L’arme de dissuasion massive

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Indignés par l’attaque américano-britannique contre l’Irak, des citoyens passent à l’offensive en boycottant certains produits américains. Symbolique et personnel, le geste peut néanmoins se révéler payant. A certaines conditions

Tatuya, Döhring, Sophie, Gustavo et Muhammad ne se connaissent pas. Sur le site Internet Adbusters, leurs noms se suivent pourtant, glissés parmi les 38 226 autres patronymes de citoyens qui se sont, comme eux, engagés à  » boycotter de leur mieux les marques américaines, dès le début de la guerre et jusqu’à ce que l’empire apprenne à écouter « .

Autre lieu. Une station d’essence Texaco, à Bruxelles, boycottée par un midi cinglé de vent froid. Tandis qu’un ruban rouge et blanc empêche tout accès aux pompes, des clients pressés se hâtent vers la boutique où se vendent des sandwichs.  » Je ne comprends pas pourquoi ils font ça ici, lance un client à son collègue. Ça n’a rien à voir avec la guerre…  » Dehors, les militants des associations Voor moeder aarde, Mannekenpeacenotwar, Rencontres pour la paix et Mouvement chrétien pour la paix, qui distribuent des tracts d’informations aux automobilistes, ne sont manifestement pas de cet avis. Pour eux, le lien entre la guerre et certains groupes américains est clair.  » Notre action est orientée vers des multinationales qui soutiennent financièrement le parti républicain et/ou le gouvernement Bush, et qui ont des intérêts économiques et financiers, directs ou indirects, dans la guerre. En revanche, notre but n’est pas de boycotter les Etats-Unis, ni l’économie américaine « , souligne Felipe Van Keirsbilck, secrétaire adjoint de Rencontres pour la paix. Dans le collimateur : Coca-Cola, McDonald’s, Chiquita, Texaco/Esso et Disney, notamment. Une dizaine de stations d’essence ont ainsi été fermées durant une heure, il y a quelques jours, dans plusieurs villes de Flandre et à Bruxelles.

Les partisans du boycott, fermement décidés à frapper l’Amérique guerrière au c£ur, c’est-à-dire du côté du portefeuille, annoncent de nouvelles fermetures de points de vente dans toute la Belgique d’ici au 15 avril, décrétée Journée mondiale de boycott contre la guerre. Les principales enseignes de la grande distribution seront également invitées à retirer de leurs rayons certains produits américains. A Gand, quelques restaurants et cafés ont spontanément renoncé à servir du Coca-Cola.

 » Notre but est de grignoter de 1 à 2 % du chiffre d’affaires de quelques grandes sociétés américaines, explique Felipe Van Keirsbilck. Ce type d’action n’aura donc guère d’impact sur l’emploi « , glisse-t-il pour couper l’herbe sous les pieds à tous ceux qui redoutent les effets pervers d’une telle opération. L’économie mondialisée ne facilite, en effet, pas les choses : l’incroyable enchevêtrement des capitaux, des origines des marques et des lieux de production des biens de consommation rend particulièrement difficile l’identification des produits.  » Sait-on que certains paquets de pâtes Philadelphia sortent d’une usine d’Arlon et que les Buitoni sont fabriqués en Espagne ? » interroge Marc Vandercammen, directeur général du Crioc (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs). Objectivement, la réponse est négative. La majorité des consommateurs ignorent la réelle provenance des milliers de produits qu’ils achètent. Au fil du temps et de la globalisation de l’économie, nombre de ces biens de consommation sont devenus le fruit de métissages industriels et financiers complexes.  » Nous pourrions bien sûr arrêter d’acheter des yaourts français, explique un expert (américain) des relations entre la France et les Etats-Unis, mais nous découvririons bien vite que leur fabricant est contrôlé à 35 % par des Américains ! Les boycotter reviendrait à nous tirer une balle dans le pied.  »

Efficace ?

La Plateforme contre la guerre, qui rassemble une multitude d’organisations opposées au conflit en Irak, n’a d’ailleurs pas choisi de soutenir elle-même le boycott,  » faute de parvenir à fixer des critères objectifs pour sélectionner les entreprises à pénaliser « , y dit-on. Certains de ses membres n’ont pas manqué de souligner le risque de sanctionner de parfaits innocents, largement dépassés par les décisions prises à la Maison-Blanche, comme les salariés des unités belges des multinationales américaines.

Ainsi chez McDonald’s-Belgique, dont certains restaurants ont connu des moments difficiles, lors des premières manifestations contre la guerre : on y rappelle d’emblée que le groupe emploie 2 200 personnes et s’approvisionne à 99 % en Europe. Les capitaux de ces établissements de restauration rapide n’en proviennent pas moins, pour 50 à 60 %, de la maison mère américaine.  » Nous n’observons, à ce jour, aucun impact sur nos ventes, explique Stephan de Brouwer, porte-parole de la chaîne en Belgique. Nos clients savent que nous ne sommes pas différents des autres firmes belges. Nous avons juste reçu, par e-mail, quelques lettres types auxquelles nous avons répondu.  » Point d’inquiétude, donc, mais un souci constant de ne pas sur-réagir à un phénomène considéré par le groupe comme très limité.

D’une manière générale, l’efficacité du boycott sur le terrain strictement économique en laisse d’ailleurs plus d’un sceptique.  » L’expérience montre que le militantisme s’arrête assez vite et que les habitudes de consommation reprennent rapidement le dessus, affirme Baudouin Velge, directeur économique à la FEB (Fédération des entreprises de Belgique). On l’a vu lors de la fermeture de l’usine Renault à Vilvorde, en 1997. Les ventes de cette marque ont reculé durant un mois, pas davantage.  » Les restaurateurs américains qui vouent aujourd’hui le fromage, l’eau, le vin et l’alcool français aux gémonies pourraient donc changer d’avis, d’ici peu. D’autant qu’ils ne sont pas à l’abri de mesures de représailles similaires : les réflexes protectionnistes se profilent souvent dans l’ombre des opérations de boycott. Entre entreprises, en revanche, souvent liées par des contrats de longue durée, l’heure n’est pas à la vengeance.  » Les divergences de vues entre les gouvernements belge et américain n’ont, jusqu’à présent, pas eu de conséquences négatives sur nos relations commerciales, assure Baudouin Velge. Les hommes d’affaires américains sont pragmatiques : le commerce ne va pas se détricoter comme ça entre les deux continents.  »

Pour autant, toute opération de boycott n’est pas, par principe, vouée à l’échec. Le désintérêt ostensiblement affiché, dans les pays arabes, pour les produits américains, après qu’Israël eut lancé, à la fin du mois de mars 2002, l’opération Mur de protection a, temporairement en tout cas, laissé des traces : durant le mois suivant, les ventes de certaines marques américaines (Pizza Hut, par exemple) ont reculé de 45 % en Jordanie et de 40 % en Egypte.

Si le mouvement de boycott est appliqué collectivement, durant une période déterminée, qu’il est encadré par une organisation au pouvoir de mobilisation élevé et que les médias le relaient, ses chances d’aboutir sont réelles. Le groupe pétrolier Shell pourrait en témoigner, après avoir renoncé à saborder la plate-forme Brent Sparr en mer du Nord, à la suite de l’offensive victorieuse de Greenpeace et de ses sympathisants. En septembre 1995, l’organisation écologiste avait présenté ses excuses au groupe Shell : les informations relatives au caractère polluant de l’opération, sur lesquelles s’était fondée cette campagne, étaient erronées. Le boycott a aussi plus de chances de porter ses fruits si les pouvoirs publics s’en mêlent. Au début des années 1980, la campagne orchestrée contre l’importation de pommes d’Afrique du Sud, pour tenter d’obtenir la fin du régime de l’apartheid, a effectivement atteint son objectif… avec un embargo à la clé, il est vrai.

De plus en plus populaire

Quelles que soient ses chances de succès, le boycott d’un produit pose quelques soucis, dans la vie quotidienne. En plus d’une bonne dose de volonté, le consommateur doit disposer de produits de remplacement, voire de moyens financiers accrus, car il faut parfois payer davantage pour obtenir un bien similaire.  » Selon nos enquêtes, 27 % des clients effectuent leurs emplettes en tenant compte du rapport qualité-prix et du critère du respect de l’environnement et 22 % font, en outre, intervenir le critère de la conduite citoyenne de l’entreprise (respect de certaines conditions sociales par les fabricants ou producteurs, etc.). Voilà pour les intentions d’achat. Dans la pratique, 5 % seulement des consommateurs passent à l’acte et achètent  » éthique « .  »

Le boycott ne gagne pas moins en puissance, parmi les formes d’engagement, depuis vingt ans. Selon une enquête consacrée aux valeurs des Européens, et publiée en juillet 2002 par la revue Futuribles, le nombre d’Européens ayant déjà participé à un boycott est passé de 7 à 12 % entre 1981 et 1999. En Belgique, la proportion a bondi de 3 à 11 %, au Danemark, de 7 à 24 %, en Grande-Bretagne, de 6 à 16 %, en Allemagne, de 6 à 9 % et en France, de 10 à 12 %.  » La popularisation de cette pratique s’explique par la transformation des modes d’action traditionnels (affiliation à un parti politique ou à un syndicat, par exemple), qui s’effritent doucement, explique Marc Jacquemain, sociologue à l’ULg. Les modes d’action moins classiques, comme le boycott, sont plus ponctuels et font davantage appel à l’initiative personnelle. Leur succès reflète bien l’évolution d’une société dans laquelle les valeurs sont devenues plus individuelles, sans être forcément plus égoïstes, et dans laquelle le niveau d’éducation a spectaculairement augmenté depuis trente ans, laissant plus de place à l’individu et aux prises de recul.  »

Le boycott apparaît, de fait, surtout comme une réaction individuelle, qui permet au consommateur de manifester son opposition à une décision qu’il désapprouve. Parfois impulsif, le geste  » rassure le citoyen, même s’il est généralement inefficace, car il constitue une ultime possibilité d’action « , analyse Marc Vandercammen. Effectivement. Après avoir manifesté leur opposition au conflit en Irak, après avoir klaxonné à maintes reprises devant l’ambassade des Etats-Unis, à Bruxelles, et signé des dizaines de pétitions û le tout, en vain û, les citoyens ne se trouvent guère plus d’autre moyen de pression que le boycott.  » C’est le dernier outil qui existe avant la tentation de la violence, précise Marc Jacquemain, comme un ultime message que l’on veut envoyer. Respecter un boycott n’est pas simple. Mais il ne faut pas oublier l’aspect expressif de cette forme d’engagement : il peut être attirant pour un consommateur de poser des actes difficiles parce que cette difficulté exprime d’autant plus la force de son mécontentement.  »

A la CSC, où des autocollants appelant au boycott du Coca-Cola ont fait leur apparition sur certains frigos, on n’hésite pas à parler d' » acte d’éducation permanente « .  » Ces simples autocollants ont suscité bien des débats, explique Paul Blanjean, de la CSC. Ils nous ont permis de réfléchir au lien qui existe entre l’économie et la guerre et aux politiques menées par les multinationales.  » Sans parler de la lente naissance d’une opinion publique mondiale, qu’animent sans faiblir les nouveaux consommateurs-justiciers.

Laurence van Ruymbeke

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