Le cours de tous les soupçons

Les professeurs de religion islamique doivent désormais faire la preuve d’une connaissance approfondie du français. Près d’une centaine n’y parviendront sans doute pas. Ils seront licenciés. Parce qu’ils sont suspects d’intégrisme ? Enquête dans les écoles

Le sourire hâbleur, Muhittin parle un français basique, ensoleillé d’un fort accent turc. Il affirme avec fierté avoir été le premier maître de religion islamique en Wallonie.  » J’ai commencé à enseigner le 10 octobre 1976. C’est le Centre islamique et culturel à Bruxelles qui me l’a demandé. Pour cela, j’ai quitté un emploi à l’usine. J’étais arrivé en Belgique en 1972. Je travaillais comme ouvrier. Mais, en Turquie, j’avais obtenu un diplôme de théologie pour enseigner à l’école primaire. Ici, en classe, je savais que je devais parler français. Dans ce but, j’ai suivi trois ans de cours du soir. Au début, cela m’a pris beaucoup de temps de préparer mes leçons. Mais, peu à peu, j’ai eu mon métier bien en main. Même si ce n’est pas toujours facile avec des élèves de l’enseignement spécial.  »

A la fin de 2002, cet enseignant de Marcinelle, naturalisé belge, est convoqué par l’Exécutif des musulmans, avec plusieurs dizaines de ses collègues.  » On nous a dit qu’on allait être nommés, grâce à un nouveau décret qui nous donnait enfin un statut, poursuit Muhittin. Mais, avant, il fallait faire la preuve d’une connaissance approfondie du français. Personne ne m’avait jamais parlé de cet examen. Sinon, quand j’ai débuté, à 28 ans, je l’aurais passé. Et si je l’avais raté, je serais retourné à l’usine. Aujourd’hui, après vingt-huit ans de service, je risque de me retrouver au chômage, à 56 ans !  »

En Communauté française, tout enseignant, dont le diplôme à la base de son recrutement n’a pas été obtenu en français, est tenu de réussir une épreuve de maîtrise de la langue d’enseignement assez comparable à celle d’un natif. Ce passage devant la Commission linguistique est imposé aussi bien à l’institutrice diplômée en Flandre, qui veut enseigner à Pont-à-Celles, qu’au musicien polonais, convoitant un poste dans une de nos académies.

Mais, en février dernier, Muhittin a raté l’épreuve écrite de cet examen. En ce début de semaine, il s’est représenté à la seconde session. Sans trop d’illusions. Voici deux mois, une dizaine seulement de ses collègues ont réussi l’examen. L’an dernier, ils étaient 7 sur une centaine de professeurs qui n’ont pas de titre requis en français. Les trois quarts enseignent la religion islamique chez nous depuis plus de quinze ans. Un sur deux a l’âge de la prépension.

Que signifie ce taux d’échecs ? L’enseignement du Coran ne se ferait-il pas toujours en français dans nos écoles ? Faut-il y voir, comme le ministre-président de la Communauté française, Hervé Hasquin (MR), l’a déclaré, la confirmation de rumeurs de dérapages intégristes de la part de professeurs instrumentalisés par des politiques étrangères ?

Personne n’est nommé

Le décret de mars 2002 sur le statut des profs de religion islamique voulait mettre fin à une situation provisoire… qui s’éternisait. La législation belge a reconnu le culte islamique en 1974. En 2001-2002, selon le ministère de la Communauté française, 18 764 élèves ont suivi ce cours dans le primaire et 16 420 dans le secondaire, principalement à Bruxelles. Mais aucun enseignant de cette confession n’a été nommé ni même inspecté jusqu’à l’an dernier. La faute à l’Etat fédéral qui a officialisé seulement en 1999 l’Exécutif des musulmans, l’organe chef de culte compétent en la matière. En attendant, de 1975 à 1990, la plupart des enseignants ont été désignés par le Centre islamique et culturel, installé dans la Grande Mosquée du Cinquantenaire, à Bruxelles, mais dont la légitimité et la représentativité ont été contestées.

Désignés depuis peu, trois inspecteurs de religion islamique sont chargés de traiter les dossiers des 440 professeurs candidats à la nomination. Le gouvernement a fait preuve d’une certaine souplesse en matière de titres requis. Aucune de nos hautes écoles ou universités ne forme de théologiens musulmans. La plupart de leurs diplômes sont obtenus à l’étranger. Mais, en 2002, le décret sur le statut a rappelé qu’à défaut d’apporter la preuve d’une connaissance approfondie du français à la fin de mai 2004, les maîtres en fonction devaient quitter leur école.  » Tout enseignant participe à la formation générale des élèves, estime Claude Wachtelaer, inspecteur coordinateur pédagogique à la commune de Schaerbeek. Quelle que soit sa discipline, il est censé écrire sans fautes au tableau.  »

Pas d’arabe en classe

Vu la difficulté de l’examen, la ministre de l’Enseignement supérieur, Françoise Dupuis (PS), a organisé une seconde session, cette année, à titre exceptionnel, ce qui a fait grincer des dents au sein de la Commission linguistique. En outre, voté ce 5 mai, un décret vient d’accorder un dernier délai de douze mois aux profs concernés, pour autant qu’ils se soient inscrits précédemment à une épreuve. Comme s’il s’agissait de donner des gages de bonne volonté.  » On ne peut tolérer que certains considèrent qu’ils n’ont pas à présenter cet examen « , explique-t-on au cabinet du ministre de l’Enseignement secondaire, Pierre Hazette (MR). Celui qui a rappelé, à ses préfets d’athénée, qu’on ne pouvait parler arabe en classe ni dans la salle des profs, s’était insurgé, dès juillet 2002, contre des brochures qui avaient circulé à un cours de religion et qui dénonçaient les dangers de la mixité au travail ou qui prônaient les vertus de la chasteté et du mariage précoce. En septembre 2003, Hazette n’avait pas hésité à écarter la candidature au poste d’inspecteur de Yacob Mahi, un habitué des débats télévisés, jugé trop réceptif à l’idéologie radicale des Frères musulmans et opposé à l’égalité entre les hommes et les femmes.

