La Reprise, l'histoire d'un destin totalement tragique tiré d'un fait divers particulièrement violent. © Michiel Devijver

La venue de Milo

Désormais à la tête du NTGent, Milo Rau crée La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) à Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Rencontre avec un génial empêcheur de tourner en rond, à l’envergure internationale.

La nouvelle a fait le tour des rubriques culture des médias en avril 2017 : l’auteur et metteur en scène suisse résidant à Cologne Milo Rau allait devenir plus belge encore en s’implantant à Gand pour prendre la direction artistique du NTGent ( » NT  » pour  » Nederlands Toneel « , Théâtre néerlandais) à partir de la saison 2018-2019. Et belge, certains pouvaient croire qu’il l’était déjà un peu, tant ses spectacles, en plus d’y être montrés, ont régulièrement parlé de la Belgique. Dès 2008, pour Hate Radio, un spectacle sur le génocide rwandais (dont on sait combien les racines s’enfoncent sous la tutelle belge après la Première Guerre mondiale), Rau vient effectuer des recherches en Belgique. Ce sera le début d’un certain nombre de coproductions avec le plat pays, qui amèneront celui qui se sent aussi une  » proximité artistique  » avec la scène flamande à puiser dans notre histoire nationale. Il y eut l’affaire Dutroux, dans Five Easy Pieces. Le conflit actuel dans l’ancienne colonie belge pour le film Le Tribunal sur le Congo (présenté récemment à Bozar et au Théâtre national). Il y a, aujourd’hui, l’affaire Ihsane Jarfi, meurtre homophobe commis en 2012 dans la région de Liège. Ce fait divers particulièrement violent se trouve au centre d’un nouveau spectacle, créé en ce début mai au Kunstenfestivaldesarts (dont Milo Rau est un habitué) et intitulé La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) (1).

 » C’est une pièce sur la question de la tragédie en l’absence de Dieu « , résume Milo Rau à son sujet, en dressant aussitôt un parallèle entre l’assassinat de Jarfi et le meurtre commis dans la mythologie grecque par OEdipe, abandonné enfant à cause d’une prophétie, sur son père biologique.  » Deux personnes se rencontrent par hasard à un carrefour, le ton monte et une personne tue l’autre. A partir d’une banale coïncidence commence une histoire totalement tragique. Si Ihsane Jarfi était sorti du bar une minute plus tôt, ou s’il n’avait pas voulu prendre l’air, il n’aurait pas rencontré ses meurtriers. Chez OEdipe, il y a un destin voulu par les dieux, mais pour Jarfi, il n’y a vraiment aucune raison. Ça m’a toujours obsédé. A mon avis, c’est beaucoup plus tragique s’il n’y a pas de raison. L’affaire Jarfi, c’est une tragédie moderne.  »

Vérité de scène

Milo Rau n’a pas un profil courant pour un metteur en scène. A la fois journaliste et essayiste, il a étudié les langues et la littérature mais aussi la sociologie, notamment avec Pierre Bourdieu (1930 – 2002), grand analyste des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales.  » Bourdieu n’était pas un sociologue intellectuel, qui faisait des statistiques en chambre, se rappelle-t-il. C’était quelqu’un qui – je pense surtout vers la fin de sa vie – mettait en avant la pratique, l’immersion, les voyages et les rencontres directes comme outils pour comprendre une société ou une question. Ça m’a bien sûr influencé. D’autant que j’étais très jeune et bien plus influençable qu’aujourd’hui (rires). Les premiers reportages que j’ai faits en Amérique latine (NDLR : au Chiapas et à Cuba) comme journaliste étaient presque des travaux sociologiques. Vous passez un ou deux mois dans une communauté et vous essayez de vraiment comprendre comment ces gens vivent.  »

Milo Rau, une
Milo Rau, une  » proximité artistique  » avec la scène flamande.© Daniel Seiffert

On entrevoit dès lors mieux la proximité des spectacles de Milo Rau avec la réalité. Une réalité toujours brûlante, dérangeante, bouleversante, que peu osent embrasser sur les planches. La fin du communisme en Roumanie dans LesDerniers Joursdes Ceausescu, l’attaque terroriste d’extrême droite qui fit 77 morts sur l’île d’Utoya dans La Déclaration deBreivik, le jugement des Pussy Riot dans Les Procès de Moscou… Et, pourtant, l’auteur et metteur en scène rejette le terme de  » théâtre documentaire « .  » A mon avis, le factuel n’existe pas dans le théâtre, affirme-t-il. Il y a une vérité de scène, qui existe sur scène. Si on veut du « théâtre documentaire », ce qu’on peut faire, c’est par exemple prendre une pièce de Tchekhov et la monter mot à mot, en russe. C’est-à-dire prendre « un document » et le mettre en scène. Mais dans des pièces comme Five Easy Pieces ou Compassion, il n’y a aucun réalisme. Dans Compassion, j’ai même intégré certains de mes rêves. Un spectacle de théâtre, c’est une construction et ça n’a rien à voir avec le réel.  »

Manifeste

Alors que la première saison élaborée par Milo Rau pour le NTGent (2) sera dévoilée le 18 mai, on peut déjà affirmer que le Suisse ne sera pas, non plus, un directeur artistique comme les autres. Dans les dossiers de son laptop figure un manifeste, aussi prescripteur que celui que les réalisateurs danois Lars Von Trier et Thomas Vinterberg ont rédigé en 1995 pour le Dogme95. Ce document servira de guide, de bible, de garde-fou pour toutes les productions du grand théâtre gantois.

 » Ce manifeste énonce toute une série de règles techniques, explique Rau. La taille de la scénographie, les dimensions du camion dans lequel le matériel doit pouvoir être rangé, le nombre d’acteurs non professionnels qui doivent être sur scène, le nombre de langues qui doivent être parlées, le laps de temps que l’on doit passer en dehors de tout espace théâtral pour faire des recherches et des répétitions… Le spectacle doit être joué dans minimum trois pays, un des lieux doit être une région de guerre ou de crise où il n’y a aucun autre endroit où l’on pourrait jouer dans un rayon de 100 kilomètres. Dans le cas de l’adaptation d’un classique, il est interdit d’utiliser plus de 20 % du texte original. Ce qui était normal pour les Grecs, ou pour Shakespeare. Mais aujourd’hui on ne le fait plus : on a perdu le fait d’être auteur. Comment redevenir auteur à notre époque ? Monter un Shakespeare, je le fais parfois quand je suis vraiment fatigué, quand j’ai besoin de me détendre quelques semaines. On ne peut pas rater un Shakespeare. Si on a de bons acteurs, il faut être vraiment un idiot accompli pour ne pas faire ça bien. Mais on ne peut pas faire que se relaxer. C’est pour cela que ces règles sont là, pour libérer quelque chose de nouveau.  » Un nouvel exemple du refus catégorique de Milo Rau de se faciliter la tâche, de tomber dans la routine. Le monde théâtral gantois, belge et international est aux aguets.

(1) La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) : du 4 au 10 mai au Théâtre national à Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, www.kfda.be.

(2) Cette saison commencera par une production de Rau lui-même, Lam Gods, autour du retable de L’Agneau mystique des frères Van Eyck, exposé à Gand dans la cathédrale Saint-Bavon. La première est annoncée pour le 28 septembre.

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