Le bibliophile de Staline

Molotov, le bras droit du tsar rouge, avait une bibliothèque d’honnête homme. L’historienne britannique Rachel Polonsky décrypte ce paradoxe dans un périple à travers la Russie. Magistral.

 » Demandez-moi une biographie et je vous dirai les livres que j’ai lus « , disait le poète russe Ossip Mandelstam. Hélas, la recette n’a rien d’universel. Sinon, comment expliquer que l’écrivain préféré de Molotov, l’homme qui envoya au goulag et à la mort Mandelstam, fut Tchekhov-le-mélancolique ? Oui, Molotov (1890-1986), bras droit de Staline, maître d’£uvre des purges, artisan majeur du pacte germano-soviétiqueà se délectait à la lecture de La Cerisaie – même s’il déplorait le  » manque d’optimisme  » d’Anton Pavlovitch.

Le  » vieux bolchevik  » (il fut secrétaire de rédaction de la Pravda dès 1906), mort dans son lit, a eu le loisir de beaucoup lire. Le secret de ce miraculé du stalinisme ? Sans doute le fruit de ses lectures. Dans un de ses volumes, il avait souligné au crayon ce précepte de l’écrivain indien Rabindranath Tagore :  » La meilleure protection de l’homme comme pour l’insecte est encore de prendre la teinte de ce qui l’environne.  » Viatcheslav Mikhaïlovitch Skriabine (Molotov, son pseudonyme ouvriériste, vient de molot : marteau) n’était pas l’un de ces apparatchiks collectionnant les £uvres de Marx, Engels, Lénine et Staline pour faire bonne figure. Lecteur assidu des classiques russes, il avait des goûts éclectiques : L’Histoire de France racontée à mes petits-enfants de Guizot, une biographie d’Edgar Poe, des £uvres des  » sympathisants étrangers  » G.B. Shaw, H.G. Wells, un beau livre sur le peintre d’icônes Andreï Roublevà Preuve est donc faite qu’une brute stalinienne peut posséder la bibliothèque délicate d’un homme des Lumières.

Rachel Polonsky, professeur d’histoire de la Russie à Cambridge, en fit le constat en 1998, lors de la découverte des quelque centaines d’ouvrages (sur un total de 10 000) encore en place dans la bibliothèque de Molotov. La jeune femme résidait alors au 3, rue Granovski, près du Kremlin, dans un immeuble massif, occupé tour à tour par l’aristocratie tsariste, la nomenklatura soviétique et, aujourd’hui, les nouveaux riches russes et leurs homologues occidentaux. Apprenant que Molotov avait occupé les appartements 61 et 62, elle eut l’idée d’aller à la recherche des lieux associés aux écrivains de cette bibliothèque : dix ans de balades du nord au sud de la Russie, d’ouest en est, à la fois dans l’espace et l’histoire russes. Cette quête, initiée avec les bania (bains russes) Sandounov de Moscou, se poursuit à Staraïa Roussa, la cité des frères Karamazov, Rostov-sur-le-Don (forcément  » paisible « ), la patrie des cosaques, Taganrog, la ville de Tchekhov et de Dzerjinski, le procureur des grands procès de Moscou, dont Molotov porta le cercueilà

Rachel Polonsky pratique avec talent la kraevedenie, l’étude de l’histoire locale. Elle ne dispense pas un folklore à deux roubles, mais une réflexion de haute volée sur le destin de la Russie. Son érudition nourrie d’anecdotes est toujours servie avec délicatesse. Ses allers-retours entre Molotov, la littérature et l’histoire de la Russie sont bluffants. La Lanterne magique de Molotov est sans nul doute l’un des plus brillants livres d’histoire de ces dernières années. C’est aussi un excellent guide de voyage. Nous avons vagabondé du côté du lac Baïkal avec le chapitre 13 (et une partie du 14) sous le bras. Le test est concluant.

La Lanterne magique de Molotov. Voyage à travers l’histoire de la Russie, par Rachel Polonsky. Trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, préface de Danièle Sallenave. Denoël, 432 p.

EMMANUEL HECHT

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