour trois raisons : il attaque par les armes à l’automne 1990 ; il manipule opinions et décideurs en commanditant des actions terroristes attribuées aux miliciens hutu ; il orchestre l’attentat contre le Falcon 50 d’Habyarimana, sachant pertinemment que l’événement déclenchera des massacres dans son propre camp, aux dépens de Tutsi de l’intérieur qu’il tient pour des  » collabos « . En revanche, je ne dis pas qu’il savait l’ampleur que prendraient les représailles. Je ne vois pas un personnage en Afrique à qui l’on peut imputer une telle hécatombe.

Vous évoquez de  » prétendus escadrons de la mort « . Pourquoi  » prétendus  » ?

E J’affirme ceci : il n’y a pas eu d’escadrons de la mort tels que décrits par le témoin Janvier Afrika, souvent cité par les adeptes de la vérité officielle. En clair, il s’agit de phalanges de tueurs téléguidés par la présidence à la faveur de réunions tenues dans une synagogue de Kigali en présence d’Agathe, l’épouse d’Habyarimana.

Comment pouvez-vous nier que le génocide était planifié ?

E Il y avait des deux côtés des listes d’ennemis à liquider. Je n’appelle pas cela une planification.

Lancée par Paris, l’opération Turquoise reste pour le moins controversée. Quelle était sa véritable vocation ?

E Mon enquête montre que l’opération, lancée notamment à l’initiative d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, obéissait à un dessein humanitaire. Et que, globalement, l’armée française ne peut être accusée de complicité de génocide. C’est un procès ignominieux. L’attitude de la France a été respectable. Elle a légitimé le FPR comme force politique et a vraiment pesé sur Habyarimana dans le sens de l’ouverture et de la démocratisation. Voilà au moins ce qu’était sa stratégie.

Vous écrivez que, avant Turquoise, les conseillers militaires français des Forces armées rwandaises (FAR) ont  » frôlé  » l’engagement direct contre le FPR. Le mot est faibleà

E J’écris aussi qu’il s’agit d’un understatement, une litote. En 1992-1993, par exemple, des militaires français assurent pendant des semaines tous les réglages de deux batteries d’artillerie, l’une venue d’Egypte, l’autre de Bangui [République centrafricaine]. Leurs partenaires rwandais n’ont qu’à appuyer sur le bouton.

Pourquoi le rapport du juge français Jean-Louis Bruguière, bouclé depuis près de deux ans et qui conclut à la responsabilité du FPR dans l’assassinat d’Habyarimana, ne sort-il pas ?

E C’est une question centrale à laquelle je ne peux répondre. Le document est finalisé, et on l’attend toujours. Difficile de ne pas s’interroger.

Vous décrivez une  » étrange mission  » accomplie par des soldats belges à la veille de l’attentat du 6 avril 1994. Pensez-vous qu’ils sont impliqués dans ses préparatifs ?

E Bizarrement, personne n’est allé au bout de cette histoire. Pas même la commission d’enquête du Sénat belge. Pourquoi ? Mystère. On sait que tous les cadres du FPR étaient informés de la date de l’attentat ; on sait aussi qu’à cette époque le contingent belge convoyait certains d’entre eux dans ses véhicules. S’il y a suspicion, elle naît du traitement réservé à ces informations.

A vos yeux, la presse, française ou belge, a péché par candeur ou par parti pris. Facile à dire, une décennie plus tard et de Paris.

E Je ne jette pas la pierre à ceux qui ont vécu l’horreur et ont alors été emportés par l’émotion. Mais je m’interroge sur ceux qui, onze ans après, refusent de se remettre en question.

De nombreux prêtres catholiques ont été accusés de complicité de génocide. Ils ont parfois été poursuivis. Méritent-ils tous ce sort ?

E Je ne peux me prononcer sur tous les cas. J’en ai étudié un à fond. J’ai la conviction absolue que les accusations portées contre le père Wenceslas, réfugié en France, sont honteuses et inadmissibles. Les procédés employés par ses procureurs – calomnie, harcèlement jusque dans son église en plein baptême – rappellent de très mauvais souvenirs. Que des universitaires ou des avocats de renom se prêtent à ce genre de montage est intolérable.

Entretien : Vincent Hugeux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire