La vie en noir

Deux ans après l’explosion de la plate-forme du géant pétrolier BP, au large des côtes de Louisiane, l’économie locale ne s’est toujours pas relevée du désastre. Seul horizon des pêcheurs condamnés à l’inactivité : les indemnisations… et la reconversion.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL PHILIPPE COSTE

De sa véranda défraîchie, Jesse Verdin peut garder un £il sur le Captain Toby, son bateau qui dort dans l’eau sombre du canal. La coque blanche, repeinte pendant ces deux années mortes, affleure la berge comme un jouet géant, et ses gros filets verts n’attrapent encore que la brise humide de Louisiane. Mais le Captain Toby, c’est l’espoir d’une vie.

Ici, à deux heures de La Nouvelle-Orléans, entre le bourg de Houma, base arrière des crabiers et crevettiers, et les tréfonds des marais – les bayous cajuns -, plus de 50 chalutiers immobiles pourraient raconter la même attente. Mais nous connaissions Jesse pour l’avoir rencontré au c£ur du désastre, quand le pétrole pourrissait la grande baie Timbalier et Port Fourchon ; quand, faute de crevettes, le pêcheur espérait louer ses bras et son bateau à BP, pour jeter des barrières flottantes et écumer la pire marée noire de l’Histoire.

 » Comme beaucoup d’autres, j’ai pu travailler trois mois pour eux, se souvient Jesse. Et puis, plus rien. D’un côté, mes demandes d’indemnisation sont restées sans réponse, de l’autre, la pêche de 2011 a été désastreuse. Alors la saison qui commenceà c’est celle de la dernière chance. « 

Deux années, depuis l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, le 20 avril 2010, n’auront pas suffi à dissiper les 800 millions de litres de brut jaillis en trois mois du puits éventré, un flot 60 fois supérieur au seul précédent américain connu, le désastre de l’Exxon Valdez sur les côtes d’Alaska en 1989. En quelques semaines, le geyser sous-marin a ravagé une économie entière, 300 000 emplois, au bas mot, sur plus de 2 000 kilomètres de côtes de Louisiane, d’Alabama, du Mississippi et de la Floride.

Le géant BP ne s’y est pas trompé, en répondant au sinistre par une marée de billets verts : 37 milliards de dollars provisionnés pour prix de sa responsabilité, pour la mort de 11 employés calcinés sur la plate-forme, et les conséquences économiques, écologiques et humaines ; 14 milliards ont été dépensés dans le seul nettoyage du golfe du Mexique par des armées d’intérimaires et des flottilles de pêcheurs ; 6 milliards ont été versés à 200 000 plaignants, avant qu’une deuxième phase d’indemnisation ne débute sous contrôle judiciaire pour un montant de 7,8 milliards le 16 mai prochain.

Cependant, la compagnie pétrolière britannique n’a pas encore reçu la note la plus salée : le montant des dommages et intérêts dus au gouvernement fédéral et aux Etats riverains du golfe. La somme, qu’un tribunal civil fédéral doit déterminer lors d’un procès sans cesse reporté, devrait être indexée sur la quantité de pétrole échappée : 1 100 dollars par  » gallon  » de 3,8 litres, dans le meilleur des cas ; 4 300 dollars si la négligence de BP est prouvée. Sans compter les détails : pour chaque animal mazouté classé parmi les espèces protégées, pour chaque pélican brun ou tortue rare, la facture s’élève à 50 000 dollarsà

Des milliers de tonnes de produits chimiques répandus

Mais Jesse Verdin n’en a cure. Quand bien même BP paierait 40 milliards, une estimation possible, de dommages punitifs, la sanction ne réparera pas les dégâts infligés au golfe, la source de 20 % des produits de la mer américains, le gagne-pain et l’avenir des pêcheurs riverains.  » En Alaska, l’Exxon Valdez a coulé il y a plus de vingt-trois ans, et le hareng n’a toujours pas retrouvé son niveau d’avant la marée noire, grommelle-t-il sur son ponton. Alors ici, qu’est-ce qui nous attend ? « 

A Leeville, aux confins des marais, l’herbe aquatique est devenue jaune paille, signe d’agonie du bayou. Le pétrole est remonté dans les lacs intérieurs, mais les dispersants, les milliers de tonnes de produits chimiques répandus par BP pour dissoudre et lester les hydrocarbures, ont ravagé plus encore les gigantesques viviers naturels. Sur le canal, on ne braille pas les histoires cauchemardesques de poissons difformes et de crevettes à trois yeux, mais la catastrophe a souillé pour longtemps l’image des produits locaux, déjà écrasés par les importations chinoises.  » A Las Vegas, j’ai demandé bêtement dans un restaurant si mes fruits de mer venaient de Louisiane, raconte David Chauvin, un gros distributeur de crevettes du village de Dulac. Je revois encore le patron et cinq serveurs, main sur le c£ur, me jurant que rien dans mon assiette n’avait été pêché dans le golfe du Mexiqueà « 

A la bibliothèque de Galliano, Tamy Blanchard, une mareyeuse, nourrit maintenant sa famille en tamponnant des livres au comptoir.  » A chaque saison depuis vingt ans, nous rapportions pour 70 000 dollars dans la cale en six mois, jure-t-elle. L’année dernière, avec la hausse du coût du carburant, les prises et les ventes minables, c’étaità 13 000. « 

Paul Chiquet, directeur du centre culturel local, transforme trois fois par semaine ses salles en lieu d’accueil et de conseil pour des pêcheurs menacés d’expulsion de leur logement ou tétanisés par la paperasse des demandes d’indemnités.  » L’économie remonte lentement. Comme ailleurs aux Etats-Unis, les jobs réapparaissent, concède ce septuagénaire, l’un des protestataires les plus virulents de la région. Mais pour qui ? Le temps est révolu où, avec l’école primaire pour tout bagage, on pouvait accéder à la middle class en jetant des filets puis retrouver un autre job.  »

La marée noire a nourri le business des avocats

La déchéance des villages ne saute pourtant pas aux yeux.  » Comme le pétrole de BP, elle reste en profondeur, poursuit Chiquet. Le triste secret, ici, c’est que les vieux ont amorti le désastre économique en logeant et en nourrissant leurs enfants avec leurs dernières économies.  » Et ils touchent le fond à leur tour.  » Allez voir sur le parking du supermarché Wallmart ! Ce sont maintenant des grands-pères qui rassemblent les Caddies pour 5 dollars l’heure. « 

Les bayous s’effilochent, imperceptiblement. Près de Dulac, un village proche des terres des Indiens Houma, la zone la plus pauvre du comté de Terrebonne, la petite délinquance a tant augmenté que des panneaux déconseillent aux automobilistes de prendre des auto-stoppeurs. D’autres bannières, jalonnant par dizaines la route n° 1, clament sur fond orange :  » Mal indemnisé ? Pas indemnisé ? « , en fournissant aussitôt un numéro de téléphone. Celui d’un gros cabinet d’avocats de La Nouvelle-Orléans, prêt, contre des honoraires égaux à 25 % des dommages-intérêts possibles, à en découdre au nom des sinistrés avec le géant BP.

Si la marée noire a nourri un business, c’est bien celui des 390 lawyers toujours chargés de 230 000 plaignants mécontents de la Louisiane à la Floride. La rançon d’un échec apparent du système de réparation à l’amiable mis en place en 2010. BP et le gouvernement Obama espéraient jouer la transparence en confiant la tâche à l’avocat Ken Feinberg, ancien chef de cabinet du sénateur Ted Kennedy, connu pour avoir présidé à l’indemnisation des victimes des attentats du 11-Septembre. Las, ses méthodes tatillonnes, son culte des justificatifs en règle et des dossiers léchés se sont heurtés à l’impatience et à la comptabilité souvent déficiente des prolos de la mer.

 » BP n’a qu’une hâte : reprendre les forages « 

 » Tiens ta parole et crache ton fric !  » lui hurlaient des pêcheurs de Matthews, Louisiane, lors d’une de ses 900 réunions publiques, à la fin du mois de mars 2011. Estomaqué, le  » tsar des indemnités  » devait, une fois de plus, se défendre de tout favoritisme, démentir la rumeur selon laquelle des strip-teaseuses de La Nouvelle-Orléans avaient reçu leur chèque pour dédommagement d’une mauvaise saison touristique en 2010, alors que les crevettiers du bayou étaient éconduits ou floués.

Feinberg, taxé de collusion avec BP, qui certes rémunérait son cabinet 1,25 million de dollars par mois, a passé la main en mars dernier, non sans avoir versé un premier acompte de 6 milliards à plus de 200 000 plaignants. Le reste de l’argent, les 7,8 milliards promis par la compagnie, sera réparti par un juge fédéral de La Nouvelle-Orléans, au terme de tractations avec l’armée des lawyersà

 » BP lui-même n’a qu’une hâte : en finir, clore, peut-être au prix fort, un désastre qui lui pourrit l’existence, ironise Aaron Viles, l’un des dirigeants de l’organisation écologiste Gulf Restoration Network. Pour reprendre au plus vite les forages au même endroità  » En septembre, la compagnie a reçu son premier permis d’exploitation depuis la catastrophe. Elle en brigue cinq autres, avant même qu’aient disparu les noirs souvenirs de Deepwater Horizon.

P. C.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire