Le corsaire en dentelle

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, c’est l’avocat Xavier Magnée.

Sur son bureau, une enveloppe – savamment disposée ou accidentellement oubliée, allez savoir – dépasse. Son expéditeur : Geneviève Lhermitte, sa cliente condamnée, en 2008, à la réclusion à perpétuité pour avoir tué ses cinq enfants, à Nivelles, avant de tenter de se suicider. Ultracélèbre pour avoir défendu les  » infréquentables  » du royaume (Dutroux, Habran et autres figures du grand banditisme, l’Eglise de scientologie…), Xavier Magnée considère qu’un  » méchant est avant tout une personne agressée qui se défend, mais trop fort « . Un homme déconcertant. Qui vous donne du  » chère amie  » alors qu’il ne vous connaît pas. Qui, là où d’autres entonnent le couplet classique du droit à la défense comme droit de l’homme élémentaire, confesse qu’il est un très mauvais juriste. Qui, dit-il, loin du droit,  » préfère scruter l’âme humaine, car défendre, c’est avant tout expliquer !  » Même s’il a dû la sortir des centaines de fois, le plaideur aguerri qu’il est sait bien que la formule produit toujours son petit effet.

L’avocat reçoit dans son très bel hôtel particulier, situé dans une avenue très chic du sud de la capitale. Plus qu’un bureau et une habitation privée, c’est un décor. Trois pièces en enfilade – remplies d’un mobilier éclectique, à cheval entre le style Napoléon III et l’Art nouveau – que deux bureaux Empire referment. Au centre, des Chesterfield et les fauteuils crapauds se mélangent au milieu des bibliothèques, des tables basses et des meubles vitrines. Tel un crucifix, un scorpion mort et encadré surplombe un grand portrait de Jacques Vergès, le sulfureux avocat franco-algérien décédé à l’été 2013. Une photo intime et presque amoureuse de son maître, qu’accompagne un petit mot de ce dernier, preuve de leur complicité.  » Nous sommes tous les deux Scorpion « , rougit Xavier Magnée.

Autour de nous, des tableaux de toutes sortes, des chinoiseries de toutes époques, des petits bronzes en forme de canon ou de colonne, des photos d’enfants, des bustes et des sculptures, des montres et des médailles et une collection de cannes… On se croirait presque dans l’antichambre du Musée des arts décoratifs.

Un peu curieux, non, toutes ces choses pour un homme ?  » Oui, ça vient du fait qu’enfant, la guerre m’a privé de jouets. Ça m’a frustré, terriblement. Depuis, je chine et je collectionne passionnément les objets « , glisse-t-il, chipotant dans son ordinateur à la recherche de son CV.

Pour parler de lui et de son parcours, Xavier Magnée (tel l’avocat à la barre devant éclairer la personnalité de l’accusé) plante le décor à la fin des années 1800 et raconte ses grands-parents. De leur émancipation pour accéder au statut de petits bourgeois bruxellois ; de son  » papa  » qui est devenu avocat, comblant par là le grand-père  » d’honneur, de gloire et de satisfaction  » ; et de sa  » maman « , avec laquelle il n’a peut-être pas toujours été juste. Nous lui rappelons, sans le froisser, qu’il plaide dans trois heures à Nivelles.

Tiré à quatre épingles dans son costume trois-pièces, cravate rehaussée par une broche dorée, cet ancien bâtonnier – 80 ans au compteur – en paraît franchement 15 de moins. Déstabilisé lorsqu’on relève son élégance, il répond un peu embarrassé :  » C’est mon cache-poussière, ma manière à moi d’être moins fragile, sans doute pour qu’on m’aime un peu plus. Si j’étais négligé, j’aurai trop l’impression de devoir remonter les échelons avant de commencer un dialogue avec quelqu’un.  »

La clé de sa vie ? Sans doute le divorce de ses parents lorsqu’il était encore gamin. Seul élève sur mille au collège Saint-Pierre (Bruxelles) à vivre avec son père ; une faiblesse qui, à l’entendre, aurait conditionné toute son existence. Faite de travail et, surtout, de beaucoup de sentiments. S’il confie que les femmes ont une place  » très, très, très  » importante dans sa vie, il admet que, même s’il en a fort envie, il a tout de même du mal à  » accrocher son wagon « . Ses trois divorces en témoignent.

Frans Magnée :  » ouvrir la fenêtre  »

Et lorsqu’on aborde les oeuvres d’art qu’il préfère, Xavier Magnée reste dans son cercle d’intimes : la première citée est l’une de celles réalisées par son père. L’art d’écouter.  » Quand je vois ce tableau, je pense à lui. Avocat d’assurances, de banques et de gens sérieux, il gardait pour lui ses sentiments véritables. Peindre, c’était « ouvrir la fenêtre », libérer sa révolte en quelque sorte. Moi, même si j’avais doublé trois fois à l’école, il n’a jamais été question que je fasse autre chose que le droit. « Tu seras avocat », et ça ne se discutait pas. J’aimais le droit mais pas le même que celui de papa. Ma « fenêtre ouverte », c’était le droit pénal. Expliquer l’humain en trouvant ce à quoi les gens ou les magistrats vont être sensibles, pouvoir « rentrer dans les autres » et leur apporter « l’évidence inattendue » – ce que Vergès incarnait d’ailleurs à la perfection -, ça c’est mon truc.  »

Sans cesse à mi-chemin entre la plaidoirie et la pièce de théâtre, l’avocat bruxellois sort le grand jeu.  » L’art d’écouter, c’est aussi – pour un juge – l’art de cacher ce qu’on pense lorsque les avocats plaident. C’est finalement un dialogue impossible, que complète par ailleurs très bien le symbole du masque, sur cette toile. Car au fond, on ne gagne son procès que lorsqu’on a su ôter le masque du juge. L’avocat a plaidé, il s’est donné du mal, il quitte la salle d’audience et voilà ce qu’il en reste… Voilà ce que ça lui a fait. Parce qu’il ne faut pas croire que les plus belles répliques se font dans les salles d’audience, non, non, non. Vos plus belles répliques, elles sont réservées au pare-brise de votre voiture quand vous quittez le palais de justice de Bruxelles et que vous êtes dans le tunnel Louise.  » Il éclate de rire.Avant de se faire grave, soupirant que  » c’est aussi un tableau très prémonitoire quand on voit l’état de la justice aujourd’hui. Même si ce n’est pas original de s’en plaindre.  »

A-t-il un dossier préféré, parmi ceux qu’il a acceptés ? Ou se souvient-il d’un crime dont il ne peut toujours pas expliquer, aujourd’hui, ce qui y a poussé ? La réponse fuse, cinglante :  » Je n’ai jamais refusé une affaire, j’ai défendu de tout : des femmes qui tuent leur homme, des hommes qui tuent leur femme, des bandits bruxellois… Ah ça, c’était quelque chose, les bandits bruxellois ! Quel panache ils avaient ! Quand on pense aux misérables petits gangsters d’aujourd’hui « , lâche-t-il, du mépris dans la voix.  » J’ai toujours détesté les inciviques, les menteurs ou les opportunistes. Ça non ! On ne m’a d’ailleurs jamais sollicité pour ces affaires-là et c’est tant mieux.  »

