LA SAINTE ALLIANCE

Il ne s’agit pas seulement de religion, mais véritablement de géopolitique. La rencontre – annoncée en boucle comme historique – entre le pape François et le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe, Kirill, le 12 février, sonne comme le grand réveil d’une conscience chrétienne, qui se conçoit par essence comme universelle (ainsi que l’est le salut). Les deux Eglises, séparées depuis le grand schisme de 1054, ne s’étaient pas officiellement rencontrées depuis un millénaire. En tout cas, pas au niveau du souverain pontife et du patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Car, en 1964, l’autre grande autorité de l’orthodoxie, le patriarche oecuménique de Constantinople (en l’occurrence Athénagoras) et Paul VI s’étaient déjà donné l’accolade, à Jérusalem, avant de lever les anathèmes médiévaux qui pesaient sur chaque Eglise.

Cette fois-ci, il ne s’agit pas spécifiquement d’oecuménisme. D’une part, il existe entre les deux Eglises un enjeu crucial relatif à la situation des chrétiens d’Orient – mais aussi au sujet des grecs-catholiques d’Ukraine, qui ont pris fait et cause pour le gouvernement de Kiev, au grand dam de Moscou. D’autre part, le patriarche russe doit répondre au défi de l’unité religieuse dans la perspective du concile panorthodoxe, qui se tiendra en Crète du 16 au 27 juin 2016. Or, il y a plusieurs sujets de divergence entre les Russes (principale communauté orthodoxe mondiale, mais d’orientation nationale) et le patriarcat grec de Constantinople (oecuménique, très international et concurrent de Moscou sur plusieurs territoires), qui demandent à être aplanis. Cette double dimension, à la fois externe et interne, doit servir de grille de lecture de l’événement ; mais c’est de loin la première qui l’emporte, avec le statut de leader de l’orthodoxie qu’acquiert par la force des choses le patriarche de Moscou.

Par une réalité très cruelle, le XXIe siècle du christianisme est caractérisé par la persécution de ses fidèles partout où ils sont confrontés au dévoiement de la religion musulmane par les islamistes. Du Pakistan au Nigeria, en passant par l’ensemble du Moyen-Orient, leur sort oscille entre la guerre et la survie. Après l’exode massif auquel ils ont été durement contraints en Irak, c’est évidemment en Syrie que leur situation est actuellement la plus dramatique. Ce pays, où ils représentent 10 % de la population, est au coeur de la déclaration commune signée par le pape et le patriarche Kirill, car catholiques et orthodoxes syriens appartiennent à deux sphères qui ne collaborent pas vraiment entre elles, alors même que les deux confessions subissent le même calvaire, tant de la part de certains groupes islamistes (parfois dits  » modérés « ) que de l’Etat islamique. Vivent en Syrie 290 000 catholiques et 242 000 grecs-orthodoxes, sans compter les chrétiens orientaux séparés (Syriaques, Assyriens et Arméniens), qui ne se rattachent ni aux Latins ni aux orthodoxes, mais que la Russie affirme volontiers prendre sous son aile. Dans leur ensemble, les dignitaires chrétiens de Syrie sont effrayés par la perspective de voir le régime d’Assad s’effondrer pour laisser la place aux factions ennemies de l’islam djihadiste, qui ont pour dénominateur commun de s’en prendre aux églises (en maints endroits détruites) et aux lieux communautaires chrétiens. Ce qui tient les chrétiens syriens près de la Russie, seule puissance  » chrétienne  » à intervenir militairement contre les opposants à Assad…

D’où la partie politique, cachée sous les croix pectorales, qui se joue en secret. A ceux qui s’en étonnent, il faut rappeler qu’il existe, depuis 1969, une Organisation de la coopération islamique (OCI), qui regroupe 57 Etats et qui possède même une délégation permanente à l’ONU. Que dirait-on, en Occident comme dans le reste du monde, s’il existait une  » Conférence chrétienne mondiale  » ? La fraternisation entre François et Kirill vise non pas l’unité des Eglises, mais la conjonction de leurs actions contre le péril djihadiste, qui orchestre la disparition de tous les chrétiens du Moyen-Orient pour affirmer une fois pour toutes l’unité – totalement fictive et fantasmée – de la terre de l’islam. Avec un dernier détail : il paraît impensable que Vladimir Poutine (reçu deux fois par le pape) n’ait pas parrainé ce rapprochement. Lequel a savamment été organisé à Cuba, si loin du Moyen-Orient et de l’Ukraine…

par Christian Makarian

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