Une chasse aux sorcières ?  » Après l’affaire du foulard, on stigmatise à nouveau une communauté qui n’en a vraiment pas besoin, se désole Pascal Dochain, préfet de l’athénée royal Madeleine Jacquemotte, à Ixelles. Mes professeurs de religion islamique collaborent entièrement au projet d’établissement.  » Wachtelaer abonde dans ce sens :  » A Schaerbeek, nous étudions avec tous les enseignants de religion et de morale les moyens de préserver le dialogue et la défense des valeurs démocratiques en cette période difficile.  »

Christian Frères, professeur de français en cours de promotion sociale, conclut :  » Il est déplorable de voir un intégriste en puissance dans tout musulman.  » Ses élèves sont des professeurs de religion islamique qui préparent l’examen de la Commission linguistique à raison de 18 heures par semaine. Ils ont des profils très différents. Bachar, originaire de Syrie, parle un français soigné presque sans accent. Turc naturalisé, Senol a fait l’effort d’étudier en plus l’allemand pour compléter son horaire en Communauté germanophone. En revanche, son compatriote Bekir arrive péniblement à se faire comprendre. Sans chance de réussir l’examen de français, il ne s’y est même pas inscrit. Bekir a enseigné la religion en Turquie, pendant deux ans, avant d’être envoyé par le consulat comme imam dans une mosquée de la région hennuyère.  » Recruté comme professeur par le Centre islamique, j’ai fait plusieurs demandes de dérogations de nationalité. Si j’avais été dangereux, je ne les aurais pas obtenues.  » Les élèves de Frères vivent mal d’être vus comme des agents d’intégrisme à la solde de l’Arabie Saoudite.  » Les Turcs ne connaissent même pas l’arabe, s’insurge Muhittin. Le français est la seule langue commune à nos élèves d’origine pakistanaise, iranienne, bosniaque, belge…  »

Mais comment certains de ces professeurs ne sont-ils pas parvenus à mieux maîtriser le français ? Repli identitaire ? Echec de l’intégration ?  » En raison d’une certaine pénurie, les maîtres de religion islamique continuent à être importés de l’étranger, observe Christian Delstanche, directeur d’une école primaire à Schaerbeek. Le dernier de mes profs est venu du Maroc, l’an dernier. Il parle le français sans problème comme ses collègues. Cela n’a pas empêché l’un d’eux de faire étudier à ses élèves des sourates en arabe. J’y ai mis un terme. Je constate aussi que ces professeurs s’absentent les jours de fêtes musulmanes et ne s’intègrent pas vraiment à l’équipe d’instituteurs.  »

Dégâts sociaux

A Schaerbeek, les écoles connaissent peu de difficultés avec la communauté musulmane.  » Néanmoins, j’ai le sentiment qu’au cours des quinze dernières années le fondamentalisme s’est étendu comme une toile d’araignée, poursuit Delstanche. A la récré, on entend des gamins de 10 ans dire que, plus tard, ils veulent que leur femme porte le voile. Une maman d’origine albanaise, musulmane occidentalisée, est venue, un jour, me voir, effondrée. Son fils ne prétendait plus qu’elle aille chez un gynécologue masculin ou que son père participe aux tâches ménagères. Mes professeurs de religion islamique ne soutiennent pas de telles réactions intégristes, mais ils ne les combattent pas non plus.  »

Des enseignants, souvent à cheval entre deux cultures.  » Mes professeurs de religion islamique sont d’origine tunisienne, explique Marc Evrard, préfet de l’athénée royal Andrée Thomas, à Forest. Ils parlent un français impeccable. Mais je sens que cela ne leur plaît pas quand une femme leur donne des ordres. Une épouse d’un prof porte le voile. Malgré cela, je sais que des familles attendraient d’eux un discours plus radical, comme on l’entend dans certaines mosquées.  »

Toujours sur le fil, en équilibristes.  » Des parents d’élèves m’ont demandé de donner cours en arabe, comme cela se fait dans des écoles très populaires, lorsque le public de la classe est assez homogène : c’est plus facile pour les enfants ! J’ai refusé.  » Cet enseignant qui préfère garder l’anonymat est un universitaire formé en Europe. Il a le profil progressiste souhaité par le gouvernement.  » Au cours, j’évite les prises de position dogmatiques. Je tente de faire réfléchir les élèves. Mais cela ne plaît pas à tous les jeunes ni à l’organe du culte, sous la coupe des mosquées pures et dures. Depuis le début, la connaissance du français et la pédagogie ont été jugées secondaires par le Centre islamique, puis par l’Exécutif des musulmans chargés de recruter les profs. Ils ont donné la priorité aux ôbons musulmans », à des théologiens formés dans les écoles coraniques des pays d’origine. Leur diplôme n’équivaut évidemment pas à une licence obtenue dans les universités belges.  »

Pendant trente ans, la Belgique et la Communauté française ne s’en sont guère inquiétés. Cette dernière s’étonne aujourd’hui de situations problématiques. Mais il n’est pas sûr que l’examen de français, qui produira des dégâts sociaux, soit la meilleure solution. Les nouvelles recrues parlent généralement un français impeccable. Mais ce n’est pas nécessairement parmi eux qu’on trouve les enseignants les plus modérés.

Dorothée Klein

 » En raison d’une certaine pénurie, les maîtres de religion islamique continuent à être importés de l’étranger  »

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