Y a-t-il des affaires pour lesquelles il a davantage de compassion ?  » Sans hésiter, les crimes de faiblesse et les histoires de famille. Ces dossiers-là, ça me fait bouger le coeur. Fort. Comme le procès Lhermitte pour lequel (l’avocat espère que la Cour européenne des droits de l’homme accède à sa demande de refixer l’affaire) je peux vous dire que, si j’ai la chance de plaider à nouveau pour ma cliente, l’herbe ne repoussera plus à Nivelles. Ce sera terrible, tonne-t-il, le doigt en l’air.  » Et le dossier Dutroux ?  » Je ne le regrette pas, mais je ne pourrais plus le refaire aujourd’hui. Pas depuis que je suis grand-père de six petites filles, non.  » Et les terroristes ? » Les radicaux islamistes, je ne le ferais pas non plus. Ils ont d’ailleurs leurs avocats ad hoc et ne souffrent pas de manque de ce côté-là. Moi, en fait, je me tiens en réserve pour défendre notre monde à nous. Je plaiderai pour nous, les Occidentaux, les pauvres petits riches. Car même si nous sommes responsables du déséquilibre du monde, nous devrons, nous aussi, être expliqués et défendus face aux arguments légitimes que les radicaux auront à nous opposer.  »

Auguste Rodin et le temps qui file

Xavier Magnée nous emmène à l’autre bout de la pièce pour nous parler de sa seconde oeuvre : Le Penseur,de Rodin, qu’il possède en miniature. Au passage, nous croisons un piano.  » Vous aimez ?  » Il s’installe devant son piège à filles et entame un concerto de Beethoven. Il se retourne pour mesurer son effet. Ra-vi.  » Ou alors peut-être, un peu de Ray Charles ?  » L’oeillade complice et l’air très amusé, il avertit :  » Faites attention, je me marie à chaque fois !  » et rit de plus belle en balançant sa tête au rythme de ses notes endiablées. Il faut le lui reconnaître : on s’amuse beaucoup.

A côté de sa reproduction du Penseur, une petite guillotine en bronze. En bon état, elle manque de peu de lui couper un doigt au passage lorsqu’il essaie de la faire fonctionner. On laisse la lame baissée, dès lors. Maître Magnée, lui, est reparti dans les airs :  » Le Penseur, c’est la fin. La fin de la vie. « Encore un instant, Monsieur le bourreau ». Le temps passe si vite qu’il faut essayer de ne pas le perdre. C’est une réalité dont il faut avoir conscience.  »

S’il doit juger le sien, de temps ? Celui déjà écoulé. Sa vie, en somme ?  » Grâce à l’amour et mes enfants, mon bilan est positif. J’ai reçu plus que ce que je méritais et j’aurais certainement pu – si j’avais été moins égoïste et moins jouisseur – faire le bonheur de quelques personnes. J’en veux énormément à ma jeunesse : elle m’a forcé à trop me défendre, et donc elle m’a rendu si égocentrique, presque incapable de faire les bons choix. Même s’il n’y a pas eu d’Austerlitz (NDLR : l’une des grandes victoires napoléoniennes) dans mon existence, j’ai quand même essuyé le désastre de la campagne de Russie (NDLR : la dégelée militaire qui obligea Napoléon à battre en retraite).  »

Quelle est sa vision de l’art, à ce grand fan du petit Corse devenu empereur ?  » L’art, ça sert avant tout à s’exprimer. Pour se venger, pour demander pardon, mais aussi pour montrer dans le silence ce qui nous anime dans tellement de bruit. L’artiste pratique une confession, c’est une échappatoire et une bouteille jetée à la mer. Je crois beaucoup aux bouteilles jetées à la mer. Pour le regardeur, évidemment ça dépend…  »

Pour répondre (ou pas, on ne peut savoir), il vous entraîne dans son hall rempli de tableaux, de portraits et d’affiches de tous genres. Xavier Magnée, qui n’est jamais à une provocation près, s’arrête en pâmoison devant un portrait de Léopold III et lance :  » J’ai beaucoup d’admiration pour lui. Lui au moins, il n’a pas été se planquer comme tous les lâches à Londres !  » Ce qui confirme que Xavier Magnée, ce corsaire en dentelles, ne surfera jamais, cheveux au vent ou non, sur les courants dominants.

Dans notre édition du 26 février : Amélie Nothomb.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

 » Je préfère scruter l’âme humaine, car défendre, c’est avant tout expliquer !  »

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