La plomberie belge : un avenir au Liban ?

Ou comment expliquer les vertus du modèle belge à un pays qui balance entre espoirs démocratiques, amour et haine de l’Occident

Le  » modèle belge  » continue d’intéresser les pays étrangers secoués par des conflits communautaires et désireux de s’engager sur la voie de la pacification. Le député fédéral et ancien ministre des Finances, Jean-Jacques Viseur (CDH), devait animer un séminaire sur ce thème, au Liban, au début de la semaine passée. Il est arrivé dans la capitale libanaise au moment où 10 000 personnes en colère manifestaient leur colère contre l’Occident suite à la publication des caricatures de Mahomet dans plusieurs journaux européens. Il en est revenu secoué, choqué, inquiet sur l’avenir des relations entre le monde occidental et les pays musulmans et, aussi, plus convaincu que jamais des richesses de la cohabitation à la belge, et de l’impérieuse nécessité qu’il y a de l’exporter. Explications.

Le Vif/L’Express : Devoir convaincre de la pertinence du modèle belge dans un pays musulman qui hurle sa colère contre l’Occident, ce doit être un peu compliqué, non ?

E Jean-Jacques Viseur : Compliqué et périlleux, effectivement. Je suis arrivé à Beyrouth le dimanche 5 février, au moment où une foule déchaînée déferlait sur la capitale pour bouter le feu au consulat du Danemark. Dans le quartier chrétien, en plein c£ur de la ville, 2 églises et de nombreux symboles religieux ont été incendiés ou saccagés. Et cela, c’est tout à fait inédit. Même pendant la guerre civile, les musulmans ne s’en sont jamais pris aux lieux de culte chrétiens. Au passage, des vandales excités ont détruit de nombreux véhicules et boutiques. C’était impressionnant, affolant, même. Cela dit, on soupçonne que ces gens, parmi lesquels beaucoup de Syriens, ont bénéficié de la complicité des forces de l’ordre et de l’armée libanaise. Dix mille personnes qui convergent vers le centre de Beyrouth, ça ne passe pas inaperçu… Quoi qu’il en soit, j’ai été choqué par ce spectacle d’une très grande violence, c’est quelque chose qu’on ne peut mesurer que lorsqu’on en a été le témoin direct.

Mais ces événements m’ont aussi grandement servi. Les responsables politiques libanais étaient, pour la plupart, tellement secoués, qu’ils étaient plus que jamais avides d’échanges, de dialogue. Au printemps dernier, avec le retrait de la Syrie du Liban – après une occupation de vingt-sept ans ! -, tous les espoirs étaient permis. Mais, depuis lors, les attentats et les assassinats se succèdent. Et, avec la violence des derniers incidents, la question se pose plus que jamais : le Liban a-t-il un avenir, en tant qu’Etat pacifié, multiconfessionnel et démocratique ? Les responsables politiques que j’ai rencontrés ont été séduits par ma conviction qu’il est possible de renouer un dialogue national, entre les multiples communautés confessionnelles. Avec mon  » collègue  » irlandais, également présent à Beyrouth à ce moment pour y expliquer les évolutions de son pays, nous avons véritablement  » confessé  » les différents groupes politiques. Et l’une des rencontres que nous avons orchestrées a débouché sur un accord entre les aounites (la communauté chrétienne partisane du général Aoun) et les chiites du Hezbollah. La preuve qu’il y a un point de rencontre possible, où le dialogue peut se nouer.

Mais le Liban est un pays immensément plus compliqué que la Belgique…

E Evidemment. Chacun des quelque 4 millions d’habitants de ce pays s’identifie comme Libanais, certes, mais aussi comme chrétien ou musulman et, à l’intérieur de cette référence chrétienne ou islamique, il se réfère à sa  » communauté rituelle  » qui fonctionne comme un groupe ethnoculturel restreint. Le chrétien est maronite, grec orthodoxe, arménien, etc.. Le musulman est sunnite, chiite ou druze. Enfin, suivant qu’il est musulman ou chrétien, il manifeste une attirance pour les mondes culturels arabe ou occidental. Chaque Libanais se réfère donc au moins à quatre strates d’appartenance communautaires. Depuis la fin de la guerre civile, au début des années 1990, et plus encore depuis le départ de la Syrie, le pays du Cèdre veut croire que malgré cette mosaïque de communautés, il y a moyen de créer un Etat multiconfessionnel, multiculturel, un Etat fort pour contenir les velléités nationalistes et séparatistes, mais à l’intérieur duquel les différentes communautés sont protégées et reconnues dans leur identité spécifique. Aujourd’hui, la paix, relative et précaire, se négocie au prix d’un système très rigide, destiné à répartir les responsabilités politiques et les moyens financiers entre les différentes communautés. Ce système sclérosant est appelé à évoluer. Et c’est là tout l’enjeu : va-t-il évoluer vers une société moins  » diversifiée « , ou vers un véritable Etat multiculturel ? La deuxième solution serait évidemment la plus démocratique. Elle suppose une culture du dialogue et un système institutionnel adapté, qui organise des procédures et des lieux de rencontre susceptibles de résoudre les conflits. Et là, je pense que l’expérience des  » plombiers  » belges peut leur être d’un certain apport.

Dans cette partie du monde, l’enjeu libanais dépasse le seul pays du Cèdre, non ?

E C’est cela qui rend le défi tellement passionnant. Si la reconstruction du Liban réussit, ce modèle sera transposable à tout le Moyen-Orient. Quel est l’autre modèle ? L’Etat israélien, qui tend au monoculturalisme, supporte difficilement sa minorité arabe, et dont les frontières sont constamment l’objet d’affrontements. Ce modèle-là est évidemment le plus mauvais pour la région. Si la construction d’un Liban démocratique échouait, on risque de voir se développer partout des logiques purement communautaristes, basées sur les rapports de force et s’accompagnant de revendications territoriales. Les minorités seront exclues d’un peu partout, de manière à façonner des régions mono-ethniques et monoculturelles.

Revenons à l’émoi suscité par les caricatures de Mahomet. Qu’avez-vous ressenti en assistant à ce déferlement de haine à l’égard de l’Occident ?

E Il y a une évidence qui m’a sauté aux yeux. L’Occident ne peut pas continuer à soutenir impunément la dictature de minorités actives et corrompues dans cette région-là du monde, dans le seul but de maintenir son influence et ses intérêts stratégiques ou économiques. La frustration des populations entraîne l’augmentation du fondamentalisme musulman. Et ce d’autant plus que seuls les fondamentalistes ont une vraie politique sociale, les seuls qui se soucient de soulager un peu les souffrances des gens. Leur but est évidemment intéressé. Mais, en attendant, ils le font… Et nous, que faisons-nous ? Nous leur montrons tous les jours le spectacle d’une politique étrangère basée sur deux poids, deux mesures : nous nous inquiétons haut et fort de la bombe nucléaire iranienne, mais nous avons laissé tranquillement Israël construire la sienne, sans broncher. Nous £uvrons pour la tenue d’élections démocratiques en Palestine et puis, lorsque le Hamas est élu, nous déclarons que nous ne pouvons instaurer le moindre dialogue avec lui. Mais, alors, il ne fallait pas exiger d’élections démocratiques !

Sur les caricatures proprement dites, je les trouve particulièrement malvenues. Non seulement on assimile l’islam au terrorisme, ce qui est déjà une simplification odieuse. Mais, en plus, on ajoute une couche au sentiment d’humiliation des populations des pays musulmans. Et quand elles manifestent leur colère, on leur répond :  » Ne touchez pas aux valeurs démocratiques !  » Mais nous, la démocratie, nous la bafouons chaque jour, dans ces pays-là !

Mais que peut être le rôle de la Belgique, là-dedans ?

E Si nous disons haut et fort que l’Europe doit s’autonomiser par rapport aux Etats-Unis, nous rencontrerons un certain écho. Cela dit, l’Europe a raté un rendez-vous avec l’Histoire – et avec le Moyen-Orient – en se montrant incapable d’adopter une Constitution. Mais, à notre petit niveau, la Belgique demeure un véritable modèle pour ces pays-là : je ne m’en suis jamais aussi bien rendu compte que lors de ce  » périple  » libanais. Notre position, au c£ur de l’Europe, nous donne une vraie visibilité, qu’on ne mesure pas toujours chez nous. Et la façon que nous avons de résoudre les conflits entre nos Communautés, au coup par coup et sans violence, représente un véritable espoir pour ceux qui aspirent à la démocratie dans cette région du monde. Je reviens de ce voyage plus convaincu que jamais de la valeur du modèle belge. Et convaincu qu’il ne faut surtout pas le casser…

Isabelle Philippon

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